Au nom de la dette, la plupart des pays occidentaux subissent un terrorisme intellectuel sans précédent : pour les budgets gouvernementaux que les citoyens n’ont décidé que de manière lointaine, par la politique que leurs représentants font le plus souvent dans leur dos, on leur explique qu’« Ils ont vécu au-dessus de leurs moyens ! », et ceci juste après avoir fait bondir la dette pour sauver las banques sous prétexte qu’elles ne nous auraient plus prêté, ne nous permettant plus de vivre à la hauteur de nos moyens. Nous sommes donc trop chiches lorsque les banques veulent placer des prêts rapportant de juteux intérêts et éponger les pertes des précédents, mais trop gourmands lorsque nous bénéficions de nos salaires ou de nos prestations sociales. Mais qu’en-est-il de l’argument qui nous est présenté comme imparable : l’insoutenabilité de la dette ? Deux choses sont à distinguer : le défaut et l’inflation.
1. Le défaut de paiement
La première chose à laquelle on pense lorsqu’on évoque une insoutenabilité de la dette, c’est au défaut de paiement. L’État n’aurait tout simplement plus les sous à débourser pour honorer ses engagements. C’est ce scénario qui a tenu en haleine les États-Unis cette année, ne trouvant une solution provisoire au Congrès qu’in extremis.
Mais un État émetteur souverain de sa monnaie peut-il faire défaut ? Être un émetteur souverain signifie disposer entièrement du pouvoir d’émission de cette monnaie ; en pratique, c’est ne pas être conditionné par toute autre source d’approvisionnement : la monnaie doit-être flottante, tant vis-à-vis de l’or (c’est-à-dire que le prix de l’or fluctue dans cette monnaie), que d’une monnaie étrangère même souveraine (taux de change variant au grès des volontés des acheteurs et vendeurs libres de ces devises), etc., bref, elle ne doit s’encombrer d’aucune contrainte autre que d’être acceptée en paiement auprès de l’État émetteur. C’est le cas de nombreux pays comme les États-Unis, la Suisse, l’Australie, le Danemark, l’Afrique du Sud, l’Argentine, la Nouvelle-Zélande, la Suède, le Brésil, le Royaume-Uni, le Japon, le Canada, Taïwan, et la plupart des pays à travers le monde… Un tel État peut-il faire défaut ? Non, bien sûr. Dans ce cas de figure, s’il ne paie pas, c’est par un pur choix arbitraire, car il ne peut pas plus être à court de monnaie qu’un arbitre de sport n’est à court de points à distribuer. Personne ne peut obliger cet État à faire défaut. Et c’est bien ce qu’affirmait en filigrane le débat au Congrès !
En effet, le débat se résumait au dilemme suivant : soit on vote le relèvement du plafond de la dette et on continue, soit on ne le vote pas et on fait défaut pour s’assurer de finances-saines-qui-ne-mènent-pas-à-la-faillite. Sachant que le simple vote d’un Congrès suffit pour que le plafond de la dette ne soit plus, il est évident pour tous que la contrainte était artificielle, que l’État se l’imposait lui-même sans aucune justification technique, par pur jeu politique. Et effectivement, une fois le plafond de la dette relevé, les États-Unis ont continué à payer, sans plus de considération comptable pour le psychodrame politique. Quant à la seconde proposition de l’alternative, elle est encore plus absurde : faire faillite, c’est fondamentalement faire défaut ; donc, sous prétexte de ne pas faire défaut (ce qui est présenté à juste titre comme la calamité suprême), il est décidé de faire défaut en ne relevant pas le plafonds de la dette ! Et comme concession pour ne plus défendre cette position absurde, les Républicains ont obtenu au moins en principe de nouvelles coupes budgétaires, c’est-à-dire de l’argent qui n’est pas versé par l’État. Autrement dit, pour ne plus avoir cet obstacle artificiel juridico-politique poussant au défaut, ils exigent du gouvernement qu’il fasse l’équivalent par le budget : car dans les deux cas, l’argent de l’État n’arrive pas. Et cela alors que la cause première, la possibilité d’un défaut pour raison financière, était strictement impossible ; les effets du défaut sans ses causes ! Les Républicains sont les meilleurs amis du défaut de paiement.
Voici la confession d’un Nobel d’économie, Paul Samuelson, sur la prétendue nécessité d’équilibrer les comptes plutôt que d’accumuler des déficits successifs :
Je pense qu’il y a un élément de vérité dans l’opinion que la superstition assurant que le budget doit être équilibré en permanence, une fois éventée, enlève une des sécurités que toute société doit avoir contre les dépenses hors contrôle. Il doit y avoir une discipline dans l’allocation des ressources ou vous aurez un chaos anarchique et inefficace. Et une des fonctions d’une religion ancienne manière était d’effrayer les gens avec ce qui pourrait être vus comme des mythes afin de se comporter de la manière qu’une civilisation à long terme requiert. […] Maintenant j’en viens à croire que, si je puis paraphraser, apprenez la vérité et la vérité aidera à vous rendre libre et peut-être même efficient.
Blaug Mark, John Maynard Keynes : Life, Ideas, Legacy, St. Martin’s Press, New York, 1990, 95 p., p. 63– 64
Ce qui nous mène à la seconde objection contre l’accumulation de déficits, donc de dettes, par l’État : l’inflation. C’est-à-dire qu’en dépensant à tout va, l’État créerait plus de monnaie que nécessaire et cette monnaie excessive surenchérissant sur ce qui existe déjà, les prix montent pour les mêmes services, et chaque pièce ou billet vaut moins. C’est le plus souvent présenté comme un défaut déguisé.
2. L’inflation
L’accumulation de la dette publique peut-elle mener à l’inflation incontrôlée, voire l’hyperinflation de la République de Weimar ou du Zimbabwe (jusqu’à 231 000 000 % d’inflation en vitesse de pointe !) ?
Comme nous l’avons vu au chapitre 3 de la série Les bases, et comme l’ont confirmé les experts de la BRI, il ne suffit pas de gonfler les bilans des banques en réserves ou en d’autres actifs d’État équivalents, ici les bons du Trésor (dette de l’État), pour que l’économie réelle voit une avalanche de crédit lui tomber dessus et dérégler les prix. Il faut pour cela que ces crédits soient voulus par le secteur privé et que ces emprunteurs soient jugés suffisamment fiables par les banquiers prêteurs. Or, et contrairement au mythe de commentateurs financiers lançant de démagogiques « La finance, les fonds de pensions, c’est chacun de nous, c’est tout le monde. », la monnaie n’arrive pas aussi facilement dans les poches des consommateurs ; l’inflation est un mécanisme que je développerai dans un autre billet et qui est particulièrement retors. Voici quelques exemples historiques d’endettement sans inflation :
La France de l’entre-deux-guerres avait stabilisé le franc et sa dette à hauteur de 140 % du PIB sans difficulté particulières. Bien au-delà des 100 % du PIB censés sceller notre désespoir. Le Japon actuellement, connait une dette publique supérieure à 200 % du PIB, au lieu d’hyperinflation, il connaît une légère déflation (baisse des prix). Le trio d’auteurs Cécile Bastidon Gilles, Jacques Brasseul et Philippe Gilles dans leur Histoire de la globalisation financière note que les consols britanniques montèrent jusqu’à 260 % sans que le système ne s’effondre ni ne cause une hyper-inflation. Comme le reconnaissent nos trois auteurs, personne ne connait vraiment le niveau d’insoutenabilité de la dette, ni s’il y en a un… L’arbitraire des critères de Maastricht est confirmé de manière croustillante par Guy Abeille dans un article de La Tribune (via Les Crises, avec l’article complet).
Certains esprits peu éclairés arguent que le Japon peut se permettre d’être aussi endetté parce que sa dette est détenue pour l’essentiel par les Japonais eux-mêmes. En quoi une dette est plus susceptible de faire défaut ou d’être dépréciée par l’inflation si elle est détenue par des mains étrangères plutôt que nationales ? Quelle différence entre le statut d’utilisateur nationale de la monnaie face à l’émetteur de la monnaie d’une part, et d’autre part celui d’utilisateur étranger de la monnaie face à l’émetteur de la monnaie ? Je n’ai jamais pu trouver une explication valant la peine d’être mentionnée.
Plus encore, si on désire que l’État aie une maîtrise plus saine de l’échéancier, on peut lui retirer l’obligation d’emprunter le montant de monnaie qu’il crée afin de le laisser simplement la créer puis la taxer en temps utiles. Pour des raisons de politique de taux directeurs, la Banque Centrale a néanmoins besoin de substituer un certain montant de cette monnaie par un actif alternatif portant intérêt. Elle a donc besoin de jouer entre les réserves et les bons du Trésor. Si on fait abstraction des dénominations pour ne s’intéresser qu’au fonctionnement de ces deux actifs, l’un est une reconnaissance de dette, un montant de taxes « prépayées » ne portant pas intérêt, et l’autre est une reconnaissance de dette portant intérêt, échangeable à terme contre ladite monnaie mais aussi à tout moment puisque le rôle de la banque centrale est justement d’assurer la liquidité de cet actif. Donc le bon du Trésor est la même reconnaissance de dette mais portant intérêt. Quant au taux versés sur la dette publique, que mon lecteur ne s’inquiète pas : un État souverain maîtrise parfaitement ces taux, c’est justement le rôle de sa banque centrale que de régler les taux d’emprunt à partir d’un taux de référence (appelé « taux directeur ») : on peut le constater empiriquement sur des graphiques nets et sans bavures tant pour le marché interbancaire que pour celui de la dette publique. Ceux qui prétendent qu’avec une crise, un État souverain peinera à « se financer » et devra emprunter plus cher pour « trouver des épargnants acceptant de lui prêter » content une divertissante sornette sans rapport aucun avec la réalité des systèmes monétaires de ces États.
4. Le commerce extérieur < Série Les Bases > 6. La stabilité des prix
Quand viendra le moment de la liquidation générale de la dette (qui ne devrait probablement pas trop tarder), alors les limites de l’endettement souverain paraîtront moins ésotériques que vous ne le suggérez… :)
Il n’y a rien d’ésotérique : lorsque la dette parvient à maturité, l’État souverain crée la monnaie pour la payer. Tout simplement. Cette monnaie fait partie du déficit. Lorsque le secteur privé a assez d’argent et que l’inflation pointe le bout de son nez, le budget contracyclique (cf Les Bases n° 6) réduit le déficit et assure la stabilité des prix. Voilà tout.
En fait, si le néochartalisme paraît ésotérique, c’est parce que nous avons tellement été habitué à nous fourrer dans le crâne qu’il fallait que tout le monde équilibre ses comptes, que nous nous retrouvons avec un serpent qui se mange la queue : tout le monde doit trouver de l’argent chez tout le monde, c’est-à-dire nulle part.
je peux être d’accord avec ce que vous écrivez-là. Le problème d’un défaut d’état peut ainsi être évité, bien sûr, mais vous n’éviterez pas une déflation durable dans la mesure où, comme au Japon, cette monnaie supplémentaire ne circule pas et s’accumule dans des poches privées.
Cela n’évite pas non plus le poids écrasant du service de la dette privée (quand la dette publique coûte même quasiment rien!
Car, même dans une telle situation où la monnaie centrale est obtenue gratuitement, les banque ne la prêtent jamais entre elles à au moins 3%, et cela est beaucoup quand l’inflation est nulle.
Autrement dit, l’effet de relance est nul et la rente du capital préservé!
Pourquoi c’est ainsi?
Parce que les banques doivent continuer à financer l’économie et, pour ce faire, elles doivent collecter les dépôts, et elle n’aura les dépôts des particuliers ou autres placement rémunérés justement que moyennant la rémunération d’intérêts, appelée encore intérêt monétaire net ou prime de (renonciation à la) liquidité. Sans quoi,la thésaurisation irait encore plus loin et la relance serait nulle!
Il ne me semble pas que ni le Japon ni les USA se soient donnés les moyen de résoudre ce problème, et l’écart en créances et dettes, entre riches et pauvres, continue de se creuser selon un écartement exponentiel redoublé. Cela n’évitera en rien de grosses insolvabilités à venir et une spoliation toujours possible par le déclenchement toujours possible d’une hyperinflation incontrôlable (même peu probable quand tous vont se refinancer sur ce mode-là.
Votre proposition est meilleure que l’eurosystème actuel, mais elle ne va pas assez loin dans l’implication des écarts de richesses et de la rente du capital comme causes de la crise de la dette.
Pour moi, sans SMT (et donc aussi sans aucun risque d’inflation!), votre système ne marchera pas vraiment pour résoudre la crise sociale.
Je remarque qu’au Japon, en régime déflationiste depuis plus de vingt ans déjà, malgré l’arrosage en continue (comme Fukushima?) avec de la monnaie centrale liquide, les écarts entre riches et pauvres se creusent comme ailleurs par le jeux des intérêts et des intérêts des intérêts, et il y a de plus en plus de grande pauvreté dans ce pays prospère.
Merci de me répondre
Dans la suite de la série Les Bases, vous apprendrez que ce n’est pas, ou très peu, le déficit par versement des intérêts de la dette qui stabilise l’économie, et que les néochartalistes sont loin d’être naïfs au point de croire qu’il suffit de laisser ruisseler tout cela. Le budget de l’État est heureusement bien plus vaste, et avec des initiatives type EDR (cf Les Bases n° 8) ou Revenu de Base, on peut s’assurer que l’accumulation des rentiers ne coule pas l’ensemble de l’économie…
Et en plus, en système néochartaliste, tout le monde peut épargner autant qu’il le souhaite.