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5. Vers la symbiose ?

Il me faut conclure la série sur le libéralisme comme religion séculière. Comme le sujet nécessiterait énormément de recherches supplémentaires pour donner et un diagnostic et des propositions de solutions pleinement satisfaisante, ce billet donnera l’impression d’un bilan d’étape plutôt que d’une fin, mais la forme du blog se prête — je m’en rends de mieux en mieux compte avec l’expérience — assez mal à la recherche. Billet promis, biller dû.

Donc, nous n’échappons toujours pas vraiment à la religiosité. Que ce soit celle traditionnelle et « bien identifiée » ou cette étrange religiosité séculière, cette religion de néant, qui demeure l’un des angles morts de notre pensée. Comment donc éviter que notre religiosité « s’ignore pour telle, ou, mieux, se nie pour telle », comme l’a dit Gauchet ?

L’une des solutions proposées est d’éradiquer toute religiosité « une bonne fois pour toute », considérant que la religiosité est le problème, ou au moins qu’il n’y a aucune solution que la religiosité soit seule à apporter mais que certains problèmes ne puissent être éradiqués sans elle avec. Ce programme d’athéisme militant a sans cesse été renouvelé, mais jamais réalisé. Déjà, il y a deux siècles on pouvait le constater, et Alexis de Tocqueville, le plus universellement admiré des penseurs de la démocratie, nous écrivait :

En France, on attaqua avec une sorte de fureur la religion chrétienne, sans essayer même de mettre une autre religion à sa place. On travaillait ardemment et continûment à ôter des âmes la foi qui les avaient remplies, et on les laissa vides. Une multitude d’hommes s’enflammèrent dans cette ingrate entreprise. L’incrédulité absolue en matière de religion, qui est si contraire aux instincts naturels de l’homme et met son âme dans une assiette si douloureuse, parut attrayante à la foule. Ce qui n’avait produit jusque-là qu’une sorte de langueur maladive engendra cette fois le fanatisme et l’esprit de propagande.

de Tocqueville Alexis, L’ancien régime et la Révolution, Gallimard, Paris, 1967 , 378 p., p. 243-244

Car telle est en effet la terrible alternative de l’athéisme. Soit l’athée ne croit plus en rien et la manifestation en est évidemment la dépression, la « langueur maladive », l’« assiette si douloureuse », comme nous la qualifie Tocqueville. Soit l’athée croit en quelque chose, que ce soit la Plaisir, la Raison, le Communisme, ou tout autre chose, et il devient aussi incapable de se ressaisir en cas d’erreur que le plus obtus des croyants « traditionnels », et n’a plus cette instance supérieure qui lui dicte qu’il ne comprend pas tout, dont il sait qu’il peut lui révéler des surprises. Les religieux séculaires, ceux qui se leurraient sur le nihilisme de leur foi, ont infligé un démenti particulièrement sanglant à la thèse du religieux source de tous les fanatismes que nous ont légué les Lumières. Les totalitarismes ont fait passer les régimes passés pour des merveilles de retenue et de douceur. Le libéralisme ne s’en sort qu’à peine mieux : dénonçant convulsivement tout risque de sombrer dans un tel abîme, il inhibe toute initiative collective donc toute capacité à se ressaisir, à faire front contre de tels monstres historiques. À défaut d’en être à part entière, le libéralisme les suscite par la détresse dans laquelle il plonge et par la faiblesse de sa réponse. Ce sont des économies de guerres lourdement étatisées, des communautés fortement encadrées et suffisamment solidaires qui ont pu faire face, pas un « marché libre et spontané », et c’est encore le retour de l’État durant les Trente Glorieuses qui a évité que ce qui restait de démocratie n’aborde la lutte à mort avec le communisme dans les mêmes conditions que les années 1930.
L’actuel retour du libéralisme signe, justement, aussi le retour de ces dépressions majeures qui laissent comme collectivement impuissants, avec ce fantôme d’État insuffisant pour être autre chose qu’une impuissance publique mais suffisant pour nous remémorer que nous n’avons pas à rester atomisés et sans espoir.

Plus proche de nous, Sartre constatait avec dépit que « nous sommes tous catholiques » encore après la guerre. Et parmi les contemporains, nous pouvons citer Michel Onfray, avec sont Traité d’athéologie, où il nous explique que les religions et en particuliers les monothéismes sont la source du mal, et que l’athéisme nous en libérera même s’il est encore à définir, le Traité d’athéologie invoquant qu’advienne enfin un traité d’athéologie. Un vœu pieux manifestement.

L’éradication de toute religiosité en l’humain est donc exclue, tout comme sa dissimulation, qui pose trop de problèmes aussi nous l’avons vu.

Une autre alternative consisterait à un retour inconditionnel du religieux. La fameuse « sainte ignorance » comme l’appelle judicieusement Olivier Roy. Ce n’est évidemment pas moi qui vais prôner un tel dédain pour la raison. Ce blog montre plus que suffisamment à quel point j’aime bien compléter mes intuitions par des élaborations rationnelles s’enchaînant solidement à partir des faits. Surtout, la « sainte ignorance » ne s’est pas révélée très praticable au cours des millénaires. Manifestement, si dieu s’ingère dans nos vies, ce n’est pas au point de nous dispenser de toute responsabilité organisationnelle, loin de là. Donc, il faut pour se guider, de toute façon, s’aider de la raison. Je croirais à la vanité absolue de la raison le jour où les croyants n’auront besoin ni de théologiens, ni de juristes ni de quoi que ce soit de formel généré ou entretenu par leurs volontés.

De ce deux impossibilités résultent la seule voie praticable : il faut veiller et nourrir sa religiosité pour être capable de s’émerveiller, de croire qu’on a pu saisir quelque chose d’essentiellement vrai et bon et qu’on peut en conséquence agir et poursuivre un but avec un sain espoir de bonheur. Plutôt que d’errer en vain. Et ceci tout en sachant confronter les choses les unes contre les autres afin de traquer l’erreur et le dévoiement, d’empêcher le désastre de survenir ou de s’installer à partir de nos élans. La condition indispensable d’une telle symbiose est évidemment de reconnaître, sans tricher, ce qui ressort du sentiment religieux, de la croyance, de ce qui ressort de la démonstration univoque. Par exemple, sans mentir sur le caractère rationnel ou non de tel aspect d’une démonstration, sans désirer une chose au point d’en décréter la réalité, toujours avec une parfaite lucidité sur les choses. Une gageure, assurément.

C’était donc mon dernier billet sur le libéralisme comme religion séculière. Du moins avant très longtemps. Ce qui en rassurera beaucoup sans doute.

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Le non-multiplicateur monétaire

Tout le monde connait la rhétorique en faveur de l’assouplissement quantitatif, qui remonte au moins à Milton Friedman : la banque centrale achète des actifs sur le marché secondaire et les devises nationales ainsi laissées dans le circuit bancaire permettraient de solder toute une flopée de nouveaux crédits, donc de générer autant d’activités supplémentaires. Friedman est même relativement précis. Le multiple de crédits générés selon lui est fixe, quoiqu’il concède des « délais variables » autour de six mois pour que la chose se réalise. Cette théorie s’est trouvée prise en défaut à peu près partout, mais le plus bel exemple d’échec est sans doute la tentative d’application du remède Friedman par le Japon au début des années 2000, très bien analysé par un expert de la BRI. Depuis que les gouvernements à travers le monde rejoignent le Japon et essaient la même solution tout aussi en vain, nous disposons d’encore plus de confirmations, dont en voici une qui me parait assez spectaculaire :

Il s’agit du fameux multiplicateur monétaire tel que calculé par les équipes de recherches de la Federal Reserve Bank de Saint Louis. Toutes les deux semaines, ce multiplicateur donne le nombre moyen de dollars à crédit soldés avec un dollar américain officiel fourni par le Federal Reserve System. Plus le multiplicateur est élevé, plus il y a de crédits soldés avec peu de dollars ; plus le multiplicateur est faible, plus les crédits privés ne profitent pas des dollars disponibles pour solder leurs comptes. De plus, une courbe horizontal, ou oscillant légèrement autour d’un tel axe horizontal, confirmerait la thèse de Friedman, tandis qu’une courbe avec des tendances lourdes tant à la baisse qu’à la hausse infirme la thèse de Friedman.

Multiplicateur monétaire descendant inexorablement depuis plus de 3 jusqu'à moins de 1.

Non seulement des tendances de beaucoup plus que six mois se font sentir — comme la baisse de mi-1986 à début 1990 — mais plus encore, ce qui frappe le plus est l’effondrement abrupt de la courbe fin 2008. C’est le moment où la Fed renfloue à toute vitesse les banques de Wall Street. Or, le multiplicateur monétaire ne s’en est jamais relevé. Non seulement l’injection massive de dollars a fait chuter le multiplicateur monétaire, mais en plus il ne s’est relevé ni pendant ni après, même six mois plus tard, même plusieurs années plus tard. Pire encore, le multiplicateur monétaire est inférieur à 1. Il ne multiplie plus rien du tout, il divise même. Cela signifie que les banques ne soldent rien à crédit, qu’il leur suffit de payer cash. Il n’y a pas de crédits supplémentaires enfin possibles par cet assouplissement quantitatif. Sinon, on ne verrait pas cette chute sur la courbe : il y aurait eu toujours environ 1,5 dollars de crédits soldés pour chaque dollar injecté par la Fed et la courbe aurait poursuivi l’horizontale des années précédentes.

Conclusion, et quoi qu’en disent Bernanke et tous les autres, si reprise il y a aux États-Unis, ce n’est pas grâce à la Fed qui n’est pas motrice dans cette histoire. Ce sont les déficits publics qui font tout le travail, et ça explique aussi pourquoi l’austérité budgétaire déprime si facilement l’économie.

Note :

D’après les définitions fournies par la Réserve Fédérale de Saint Louis, l’essentiel du multiplicateur résulte des dépôts à vue des particuliers. Ces derniers ont donc confirmation que les dollars de la Fed ne ruissellent pas depuis Wall Street jusqu’à Main Street. La bonne nouvelle, c’est qu’en cas de ruée bancaire, il est possible pour le système de régler l’ardoise (mais à quelle banque restante et qu’arrivera-t-il aux dépôts non-immédiatement disponibles, plans d’épargnes et autres ?).

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Deux phrases qui expliquent la crise et à quel point elle était facile à éviter

Article de William Kurt Black, criminologue et économiste, originellement posté sur New Economic Perspectives.

Tout le monde devrait lire et comprendre les implications de ces deux phrases d’un rapport de 2011 de la Commission d’Enquête sur la Crise Financière (Financial Crisis Inquiry Commission, FCIC).

De 2000 à 2007, [les évaluateurs] ultimement portèrent une pétition aux officiels de Washington ; signée par 11 000 évaluateurs… elle accuse les prêteurs de presser les évaluateurs pour certifier des prix artificiellement haut sur les propriétés immobilières. Selon la pétition, les prêteurs mettaient « sur liste noire les évaluateurs honnêtes » et réservaient les affaires aux seuls évaluateurs qui atteindraient les objectifs de prix désirés

(FCIC 2011: 18).

Ces deux phrases nous en disent plus sur les causes de la crise, et combien il était facile de l’empêcher, que tous les livres publiés sur cette crise — réunis. Voici dix implications clés.

  1. Les prêteurs extorquent aux évaluateurs des estimations surévaluées.
  2. Aucun prêteur honnête ne surévaluerait une estimation, cette grande protection du prêteur contre les pertes.
  3. Les prêteurs sont la source essentielle des fraudes hypothécaires.
  4. Les prêteur n’étaient pas seulement fraudeurs, mais suivaient la même « recette » de « direction comptable frauduleuse ». Ils fabriquaient délibérément d’énorme quantité de prêts mauvais.
  5. Cela ne pouvait être fait sans que les PDGs ne le sachent. L’une des plus merveilleuses choses lorsqu’on est PDG est la capacité de communiquer avec les employés ou agents sans laisser une incriminante piste de papier. Les PDGs sophistiqués opérant de vastes fraudes comptables peuvent utiliser les choix d’affaires, de personnels et de primes pour envoyer trois messages clés : (a) vous ferez beaucoup d’argent si vous rapportez des résultats exceptionnels, (b) Je me fiche que les rapports soient soient vrais ou frauduleux, et (c) si vous ne rapportez pas des résultats exceptionnels ou si vous empêchez à des prêts d’être approuvés en insistant sur des garanties effectives et des évaluations honnêtes vous souffrirez et vos efforts seront annulés. La pétition des évaluateurs fut accomplies au cours de sept années. Même en supposant, à rebours des faits, que le PDG n’a pas conçu le plan pour surestimer les évaluations les PDGs savaient qu’ils fabriquaient d’énormes quantités de prêts « menteurs » avec des estimations frauduleuses. Il est facile pour un un PDG d’arrêter le prêt et l’évaluation massivement frauduleux. Où la fraude sur l’estimation était courante elle n’était faite qu’avec le soutien des PDGs.
  6. La création de prêts frauduleux génère une dynamique de Gresham (l’éthique mauvaise supplante la bonne éthique dans le marché ou la profession parce que les tricheurs prospèrent) au sein des prêteurs. Le PDG des prêteurs qui suivent la « recette » pour la fraude peuvent compter sur trois « choses sûres ». Le prêteur rapporte des revenus exceptionnels à court terme. Les responsables des contrôles seront rapidement riches par les modernes primes pour cadres. Le prêteur subira (plus tard) des pertes sévères. Les responsables des contrôles des prêteurs honnêtes rapporteront un revenu bien moindre et recevront beaucoup moins de primes. Le directeur financier aura peur de perdre son boulot avec raison. Cela pervertit les forces du marché et démultiplie les directions frauduleuses.
  7. La dynamique de Gresham et la « recette » pour la fraude peuvent causer une énorme expansion des mauvais prêts. cela peut hyper-gonfler une bulle financière. La bulle croissant la recette pour la fraude maximalise encore plus la richesse des cadres supérieurs immoraux. Le commerce comporte un dicton qui explique pourquoi les bulles sont si criminogènes — « un prêt qu’on roule n’encourt pas de pertes ». Les prêteurs frauduleux refinancent leurs mauvais prêts et rapportent des profits (fictionnels).
  8. Une fois les prêts frauduleux émis, ils ne peuvent être soignés. Il n’y a pas d’exorcistes des prêts. Toutes les reventes de l’hypothèque (ou des revenus de l’hypothèque) sur le marché secondaire requerra des fraudes supplémentaires et transférera les pertes mauvais actifs avec un risque accru de pertes. (Pas tous les prêts hypothécaires créés frauduleusement feront défaut et subiront des pertes, mais un portfolio de tels prêts a un risque tellement plus élevé de perte que la valeur attendu du portfolio est négative.) Les prêts menteurs ne « deviennent » pas mauvais ; ils sont frauduleux de manière endémique lorsqu’ils sont créés et les prêts hypothécaires créés sur la base d’estimations délibérément surévaluées sont toujours frauduleux. Seule la fraude comptable, échouer à fournir des provisions pour pertes sur prêts et locations (allowance for loan and lease losses, ALLL) lorsque les prêts furent faits, peut produire le revenu fictionnel qui propulse le schéma de fraude.
  9. La dynamique de Gresham qui nous cause la peine la plus dévastatrice en tant que régulateurs est celle que les responsables contrôlant les prêteurs frauduleux créent délibérément au sein des évaluateurs. Ils ont créé la liste noire pour forcer les plus honnêtes des évaluateurs. Les prêteurs frauduleux, bien sûr, n’ont pas à suborner effectivement tous les évaluateurs ou même la plupart des évaluateurs afin d’optimiser leurs fraudes. Une minorité assez petite d’évaluateurs subornés peut fournir toutes les estimations surévaluées requises. Les évaluateurs honnêtes perdront beaucoup de revenus et beaucoup seront éliminés de la profession par la perte de revenus ou parce que la dégradation de la profession les dégoûte. Ces professionnels non-riches, les évaluateurs éthiques, étaient blessés par les PDGs fraudeurs parce que les évaluateurs ont délibérément choisi l’honnêteté plutôt que la maximisation de leurs revenus. Les PDGs des prêteurs et les responsables et agents qu’ils ont induit (par une combinaison d’extortion et de pôts-de-vin de fait) à assister leurs fraudes ont choisi de maximiser leurs revenus à travers la fraude.
  10. Le gouvernement américain n’a rien fait en réponse à la pétition des évaluateurs avertissant de la liste noire d’évaluateurs honnêtes. La haine anti-régulatrice des chefs des agences fédérales des banques contre tous régulateurs effectifs a causé leur inaction en réponse à la pétition des évaluateurs. Les anti-régulateurs n’ont rien fait pendant des années, tandis que les évaluateurs signataires croissaient par milliers et que les études et investigations confirmaient leurs avertissements concernant les prêteurs extorquant des estimations surévaluées aux évaluateurs. Les évaluateurs ont mis les anti-régulateurs au courant de la fraude épidémique durant sept ans depuis 2000.

[Édition du 11 juillet] Black a écrit une suite : Heeding the Appraisers’ Fraud Warnings Would have Prevented the Crisis

[Édition du 15 juillet] Black a écrit une autre suite : Why did the Fed Refuse to Heed the Appraisers, Prosecutors, and Industry’s Fraud Warnings?

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4. À la recherche d’une alternative

J’aborde maintenant la partie que je redoute le plus de ma série sur le libéralisme comme religion séculière : penser l’alternative. Penser le plus profond de l’existant recèle une facilité que penser l’alternative n’a pas : le fait d’être existant, justement, de pouvoir s’imprégner du retour du réel. Au contraire, penser l’alternative force à plus ou moins « imaginer le réel », exercice de haute voltige…

Le plus efficace que j’ai pu trouver consiste à poursuivre sur ma lancée, c’est-à-dire à prendre le libéralisme comme contre-exemple, pour simultanément incarner et ancrer le plus possible ce que je veux dire, et dégager progressivement l’alternative du libéralisme qui nous sert actuellement d’horizon collectif, et non une de ses applications prétendument indigne du « vrai libéralisme ». L’exemple que j’ai choisi concerne une fonction des plus importantes : l’éducation.

Il convient de reconnaître que l’éducation générale n’est pas seulement, ni même peut-être principalement, une question de diffusion du savoir. Un besoin réel de références communes existe, et quand bien même à trop insister sur ce point, on risque d’être conduit à des conclusions antilibérales, il serait impossible de vivre en coexistence paisible si des références communes de moralité n’existaient pas. Si dans les communautés établies depuis longtemps, et dont la population est majoritairement indigène, un tel problème ne risque guère d’être sérieux, il en est d’autres, comme les États-Unis pendant la période d’immigration intense, où il peut le devenir. Il semble à peu près certain que les États-Unis n’auraient pas été « creuset d’assimilation » et auraient connu de graves difficultés sans la politique délibérée d’« américanisation » menée au moyen du système des écoles publiques.
Le fait que toute éducation doive forcément être guidée par certaines valeurs représente néanmoins une source possible de dangers réels dans tout système d’éducation publique.

von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 375-376

Donc, pour le bon fonctionnement même d’une société libérale, et le tissu social n’étant pas une chose spontanée et naturellement assurée, mais un ensemble laborieusement construit d’adhésions et de collaborations à un tout fédérateur, il faut s’assurer de la transmission efficace de cet idéal commun et de son fonctionnement à tous. Au risque de « conclusions antilibérales », dixit Hayek lui-même. Même la foi dans la liberté requiert une éducation en ce sens. Les libéraux sont extrêmement tentés de nier le problème d’une aventure commune dans laquelle on est embarqué plus ou moins de bon gré, mais dans laquelle on est par la force des choses, et qui demeure néanmoins en des mains humaines. De fragiles mains humaines. Il n’y a qu’à voir toute l’éducation faite sur l’antiracisme ou plus récemment sur la théorie de genre pour comprendre que l’égalité indifférenciée de tous promise par la liberté n’est manifestement pas naturelle, même aux yeux de leurs promoteurs.

Mais il y a pire, comme les partisans de la liberté sont pris dans cette contradiction entre d’une part « laisser faire » les choses pour qu’elles s’harmonisent d’elles-mêmes et d’autre part la construction délibérée de structures sociales visant à influer sur le cours de ces « libres » choses, donc pouvant facilement être accusées de les fausser, ces partisans n’ont aucune consistance intrinsèque. Contrairement à ce qu’ils revendiquent. Seulement deux pages plus loin, voici ce qu’écrit le même Hayek :

Dans les États multinationaux, le problème de déterminer qui doit diriger le système éducatif devient facilement le point de friction le plus sensible entre les nationalités. Pour quelqu’un qui a vu cela se produire dans un pays comme l’ancienne Autriche-Hongrie, la thèse selon laquelle il peut être préférable qu’à la limite certains enfants vivent sans recevoir d’éducation officielle, plutôt que de risquer d’être tués dans les combats pour décider qui dirigera cette éducation est très pertinente.

von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 378

Pause. Prenons le temps de contempler la solidité de l’édifice libéral. Première étape, oui, les citoyens n’adviendront pas tout seuls, il faut les développer délibérément en ce sens dès l’enfance. Deuxième étape, dès que cet indispensable effort a échoué à empêcher l’émergence de communautés dissidentes un peu fortes, il faut se demander si ne serait une meilleure option, capituler en préférant l’obscurantisme et la communauté par une masse inculte aux mains de quelques minorités cultivés se les disputant.

Il y a quelque chose de profondément puéril dans le libéralisme, qui est le refus du tragique, pourtant omniprésent dans l’Histoire, et quelque chose de profondément salaud aussi, qui est la manie de se décharger de ce tragique sur le dos des autres. Des libéraux se croient très malins de citer la formule de Bastiat « L’État est la fiction à travers laquelle tout le monde essaie de vivre au dépends de tout le monde. », mais ils ne réalisent pas que le libéralisme est la fiction à travers laquelle tout le monde rejette le nécessaire rôle de lien commun, d’État, sur tout le monde.

Pourtant, je suis loin d’être un inconditionnel des hussards noirs de la République, surtout de ce qu’il en reste à l’heure actuelle. Je crois que la meilleure solution consiste pour la communauté à se penser comme telle et à développer et à assumer des constructions visant à renforcer la solidarité, et à régler la liberté sur ce principe, c’est-à-dire à exiger d’elle qu’elle fasse aussi bien, quoiqu’à sa manière. Dans le cas de l’école, cela signifierait par exemple un programme de notions, de savoirs, et de savoir-faire à apprendre à chaque étape et le versement d’un chèque scolaire à tout enfant scolarisé où que ce soit ayant atteint l’objectif. Il faudrait nuancer, on pourrait par exemple abaisser le seuil de versement si l’élève était extrêmement faible avant son entrée dans l’établissement et qu’il a beaucoup progressé quoique pas assez encore. De même pour les objectifs : ils doivent être un programme étayé complet et bien découpé en étapes pour aboutir à un citoyen équilibré, apte, critique mais constructif… Autant dire qu’il y a un colossal travail à effectuer.
Néanmoins, nous apercevons ici clairement que nos tentatives pourraient ne pas être les éternelles victimes du nihilisme libéral simplement en assumant qu’une civilisation se construit et que cette construction doit être défendue en soi, que les améliorations, les reconstructions, ne peuvent être une simple histoire de suppression. Comme ailleurs la régulation de la finance par exemple.

La portée de ce que je viens d’énoncer est encore plus limitée, en vérité. Car elle ne concerne pas ce qui nécessite une interdiction. Là aussi, le libéralisme se révèle lamentable quoiqu’au ralenti. Prenons l’exemple de la drogue. La drogue est tellement nocive, tellement incapable de produire la société harmonieuse par la fuite du réel qu’elle permet, que la vague pro-stupéfiants des années hippies a presque totalement reflué. Rares sont les artistes ou « penseurs » qui encore aujourd’hui affirment qu’on peut construire une société sur le plaisir de la drogue. Pourtant, face au désastre croissant de la société libérale contre la drogue, beaucoup sont tentés de maquiller leur échec en une dépénalisation venant accompagner « le sens de l’histoire », dépénalisation honteuse qui sera vite présentée comme une fière libération, comme à l’accoutumée. Déjà Milton Friedman le libéral reconnaissait volontiers les effets nocifs de la drogue, mais refusait toute interdiction parce qu’il était impensable selon lui que l’argent du contribuable puisse servir à empêcher que quelqu’un abîme sa propre personne. Comme si ça ne déborderait pas sur les autres, ni que la vie humaine puisse valoir d’être préservée contre ses propres errements. C’était déjà une opposition solide comme l’école de Hayek.
Or, il est bien évidement hors de question d’autoriser la drogue « à condition » que le drogué n’en devienne pas dépendant et de plus en plus incapable de bien vivre dans le réel. Une fois la production et l’approvisionnement autorisés, la consommation individuelle est extrêmement difficile à réguler. Et comment régir alors ? En sanctionnant, en enfonçant encore plus le drogué dans ses problèmes ? Il perd déjà beaucoup de liberté et d’argent avec elle. Une amende ou un internement peut difficilement lui donner l’envie de vivre sans drogue. Mieux vaut plutôt l’empêcher de plonger que de le forcer à remonter à bord. Ce qu’il faudrait sinon, c’est une rééducation assez complète pour le rendre à nouveau autonome et désaliéné. Une solution beaucoup plus coûteuse que d’interdire la consommation et le trafic de la drogue.

Plus encore, il ne suffit pas qu’un ordre social soit possible et même qu’il y ait des outils et des éléments de construction déjà disponibles pour qu’une société se fasse. Il faut beaucoup plus encore. Il faut une énergie positive touchant la communauté pour la susciter, la développer et la régénérer. Il faut de l’enthousiasme. Nous retrouvons là le problème de départ : le sentiment religieux. D’ailleurs, enthousiasme a pour étymologie theos, dieu, et signifie être en dieu. C’est lui qui réellement guide à travers l’extrême complexité des choses, comme nous l’avons expliqué lors du premier article de la série. Il sera aussi l’objet du dernier article, le prochain.

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3. Similitudes et disparités des religions séculières

Comme je l’ai mentionné dans le précédent billet de ma série sur le libéralisme comme religion séculière, Marcel Gauchet accepte dans sa définition trois religions séculières au moins : le nazisme, le communisme, et le fascisme. Lors d’un échange en particulier, et alors que j’essayais de lui montrer les points de convergence, il refusa catégoriquement que le libéralisme lui-même pût aussi être une religion séculière. Cela indique clairement que j’ai fait plus que suivre ses pas sans esprit critique, mais cela nécessite aussi des éclaircissements.

Prenons ce qui me paraît être le point le plus clivant du point de vue de Gauchet quant à l’impossibilité supposée pour le libéralisme d’être une religion séculière :

dans le principe, il ne saurait y avoir de religion séculière durable ; leur carrière normale est météorique.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie : III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 547

Le moins que l’on puisse dire, est que la trajectoire du libéralisme est loin d’être météorique. Il ressemble plutôt à un cours de bourse au long cours : alternance de hausses rapides et de baisses tout aussi rapides dessinant des cycles beaucoup plus longs de hausses et de baisses. En gros et sur le long terme tendance haussière jusqu’aux années 1930 puis déclinante depuis. Mais ces tendances très globales sont elles-mêmes très accidentées : hausse jusqu’en 1793 puis baisse jusqu’en 1815 environ, puis hausse culminant avec le libre-échange anglais au milieu du siècle, puis baisse avec la grande dépression de la fin du siècle et la montée du socialisme, marxiste en particulier, puis bref retour au sommet avec le début du 20ème siècle et les années folles (deux périodes fortement idéalisées par les épreuves qui suivirent), avant de sombrer durant les années 1930 sous une nouvelle grande dépression et une contestation politique sans précédent, de remonter à partir des années 1960 et de triompher jusqu’en 1990 avec la chute du bloc de l’est, puis de continuer à s’enfoncer toujours plus dans sa crise, tout particulièrement à partir de la fin des années 2000. Ce découpage est lui-même encore très grossier, car il ne tient pas compte des divergences spatiales, des chevauchements temporels, etc. mais il montre déjà très bien à quel point la trajectoire libérale est peu météorique.
Donnons un point de comparaison : Hitler, donc le nazisme, accède au pouvoir au début de 1933, il obtient les pleins pouvoirs rapidement et le troisième Reich est fondé la même année, le régime connait son apogée en 1942 (étendue maximale de territoires occupés), et capitule sans condition en mars 1945, sans retour au pouvoir à ce jour. Soit un règne de douze ans et toujours aucune résurgence explicite politiquement significative. À comparer avec les plus de deux siècles d’histoire du libéralisme, ses résurgences régulières, et ses retours au pouvoir effectifs. Clairement, le nazisme est météorique, pas le libéralisme.

Pourtant, cette possible objection de Gauchet (il ne m’a pas précisé les points précis de désaccord refusant simplement la discussion par un « non » hermétique, répété et inexpliqué lorsque je lui montrais les points communs entre libéralisme et religion séculière) n’est nullement suffisante. Reprenons attentivement : Gauchet nous explique que « dans le principe », la religion séculière resplendit et se consume aussi vite qu’une météorite, et range parmi ces religions séculières le nazisme, mais aussi le fascisme et le communisme. Or, si le nazisme a régné douze ans, le fascisme va jusqu’à vingt-trois ans, de 1922 à 1945 (en comptant la République de Salo, 1943 et vingt-et-un ans sinon), surtout, le communisme, ne serait-ce qu’en Russie, s’étale lui de 1917 à 1991 soit 74 années, plus si on considère que certains régimes communistes, à Cuba ou en Corée du Nord et très largement encore en Chine, sont encore actifs en 2013… On comprend que Gauchet ait la précaution de préciser « dans le principe », car le règne communiste au moins parait déjà nettement plus étiré dans sa pratique que le très météorique, en effet, nazisme. Pourquoi cette élasticité ? Ce sera notre fil conducteur pour comprendre les convergences et divergences, les points identiques et les points différents voire contradictoires entre les diverses religions séculières, libéralisme inclus.

Pourquoi le libéralisme ne peut pas s’exercer aussi implacablement ? Justement en raison de son rapport au pouvoir et à son exercice. Voici l’un des plus célèbres aphorismes libéraux, il est de Lord Acton, et c’est le célèbre libéral Hayek qui le reprend à son compte :

Tout pouvoir amène la corruption, le pouvoir absolu amène la corruption absolue.

von Hayek Friedrich August, La route de la servitude, Quadrige/Presses Universitaires de France, Paris, 1985 (1946), 176 p., p. 99

Il y a ici les deux éléments clés de la relation libérale au pouvoir. Le premier est connu : la méfiance, voire l’opposition acharnée au pouvoir, pour la simple raison qu’il est le pouvoir. Pourtant, tous les pouvoirs n’amènent pas la corruption, et un Charles de Gaulle est assurément moins porteur de corruption que l’actuelle cinquième République européiste, régionaliste, libre-échangiste, etc. c’est-à-dire au pouvoir très dilué conformément aux canons libéraux. À l’inverse, une société aussi individualiste et dénué de pouvoir que celle des pickpockets est-elle vraiment dépourvue de corruption ? Il est vrai que la proposition « seule le pouvoir corrompt. » n’est que rarement explicitement endossé par les libéraux (Implicitement, toutefois, la position selon laquelle éliminer le pouvoir suffirait à garder sous contrôle le problème de la corruption implique un large accord avec cet extrémisme.). Le deuxième élément est malheureusement beaucoup trop facilement oublié tant le premier l’occulte facilement chez les esprits peu attentifs : le pouvoir est conçu comme totalitaire par essence, car il serait intrinsèquement absolutiste, si ce n’est en pratique, alors comme objectif. Aussi surprenant cela soit-il, le libéralisme est une pensée autoritaire ; on ne coupe pas si facilement avec ce à quoi on s’oppose.
On comprend dès lors aisément l’inefficacité relative du libéralisme : Quand bien même il n’y aurait plus dans l’esprit de tous qu’une idée totalitaire du pouvoir, ce dernier est nécessairement moins efficace par la détestation dont il fait l’objet que par l’adulation qu’il connaît dans l’incarnation du chef nazi, le fameux Führerprinzip, dans celui du Duce légèrement moins parfait (le Grand Conseil du Fascisme a même pu voter la destitution de Benito Mussolini en 1943, au lieu que le nazisme finissant n’a pu négocier une transition que par « trahison individuelle » et non autorités constituées), et moins efficacement aussi que le communisme capable de tout accepter pour qu’advienne la révolution mais privilégiant une direction encore un peu plus collégiale (Kampuchéa, Politburo soviétique ou chinois) quoique les fondateurs fassent facilement des chefs suprêmes (Staline, Mao)…
Cette ambiguïté remonte au moins à Rousseau et sa « religion civile » comme il la qualifie lui-même. En effet, selon lui, l’homme est en adéquation avec lui-même lorsqu’il s’estime par amour de soi, typiquement dans la solitude de l’état de nature, et au contraire il perd l’harmonie lorsqu’il poursuit l’amour-propre artificiel de la société. Rousseau imagine avoir si bien réconcilié l’homme avec lui-même qu’il s’en remet aux mains de la majorité : Quelle que soit la décision majoritaire, la minorité ne peut envisager mieux que de se soumettre.

Il est extrêmement intéressant que les libéraux ne parvenant pas à faire sortir de l’individualisme la distinction du bien et du mal ainsi que de la nécessité pour chacun de poursuivre le bien, ces libéraux se tournent vers la transcendance jadis abhorrée et édictent « la règle de la loi ». C’est-à-dire qu’il existerait dorénavant un principe moral non-naturel, métaphysique, qu’on peut bafouer mais en déréglant l’harmonie, c’est-à-dire en perpétuant le mal, et qu’il convient en conséquence de respecter malgré la possibilité du contraire. C’est une loi sociale typiquement religieuse, très différente par exemple des lois du marché censées être aussi implacables que la gravitation, au autre loi naturelle… Mais cette transcendance sur mesure pour esprit libérale peut-elle exister et s’imposer simplement parce que les libéraux le souhaitent ? La transcendance, donc le religieux, peut-il être si aisément remodelé, décomposé, recomposé à volonté ? Comment est-il possible de promettre honnêtement rien de moins que l’harmonie ici-bas et ce au nom tant de la science que de l’émerveillement révélé ?
L’aventure libérale se révèle beaucoup moins praticable que prévu, et ce pour des raisons nettement plus subtiles que celles des autres religions séculières.

En raison de son rapport particulier au pouvoir, la dynamique libérale procède par une alternance de deux phases. La première consiste à annihiler divers pouvoirs (et même contre-pouvoir, cf la loi Le Chapelier, probablement la plus emblématique de toutes), ceci dans l’espoir que la « liberté » va « spontanément » générer un ordre meilleur. Lorsque le vide ainsi créé laisse place à la déception, le retour à l’ordre est d’autant plus implacable que la liberté, toujours mal comprise, a déçu et est rejetée. Face aux défis à affronter, Danton tonne « de l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace » et réclame le Comité de Salut Public, clé-de-voûte de la Terreur. Plus tard, Marx se radicalisera contre le vide libérale et mettra en germe le totalitarisme communiste1. Encore plus tard, fascisme et nazisme proposent une nouvelle servitude face à l’incurie libérale et à la menace communiste. Et là aussi, nombre d’ex-libéraux, pacifistes etc. se convertissent au fascisme2. Gauchet constate aussi cette aspiration à un pouvoir fort créée par le libéralisme :

Il y aurait eu une pression totalitaire latente sans les totalitarismes, tellement ce dessein d’emprise totale répondait aux multiples urgences suscitées par la crise du libéralisme. Rendre le politique coextensif au social, assurer la présence de la société entière auprès du pouvoir, donner plein droit de cité à l’explication scientifique du devenir, ce n’est pas seulement remédier aux insuffisances criantes du gouvernement représentatif ; c’est par la même occasion remettre l’économie à sa place, restituer aux acteurs une carte praticable de leur monde et leur permettre de se sentir membres d’un corps collectif. C’est, en un mot, établir — ou rétablir — cette société digne de ce nom que la société disloquée, éparpillée, atomisée qu’est la société libérale ne peut en aucun cas prétendre être. […] Un individu déraciné, condamné à la déréliction d’une vie vaine, hors de ce cadre d’une vie avec et pour les autres qui seule, pour finir, vaut d’être vécue.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie : III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 531, 533

L’alternance est d’autant plus redoutable que le paradoxe fondateur du libéralisme continue de jouer encore plus intensément à cette occasion : ceux qui sont restés au libéralisme d’origine voient dans ces développements la justification de leurs pires craintes à l’égard du pouvoir et deviennent encore plus phobiques à son égard, et les « ex- »libéraux les confirment d’autant plus qu’ils veulent rompre absolument avec leurs errements précédents et font de la surenchère. Le libéralisme n’ayant pas directement en lui-même de quoi exercer un pouvoir totalitaire, ni un pouvoir équilibré, il ne peut s’empêcher de générer cette « descendance illégitime » et forme avec elle un duo infernal. Chaque nouvel enfant illégitime, ou même simple insatisfaction face aux promesses libérales, requiert aux yeux libéraux une nouvelle amputation du sens collectif, jusqu’à ce qu’il ne reste plus aucune solidarité, jusqu’à ce que chacun soit obligé de faire société avec tous les autres à lui tout seul, comme si c’était possible. Comme le formule Huguenin dans Résister au libéralisme : « Kymlicka ne réussit pas plus que Rawls à résoudre le paradoxe dont ce dernier voit bien qu’il est la pierre d’angle sur laquelle le libéralisme achoppe : comment imposer sa conception libérale sans trahir le libéralisme ? Comment, ne le faisant pas, ne pas le réduire à l’impuissance et à l’inconsistance ? ». La tentation autoritaire est déjà en germe dans le libéralisme, au nom de sa propre préservation, comme l’avoue Hayek au quotidien El Mercurio : « Parfois il est nécessaire pour un pays d’avoir, pour un temps, une forme ou une autre de pouvoir dictatorial. […] Personnellement je préfère un dictateur libéral plutôt qu’un gouvernement démocratique manquant de libéralisme. », et comme le constatait Polanyi quant à ses prédécesseurs :

À l’intérieur de l’Angleterre et au-dehors, de Macaulay à Mises, de Spencer à Sumner, il n’y eut pas un militant libéral qui manquât d’exprimer sa conviction que la démocratie du peuple mettait le capitalisme en danger.

Polanyi Karl, La grande Transformation, Gallimard, Paris, 2009 (1944), 467 p., p. 309

Gauchet oppose trop facilement le totalitarisme et le libéralisme et ne voit pas assez que le second est le même que le premier, mais de manière latente, que le libéralisme se conçoit comme et n’est qu’un refoulement du totalitarisme. À la naïveté de l’harmonie par le pouvoir, les libéraux répondent par la naïveté de l’harmonie par l’absence de pouvoir, ce qui est encore une idolâtrie du pouvoir :

Ils voudraient l’immuable de l’ancienne forme religieuse ; ils ne peuvent s’en rapprocher qu’en lui tournant le dos, dans une escalade qui leur ouvre des horizons de plus en plus ambitieux. C’est pourquoi il est si important de dégager cette dynamique interne. Elle regarde leur nature dernière. La religiosité séculière n’existe qu’en acte. […]
« Qu’était-ce que la révolution d’Octobre, qu’est-ce même que le parti communiste, sinon un miracle ? Aucun menchevik ne comprendrait jamais ce qu’être membre du Parti signifiait. La caractéristique essentielle de ce parti c’est de n’être limité par aucune loi, mais d’être toujours prêt à reculer les limites du possible jusqu’à ce que rien ne devienne impossible. Pour un tel parti, un vrai bolchevik chassera volontiers de son esprit des idées auxquelles il croit depuis des années. »
Semblable fidélité inconditionnelle au « miracle » permanent dont le Parti est porteur constitue, remarquons-le, le renversement terme pour terme de ce que représente l’adhésion à un parti dans le cadre libéral démocratique. Elle repose alors sur le libre choix d’un programme, en fonction de sa plausibilité et de sa désirabilité, qui pousse à rejoindre ceux qui partagent les mêmes options et les mêmes espoirs, afin de participer avec eux à la compétition pour le pouvoir devant le corps électoral, sous l’aspect de la désignation temporaire des gouvernants. […]
Le totalitarisme est d’essence dynamique, contrairement, là aussi, à l’image trompeuse d’une domination immobile à force d’être totale. Il est exact qu’il lui est consubstantiel de se déployer en fonction de la figure d’une fin de l’histoire, d’un aboutissement suprême, d’une vérité dernière de la destinée humaine. Mais, en pratique, chaque pas prétendu en direction de cette stabilisation terminale repoussant son échéance, étant donnés les instruments utilisés, il ne connaît que la relance à répétition, les mobilisations renouvelées et la fuite en avant permanente. Il s’agit de masquer l’évanescence du but derrière la hausse des ambitions et l’intensité des efforts pour l’atteindre. Quand ultimement l’objectif est de recréer la conjonction religieuse avec soi par des moyens séculiers, il ne peut y avoir d’autre limite à la projection vers cet impossible que la catastrophe.

[…] Le régime qui construit le socialisme sous la houlette du parti de la classe ouvrière et en fonction de la toute-puissante de la théorie marxiste évoque de façon troublante le régime qui voulait unir le ciel et la terre par sa hiérarchie sacrée. On ne peut pas dire qu’il lui ressemble, puisqu’il en prend expressément le contrepied sur tous les points. Il n’empêche qu’il en reconduit l’économie profonde, tout en poursuivant des buts opposés — intime contradiction qui en fait un régime tératologique.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie : III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 182, 295, 309, 525

Keynes voyait assez bien qu’au contraire de sa médiocrité revendiquée, le libéralisme reproduit la même « économie » du religieux anti-religieux, du scientisme devant triompher pour maintenir l’espoir de résorption de la pauvreté et des inégalités, d’accroissement de la liberté, dont il revendique sa légitimité.

Or le capitalisme moderne est complètement irréligieux, sans cohésion interne, dénué de tout esprit de corps et souvent, bien que pas toujours, un simple agglomérat de possesseurs et d’acquéreurs. Un pareil système a besoin pour se maintenir, non seulement de réussir mais encore de triompher. Au XIXe siècle, il avait un certain idéal ; du moins formait-il un système homogène, et sûr de soi ; il n’était pas seulement triomphant, mais encore laissait entrevoir un accroissement sans fin de sa propre puissance.

Keynes John Maynard, Essais de persuasion, NRF Librairie Gallimard, 1933, p. 218

Effectivement, la logique négative suit nécessairement la trajectoire de la pyramide de Ponzi. Il lui faut toujours augmenter les victoires à obtenir pour repousser l’inévitable constat : le paradis promis justifiant tous ces sacrifices n’est toujours pas advenu, et à mesure que le mouvement se radicalise, la situation empire même. Gauchet commet l’erreur d’attribuer cette radicalisation nihiliste aux religions séculières non-libérales, et d’y mettre en opposition le libéralisme prétendument pragmatique et prosaïque. La chose est plus subtile : le libéralisme est seulement la forme la plus inefficace de suivre exactement le même mouvement. Voici un autre point commun l’attestant :

La religion séculaire est un Moloch qui peut dévorer jusqu’à ses propres desservants, tant les besoins de son auto-alimentation sont insatiables.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 416

Comment ne pas voir la destruction du secteur privé par le mythe du déficit zéro que les libéraux mettent en avant comme la garantie de la prospérité de cette mêem entreprise privée. Combien de libéraux ont encore ces dernières années conspué la prétendue « couardise opportuniste » des politiciens qui auraient dû « promettre du sang et des larmes » à la Churchill pour réduire la dette publique ? Comme si l’opportunisme n’était pas une des « valeurs » centrales du libéralisme…

La résistante Simone Weil comprenait, comme Aristote et à l’inverse des libéraux, que l’humain est un animal politique et qu’il a besoin, pour épanouir toutes ses facultés, d’une société dans laquelle il s’inscrit, c’est-à-dire se nourrit et se dépasse, quitte à accepter une relatif degré d’obéissance : « Mille signes montrent que les hommes de notre époque étaient depuis longtemps affamés d’obéissance. Mais on en a profité pour leur donner l’esclavage. » (dans son Éloge de l’Enracinement). Cette évidence, si gênante pour tout partisan du libéralisme, est fatalement source de dénégation. Ici, Gauchet voit tout converger vers cette énigme, mais s’empêche de la résoudre, alors que c’est son rôle de le faire :

En effet, à un moment donné, les hommes ont pu se battre pour leur servitude comme s’il s’agissait de leur liberté — non pas sous l’effet d’une méprise qui leur aurait fait prendre l’une pour l’autre – en pleine connaissance de cause, dans la ferme conviction que la servitude serait le vecteur de leur liberté. Tel est le nœud en lequel restera à tout jamais concentrée l’énigmatique signification du phénomène totalitaire.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 535

Trois petites citations pour finir et renforcer l’idée que le libéralisme est bien une religion séculière, au sens de Gauchet, et malgré les dénégations de Gauchet :

La première est que Marcel Gauchet lui-même recourt à la métaphore religieuse pour qualifier la nature de l’entreprise libérale.

Le conservatisme traditionaliste-réactionnaire est réduit au silence, pour ce qu’il en reste — si la Première Guerre mondiale a mis un terme à l’Ancien Régime, la seconde a dissipé jusqu’à son fantôme. Les libéraux de stricte observance sont réduits à l’état de secte insignifiante.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 559

L’une des deux excellentes pointes d’humour à connaître sur les religions énonce qu’« Une religion est une secte qui a réussi. », et l’on voit mal pourquoi la petite secte libérale une fois revenue au pouvoir ne serait pas une religion séculière. Le religieux n’était pas plus insignifiant avant qu’alors, vu son succès.

De plus, Gauchet est parfaitement capable de faire le lien entre croyance et idéologie, entre la foi en un horizon de religion séculière et l’idéologie qui lui sert de théologie :

Nous avons bénéficié, depuis lors, d’une sorte de vérification expérimentale a contrario de cette force architectonique de l’idée. Qu’elle vienne à défaillir, et le système qu’elle faisait tenir debout se décompose. On ne peut comprendre autrement les conditions stupéfiantes dans lesquelles s’est opérée la désagrégation du communisme soviétique, loin des scénarios imaginés par les meilleures analyses. C’est du dedans, par la tête, qu’il s’est insensiblement défait. Il n’a pas résisté à la vague de décroyance qui a sapé les bases du pensable et du croyable socialistes dans les années 1970. Si ossifié qu’était le discours officiel, si cynique qu’était devenu le fonctionnement de l’appareil, on s’aperçoit après coup que le régime ne devait sa consistance, en dernier ressort, qu’au semblant de plausibilité que conservait, aux yeux de ses propres maîtres, l’horizon dans lequel il prétendait s’inscrire — horizon qui alimentait chez les plus sincères l’espoir de le reformer.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 543-544

Enfin, Gauchet reconnait dans un autre ouvrage à quel point le socle humain et civilisationnel est immanquablement religieux, à quel point, finalement, le rationalisme issu des lumières est radicalement incapable de comprendre et de traiter la question de la foi.

Paradoxe : depuis deux siècles, la religion n’a cessé de perdre en poids relatif dans la vie de nos sociétés ; dans le même temps, elle n’a cessé de gagner en importance et en profondeur, aux yeux de ses théoriciens, quant à sa fonction au sein des sociétés. Plus nous nous dégageons de son emprise, plus elle nous paraît rétrospectivement avoir été au cœur du dispositif collectif. Et de fait, en l’occurrence, la réévaluation est étroitement tributaire des aléas d’un recul, comme si, en se retirant lentement, le religieux découvrait des fonds insoupçonnés.
Il a fallu d’abord revenir de l’optimisme militant des Lumières.

Gauchet Marcel, La démocratie contre elle-même, Gallimard, Paris, 2002, 385 p., p. 27

Quiconque croit pouvoir échapper à la croyance est décidément bien crédule.
Je crois que ce billet est déjà assez long. Les prochains seront consacrés à une tentative de définition de ce qu’est une attitude saine par rapport à cette question de la foi. Autant dire que leurs rédactions prendront beaucoup de temps. En plus, les vacances approchent…


Notes :

1. Cf sur cette question, en particulier, Senik André, Marx, les Juifs et les droits de l’homme: À l’origine de la catastrophe communiste, Denoël, 2011.

2. Cf par exemple Epstein Simon, Un paradoxe français, Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance, Albin Michel, 2008. À l’inverse, étonnamment, beaucoup de résistants de la première heure étaient des maurassiens, antisémites, et partisans d’un pouvoir plus fort du temps du libéralisme, mais pas aussi fort que le nazisme et pas pour n’importe quelle valeur, d’où leur entrée en résistance. Ce genre de paradoxe est totalement incompréhensible si on accepte la vision libérale binaire du pouvoir : soit annihilée soit omnipotente.

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2. Racines de la religion séculière libérale

Ce billet fait suite à celui intitulé Le libéralisme, une religion séculière ? et l’approfondit.

Pour bien préparer le sujet, il est également nécessaire de se mettre d’accord sur une définition de la religion et du religieux. En effet, la définition de Gauchet d’une religion séculière comme religion anti-religieuse est évidemment un paradoxe quant à la notion de religion. Si cette dernière est elle-même incomprise, il est impossible de comprendre ce qu’est une religion séculière et ce qu’elle implique, encore moins les spécificités d’une éventuelle religion séculière libérale. Malheureusement, la religion fait partie de ces phénomènes tout à la fois centraux et particulièrement rétifs à toute définition (comme la vie, l’amour, la vérité, la beauté, l’économie, le politique, etc.). Aussi j’en propose une définition à la fois suffisamment précise pour être substantielle et permettre d’avancer, et suffisamment vague pour être consensuelle :

Le religieux est « l’intuition fondamentale », c’est-à-dire le sens, à la fois sensation et signification, détenant la primauté dans la hiérarchie des certitudes. Bien sûr, l’expérience du religieux dépend donc aussi de nos diverses certitudes et de ce qui nous a été donné de sentir intensément ; mais contrairement aux apparences, l’extrême variabilité de l’expérience religieuse n’empêche pas une forte similarité des conséquences. Il est logique de qualifier le religieux d’irrationnel à condition de bien s’entendre sur cette épithète : Cette intuition n’est effectivement pas prouvée en raison et ce pour la raison simple qu’elle précède toute raison.
Le paradoxe suivant éclairera ce point. Supposons un rationaliste, il croit donc fermement que seule la raison est ultimement capable de nous guider dans le réel. Comment le sait-il ? Il répondra qu’il le vérifie si souvent et qu’il a déjà organisé sa vie avec tant de succès avec, qu’il en est certain. Nous lui reconnaîtrons volontiers la sincérité de ses impressions, mais comment le prouve-t-il ? Après tout, cela aussi devrait être prouvé par la raison sans quoi il serait en contradiction avec son primat de la raison. Là, de deux choses l’une, soit le rationaliste reconnaît que ce ne sont que des impressions, aussi intenses et fondatrices lui soient-elles, et n’est alors plus si rationaliste, soit il essaie de dénier l’évidence et tente d’expliquer que la raison explique tout (alors que l’essentiel reste à découvrir, comme la matière, vaguement comprise comme matière noire ou énergie noire dont nous ignorons énormément, ou l’apparition de l’univers avant le big bang, le fonctionnement du cerveau si grossièrement compris encore, la nature ultime de la mathématique, l’apparition de la vie, etc. sans compter qu’il faudrait encore pouvoir tout, je dis bien tout, vérifier pour éviter les mystifications des falsificateurs conscients ou non…), ou que la rationalisme est la garantie contre le mal (en vogue du temps ou le fanatisme était associé au religieux, par Voltaire, nombre des Lumières et une bonne part du dixneuvième siècle. L’ambition s’est effondrée avec le désenchantement par rapport au libéralisme cultivant la misère, les innombrables crimes du communisme, sans oublier les épisodes nazi et fascistes. Notons que Gauchet les qualifie tous de religions séculières sauf le libéralisme.) ou encore que l’adhésion ouverte à une foi entraîne nécessairement les pires choses (Les œuvres constructives d’esprits épris de religieux sont innombrables, en particulier dans le domaine caritatif. Notre propre histoire nationale en regorge, que ce soit les dominicains asséchant les marais et fertilisant les terres, etc.1 l’instruction gratuite aux plus démunis fut assurée notamment par l’ordre lasallien, le soin des malades par l’ordre des hospitalier du saint-esprit par exemple, etc. jusqu’à aujourd’hui le Secours Catholique. On peut en trouver facilement dans les autres religions aussi, par exemple ces services sociaux sont l’une des principales raisons de la popularité de l’association des frères musulmans au milieu d’États plus ou moins faillis.). Bref, même le rationaliste est bien obligé de reconnaître que la relativité subjective n’est pas que pour les autres. Une fois l’irrationnel acceptée, toutefois, la raison (du latin ratio, le rapport) a un outil avec lequel mettre en rapport un par un toutes les autres perceptions. Cette rationalisation d’une religiosité en une construction intellectuelle correspondante — théologique, juridique, rituelle, interprétative sous toute forme… — forme avec la religiosité qui est son socle ce qui est appelé une religion.
Il est une dernière chose à noter soigneusement : Deux intuitions religieuses s’excluent mutuellement. Non pas que je crois en l’inéluctabilité de la lutte de tous contre tous, loin de là. Prenons les deux extrêmes en terme de ressenti religieux afin d’éclairer le propos. D’une part, l’extase du mystique qui se sent « baigner dans le divin » l’espace de quelques instants, d’être mis en présence de ce qu’il sait par l’intuition la plus absolue du divin en personne et non d’une vague manifestation particulière. D’autre part, de la foule girardienne de rivaux mimétiques se déchaînant dans le sacrifice d’un bouc-émissaire, éprouvant la sensation collective que l’intensité du monde elle-même s’est déchaînée, réordonnée et les agrée enfin. Ces deux expériences, radicalement dissemblables, sont pourtant toutes deux du même registre de l’intuition fondamentale. Inutile de préciser combien les deux peuvent fonder des types radicalement différents de religion. Nettement plus subtil, les deux cohabitent dans à peu près toutes les religions, pourtant, et les deux y entrent en conflit. C’est-à-dire que se pose alors la question de savoir laquelle des deux intuitions doit dicter ce qu’elle doit faire à l’autre. C’est dans ces cas que le fondateur de la religion détient un rôle absolument primordial : il indique laquelle doit prévaloir et comment elle doit traiter la dissidence… Il est très certainement possible de concilier ces points de vues contradictoires, mais pas par une simple juxtaposition : seule une intuition encore plus intense et profonde peut, à mon avis, parvenir à donner sens à chacune, comme cas particuliers, et véritablement les concilier. Sinon, l’incompréhension demeure.

Donc, si mon intuition que le libéralisme est une religion séculière est correcte, il devrait se trouver chez les libéraux, même les plus farouchement athées, des signes d’un semblable sentiment d’être mis en présence d’une ineffable vérité première, de saisir enfin l’intuition fondamentale permettant de déchiffrer le monde. Et ce au point de rappeler de manière troublante l’expérience religieuse. Voici deux extraits dont je vous laisse juge :

L’École de la Liberté à Colorado Springs. En 1963, il avait donné une série de conférences dans l’école, ce qui était une entreprise très inhabituelle. Elle était dirigée par Robert Lefevre, un libertarien extrême, et un groupe de disciples et d’associés avec le même état d’esprit. Ils avaient construits leurs propres bâtiments, toutes des cabanes de rondins, utilisant des rondins de zones brûlées et ainsi complètement séchés par l’air. Ils se faisaient une fierté de leur indépendance du gouvernement, et se finançaient en faisant payer des frais pour de courtes leçons qu’ils tenaient sur la philosophie et la pratique de la liberté.
Milton logeait dans le pavillon principal, qui non seulement servait de principal lieu de réunion pour les gros groupes, mais était aussi la maison de Lefevre. Milton était enchanté par tout cela, et partagea cet enthousiasme avec moi quand il revint. Il essaya de le décrire avec des mots sans beaucoup de succès. Nous décidâmes que nous devions le voir. Lors d’un voyage ultérieur sur la Côte Est, nous fîmes une pause à Colorado Springs pour visiter l’École de la Liberté. J’étais enchantée dans le pavillon comme il l’avait été. […]
Janusz Korwin-Mikke, avec qui j’entretenais une correspondance, était actif avant la libération comme éditeur clandestin, sortant une traduction de Capitalisme et Liberté et La route de la servitude de Hayek, entre autre littérature libertarienne. Ultérieurement, il concourut pour la présidence avec un programme strictement libertarien. Lorsque nous étions à Varsovie, son Union pour une Politique Véritable logeait dans une ancienne habitation qui était littéralement un labyrinthe de bureaux, tous occupés par de jeunes gens travaillant activement à propager l’évangile libertarien.

Friedman Milton et Rose, Two Lucky People, The University of Chicago Press, Chicago, 1998, xii + 660 p., p. 171, 574

Pour moi, ce genre de passage est extrêmement significatif et dénote clairement une expérience de type religieux : ressourcement communautaire par l’expérience d’une intuition indescriptible mais profondément vivifiante, et dont le message est diffusé tel l’évangile… Il est beaucoup plus intéressant que ce soit dit par les Friedman, athées « fanatiquement anti-religieux » pour Milton plutôt qu’un Hayek encore assez ouvert à la religiosité. De la même manière que ce dernier, Tocqueville aussi reconnait volontiers l’humus religieux sur lequel pousse le libéralisme et que le libéralisme en général (en particulier tardif) nie au profit de l’utilitarisme :

Les Américains […] montrent complaisamment comment l’amour éclairé d’eux-mêmes les porte sans cesse à s’aider entre eux, et les dispose à sacrifier volontiers au bien de l’État une partie de leur temps et de leurs richesses. Je pense qu’en ceci il leur arrive souvent de ne point se rendre justice : car, on voit parfois aux États-Unis comme ailleurs, les citoyens s’abandonner aux élans désintéressés et irréfléchis qui sont naturels à l’homme ; mais les Américains n’avouent guère qu’ils cèdent à des mouvements de cette espèce ; ils aiment mieux faire honneur à leur philosophie qu’à eux-mêmes. […]
Si les citoyens, en devenant égaux, restaient ignorants et grossiers, il est difficile de prévoir jusqu’à quel stupide excès pourrait se porter leur égoïsme, et l’on ne saurait dire à l’avance dans quelles honteuses misères ils se plongeraient eux-mêmes, de peur de sacrifier quelque chose de leur bien-être à la prospérité de leurs semblables. […]
J’ai rencontré des chrétiens zélés qui s’oubliaient sans cesse afin de travailler avec plus d’ardeur au bonheur de tous, et je les ai entendu prétendre qu’ils n’agissaient ainsi que pour mériter les biens de l’autre monde ; mais je ne puis m’empêcher de penser qu’ils s’abusent eux-mêmes. Je les respecte trop pour les croire. […]
Je ne vois donc pas clairement pourquoi la doctrine de l’intérêt bien entendu écarterait les hommes des croyances religieuses, et il me semble, au contraire, que je démêle comment elle les en rapproche. […]
Ils pratiquent donc leur religion sans honte et sans faiblesse ; mais on voit d’ordinaire, jusqu’au milieu de leur zèle, je ne sais quoi de si tranquille, de si méthodique et de si calculé, qu’il semble que ce soit la raison bien plus que le cœur qui les conduit au pied des autels.
Non-seulement les Américains suivent leur religion par intérêt, ils place souvent dans ce monde l’intérêt qu’on peut avoir à la suivre. […]
Mais les prédicateurs américains reviennent sans cesse à la terre. Ils ne peuvent qu’à grand’peine en détacher leur regard. Pour mieux toucher leurs auditeurs, il leur font voir chaque jour comment les croyances religieuses favorisent la liberté de l’ordre public, et il est souvent difficile de savoir, en les écoutant, si l’objet principale de leur religion est d’obtenir l’éternelle félicité dans l’autre monde ou le bien-être en celui-ci.

de Tocqueville Alexis, De la démocratie en Amérique, tome II, Gallimard, Paris, 2008 (1840), 466 p., p. 175, 177, 179-180

Il se peut que, comme Tocqueville, nous hésitions à voir à l’œuvre l’absorption puis la négation de la religiosité par le libéralisme naissant, mais plutôt une sorte de compromis stable. Ce serait oublier que, même dans la très religieuse Amérique, le libéralisme triomphant se fait aussi aux dépens des anciennes solidarités, et il se montre redoutablement inefficace à cultiver une communauté de remplacement, ou dans le jargon libéral l’utilitarisme a de plus en plus de mal à être « bien compris ». En voici un exemple concret :

Il y a encore quelques décennies, la création d’emplois était l’une des ambitions premières d’une entreprise. Au conseil d’administration, le PDG insistait sur la nécessité de garder son personnel, au lieu d’augmenter les dividendes à court terme en mettant les gens dehors. Horrifiée par les licenciements collectifs dans l’entreprise familiale, Claire Giannini, fille du fondateur de la Bank of America, se souvenait du temps où « les cadres supérieurs acceptaient une diminution de salaire pour que les plus modestes puissent conserver leur emploi ». […]
C’est cet aspect collectif des entreprises qui se délabre. Il y a deux moyens légaux de gagner de l’argent : en augmentant les ventes ou en taillant dans les dépenses. La plupart du temps, ce sont les salaires qui coûtent le plus cher et la tentation est donc grande d’en faire la cible des réductions de coûts.

Ehrenreich Barbara, On achève bien les cadres : L’envers du rêve américain, Grasset, Paris, 2007 (2005), 344 p., p. 318 (Cf sur la question de la dissolution de la religiosité par l’utilitarisme ces passages en note.)

Plus généralement, le lecteur régulier de ce blog a pu constater combien le libéralisme est incapable d’admettre de plein gré ne serait-ce que la nécessité du déficit public, et que Kalecki a superbement prédit le retour progressif à la dépression de nos économies. Et pourquoi s’occuperait-on de ces perdants du marché ? N’ont-ils pas qu’à négocier une activité pour s’en sortir en collaborant avec qui y est intéressé et veut bien contracter ? C’est ce que professe l’utilitarisme, qui est censé faire fonctionner l’austérité et qui échoue lamentablement. Un des problèmes est que l’« utilité » n’est pas évidente, et qu’il faut une construction civilisatrice commune entre les participants pour que les échanges fonctionnent décemment bien. En effet, la croyance, par exemple, que seul le fric compte donne le milieu mafieux de Gomorra (superbe film un peu à la façon d’un documentaire) et il peut être très difficile d’y échapper comme l’illustre le fameux Citizen Kane. Confronté au mystère de la part encore incomprise du réel, l’humain retourne spontanément aux intuitions fondamentales, et s’il n’avait adhéré qu’à une construction intellectuelle, elles peuvent à cette occasion s’ancrer en lui. Une sorte de quitte ou double : plutôt que de potentiellement tout remettre en cause, la structure intellectuelle est comme sacralisée. Voici deux auteurs manifestant la même analyse :

Ne s’attaquant pas à la question-clef, la liberté pour quoi faire ?, ne la formulant pas même, le libéralisme qui veut éviter l’écueil de la réaction, en ce qu’elle nie la liberté, est irrémédiablement attiré vers une sorte de religion démocratique qui érige celle-ci en un absolu individualiste et sacré, mesure de toute chose. Pris entre deux feux, le libéralisme n’est-il pas menacé de n’être plus rien ?

Huguenin François, Le conservatisme impossible : Libéraux et réactionnaires en France depuis 1789, La Table Ronde, Paris, 2006, 395 p., p. 215

Mais si les ouvriers étaient physiquement déshumanisés, les classes possédantes étaient moralement dégradées. L’unité traditionnelle d’une société chrétienne faisait place chez les gens cossus au refus de reconnaître leur responsabilité dans la situation où se trouvaient leurs semblables. Les « Deux Nations » prenaient forme. À l’ahurissement des esprits réfléchis, une richesse inouïe se trouvait être inséparable d’une pauvreté inouïe. Les savants proclamaient à l’unisson que l’on avait découvert une science qui ne laissait pas le moindre doute sur les lois qui gouvernaient le monde des hommes. Ce fut sous l’autorité de ces lois que la compassion fut ôtée des cœurs et qu’une détermination stoïque à renoncer à la solidarité humaine au nom du plus grand bonheur du plus grand nombre acquit la dignité d’une religion séculière. […] Rien d’extraordinaire si le libéralisme économique s’est transformé en une religion séculière dès que les grands périls de cette aventure sont devenus évidents.

Polanyi Karl, La grande Transformation, Gallimard, Paris, 2009 (1944), 467 p., p. 159, 204

Pour finir ce billet, une dernière citation de l’un des plus grands penseurs de l’économie de toute l’histoire humaine, ayant été élevé dans la stricte observance des thèses libérales avant que de progressivement prendre ses distances avec elles. La citation est tiré de son plus célèbre ouvrage, et se recoupe parfaitement avec ce qui fut dit auparavant.

« Si les idées essentielles relatives à la monnaie et à sa substance n’ont pas varié depuis les Croisades jusqu’au XVIIIe siècle, c’est qu’on se trouve en présence de notions fortement enracinées. Peut-être même ces notions ont-elles persisté après cette période de cinq cents ans, mais avec beaucoup moins de force que les idées de « fuite devant les biens réels ». Aucune époque autre que celle du laissez-faire n’a échappé à l’empire de ces idées. Seule l’extraordinaire ténacité de l’idée de laissez-faire a pu triompher pour un temps des croyances en cette matière de l’ « homme naturel ». Il n’a fallu rien moins que la foi absolue des doctrinaires du laissez-faire pour faire oublier la « fuite devant les biens réels, »… (qui) dans une économie monétaire est l’attitude la plus normale de l’ « homme naturel ». Le libre échange niait l’existence de facteurs qui paraissaient évidents ; il était voué à tomber en discrédit dans l’opinion de l’homme de la rue le jour où l’école du laissez-faire ne tiendrait plus les esprits enchaînés à son idéologie »
Il nous souvient du complexe d’irritation et de perplexité que ressentait Bonar Law devant les économistes, négateurs d’évidence. Il était profondément troublé de ne pouvoir s’expliquer leur attitude. L’empire de l’école classique fait irrésistiblement songer à celui de certaines religions, car il faut à une idée plus de pouvoir pour vaincre l’évidence que pour introduire le mystère et le surnaturel dans les notions habituelles des hommes.

Keynes John Maynard, théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1979 (1936), 382 p., p. 345-346

Ce billet fait partie d’un série consacrée à la question du libéralisme comme religion séculière. Je vous remercie de votre attention et vous préparerai le prochain billet avec plaisir. Nous y verrons beaucoup moins de citations accréditant la thèse du libéralisme comme religion séculière, et rentrerons enfin dans l’analyse des objections et des conséquences de cette nature du libéralisme, pour tous ceux qui souhaitent améliorer le fonctionnement actuel de notre monde.


Notes :

1.

l’Église Chrétienne créa l’économie occidentale. L’historien est en droit de considérer tous les développements économiques de la civilisation occidentale comme des sous-produits du mode de vie de l’Ordre Bénédictin. Lorsque saint Benoît édicta sa Règle, il imposa à ses moines une certaine quantité de travail, tant manuel qu’intellectuel : non pour le travail en soi, mais en considération de l’effet qu’il aurait sur l’équilibre de la vie spirituelle. Et c’est précisément parce que l’activité économique des Bénédictins n’était pas une fin en soi mais un moyen, tout contingent, tendant à une fin spirituelle, qu’elle fut une aussi extraordinaire réussite, économiquement et spirituellement. Les Bénédictins réussirent là où l’Empire Romain avait toujours échoué. Ils ranimèrent l’agriculture, en Italie d’abord, et ensuite dans cette Europe du Nord que les Romains n’avaient jamais réussi à conquérir ni à policer entièrement.

Toynbee Arnold, le christianisme et les autres religions du monde, Éditions universitaires, Paris, 1959 (1956), 131 p., p. 83-84

2.

Cet univers parfaitement instrumentalisé fonctionne assez bien. Tout marche : les choses se font dans les délais, les réservations s’effectuent, les commandes sont livrées à temps, les moquettes restent propres. Mais il y manque quelque chose. Max Weber décrivait la condition de l’homme moderne comme celle du « désenchantement », c’est-à-dire « dépouillée de ses dieux », dépourvue de mystère ou d’étrangeté. Selon Jackson Lears, les prémodernes levaient les yeux et voyaient le paradis ; aujourd’hui, les gens sont rationnels et ne voient plus que le ciel. À cela il faut ajouter que nos contemporains qui n’ont d’yeux que pour le monde des affaires ne regardent plus guère en l’air. Mais que penser alors de l’influence croissante du christianisme sur les affaires ? Va-t-elle rendre plus douce, plus aimable, plus réfléchie la société du business ? Ou est-ce la religion qui va devoir changer et se rapprocher de la McLean Bible Church, un univers d’où toute transcendance, toute beauté sont désormais absentes ? […]
Je regrette, mais je ne peux en entendre plus. J’ai subi le déjeuner de la Norcross Fellowship en tant qu’athée, mais là, dans la Mt. Paran Church of God, je découvre que je suis croyante : ce que je crois, c’est que si Dieu existe, s’il existe un être conscient qui crée le monde par sa pensée – un grand architecte à l’origine des galaxies et des météores, quelqu’un qui crée et fait disparaître les espèces – et si cet être devait se manifester, on ne « réseauterait » pas plus avec lui qu’on n’allumerait une cigarette au buisson ardent. François est un blasphémateur. Il a avili l’univers tel que je le connais.

Ehrenreich Barbara, On achève bien les cadres : L’envers du rêve américain, Grasset, Paris, 2007 (2005), 344 p., p. 195, 201

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Décomposition d’une peau de banane (Reinhart et Rogoff)

Dans les débats concernant les dettes publiques, il est impressionnant de constater toute l’ardeur mise à trouver n’importe quelle excuse factice au service de l’austérité. Nombre de personnes dont de très nombreux économistes, ne veulent tout simplement pas considérer que la dette publique souveraine elle-même soit absurde et factice. Il fut promis entre autres « calamités » que la crise économique déclencherait des défauts souverains facilement. Puis que les taux d’intérêt monteraient partout jusqu’à devenir insoutenable, phénomène qui apparaît n’être qu’une spécificité de la périphérie de la zone euro. Aucune de ces excuses n’a fait plus de résistance qu’une peau de banane : gênante, mais tenant plus du gag que d’autres choses. Et encore celles présentées ci-dessus sont-elles les plus « sérieuses ».

Une autre de ces peaux de bananes, qui eut sa vogue ces trois dernières années, est le livre de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff This Time is Different. Heureusement que Reinhart et Rogoff (dorénavant R&R) nous promettent que cette fois-ci est différente, parce que vu le nombre de bombes nucléaires que les partisans de l’austérité nous ont annoncé sur la dette publique et qui se sont révéler n’être que des pétards mouillés, et vu les ravages de l’austérité, il est indispensable que cette fois soit différente pour que nous nous sacrifions encore pour ladite austérité, en effet.

En quoi est-ce différent ? Après une étude de nombreux pays depuis l’après-guerre, R&R nous promettent ni défaut souverain, ni hausse des taux d’intérêts sur la dette publique, mais une chute de la croissance. Une chute ? Quand ? De combien ? Et pourquoi ?
R&R répondent que la croissance est de 4,1 % par an en moyenne lorsque l’endettement du gouvernement central est contenu entre 0 et 30 % du PIB, 2,9 % de croissance pour un endettement entre 30 et 60 %, 3,4 % lorsqu’il est entre 60 et 90 % et -0,1 % lorsqu’il est supérieur à 90 %. L’étude serait sans équivoque nous assurent R&R : lorsque le seuil de 90 % d’endettement public par rapport au PIB est atteint, la croissance est un souvenir, et la production s’érode même lentement. Comme une attaque cardiaque terrassant celui qui s’est rajouté l’énième petit surplus de cholestérol, la fois de trop qui le tuera à terme s’il ne réagit pas.

Leurs travaux firent fureur parmi tous les partisans de l’austérité à court d’arguments, c’est-à-dire tous les partisans de l’austérité. Pourtant, leur étude semblait peu sérieuse depuis le début, et la chose n’a fait qu’empirer. D’abord, la corrélation entre croissance et endettement est floue : la croissance se situe d’abord à 4,1 % par an en moyenne, puis baisse à 2,9 % seulement, puis remonte à 3,4 % puis s’effondre à -0,1 %. Si le niveau d’endettement public empêchait progressivement la croissance, nous aurions dû constater une baisse plus régulière, et non une hausse intermédiaire. Comment savoir si la croissance ne remonte pas après 120 % d’endettement par rapport au PIB par exemple ? R&R n’ont pas étudié la question. Plus encore, une corrélation entre deux choses (le fait que deux choses surviennent en même temps) ne signifie pas que la première cause la seconde. Il se peut aussi que la seconde cause la première ou qu’une troisième cause les deux ou encore que les deux n’aient aucun rapport autre qu’une pure coïncidence…

En l’occurrence, est-ce le « poids » du niveau de la dette publique qui a réduit la croissance, ou au contraire la réduction de la croissance qui augmente le niveau d’endettement ? Premier indice : on n’a jamais pu démontrer comment en pratique la simple existence d’une dette publique qu’on fait rouler doit concrètement et immanquablement empêcher les uns et les autres de produire et de commercer ce qu’ils veulent. Deuxième indice : lorsque la croissance ralentit, typiquement en pleine crise économique, de volumineux déficits publics apparaissent et renflouent l’économie qui ne sait plus se financer à crédit autant qu’avant. Ces déficits sont de la dette publique supplémentaire, et ils permettent simplement au PIB de ne pas s’effondrer d’avantage et de repartir vite et fort. Dans l’intervalle, il y a donc clairement une augmentation du niveau d’endettement public avec une faible croissance. inversement, lorsque la croissance repart, les déficits se réduisent et le niveau d’endettement par rapport au PIB tend à se réduire, puisque le PIB augmente vite. Justement, le seuil de 90 % d’endettement par rapport au PIB a été franchi par nombre de pays aux alentour de la crise de 2008, c’est-à-dire en pleine période de dysfonctionnement économique dues à de mauvaises politiques publiques comme la dérégulation de la finance. Le déficit public étant l’une des dernières choses vivifiant la croissance, la vive recommandation de R&R de faire de l’austérité est donc désastreuse… On pourrait encore énoncer d’autres hypothèses, comme le fait qu’une économie, à mesure qu’elle se développe, a de plus en plus de mal à croître encore ; étant donné une tendance à une inexorable hausse du niveau d’endettement publique avec le temps, cela signifie que les pays arrivent à un niveau de faible croissance environ au même moment qu’ils arrivent à un niveau de fort endettement…

Reste à expliquer pourquoi la croissance s’effondre à -0,1 % une fois le seuil de 90 % du PIB d’endettement public dépassé. R&R ne fournissent pas de réponse et se bornent au constat. Le néochartaliste que je suis pense au Japon et à la panique qu’ils eurent face à leur endettement public — panique nourrie par R&R — et à l’austérité castratrice qu’ils s’infligèrent à chaque fois qu’ils eurent enfin un peu de croissance. D’autres se sont penchés plus attentivement sur la question, et l’explication est des plus embarrassante pour R&R.

Thomas Herndon, Michael Ash et Robert Pollin (dorénavant HAP) ont tenté de refaire l’étude de R&R et de l’approfondir. Problème, ils ne trouvent pas les mêmes résultats. Ils obtiennent alors de R&R leurs propres documents de travail, et recommencent. Dans une nouvelle étude encore mieux retravaillée et revérifiée, HAP découvrent que les méthodes statistiques sont douteuses (19 années chez l’un pèsent autant que 4 années chez l’autre) mais les résultats coïncident souvent, et le passage au-delà de 60 % d’endettement est même conforté puisque le taux de croissance moyen passe de 3,1 à 3,2 % au lieu de 2,9 à 3,4 %, sauf que… la croissance après 90 % n’est plus de -0,1 % mais de 2,2 %. Une baisse substantielle de 1 point de pourcentage avec encore une net croissance, au lieu d’une chute de 3,5 points et un arrêt nette de la croissance ! Pour arriver à ce résultat, HAP ont simplement rentré dans les calculs des données sources bizarrement omises dans les calculs de R&R, telles que des années de très fortes croissances de la Nouvelle-Zélande alors qu’elle avait plus de 90 % de son PIB d’endettement public. Seule l’année d’une récession de 7,6 % du PIB était jusque-là incluse. À elle seule, cette erreur baissait de 0,3 point la croissance mondiale moyenne au-delà de 90 % d’endettement public par rapport au PIB. Plus encore, la croissance ne baisse que très régulièrement : avec un niveau d’endettement entre 90 et 120 % à 2,4 % en moyenne et encore 1,6 % de croissance au-delà de 120 %. Ça porte à réflexion — Qu’arrive-t-il aux pays pour que leur endettement s’accroisse tout aussi inexorablement que leur croissance baisse ? — mais l’effet Jour du Jugement (fin du monde avec l’enfer pour les pêcheurs et le paradis pour les vertueux) devant faire trembler les foules de peur s’évapore : au pire, l’effet est très graduel et laisse le temps de la réflexion.

Depuis c’est la curée.

Reinhart et Rogoff ont d’abord essayé un temps de dévier les flammes en prétextant une bogue du logiciel Excel, comme dans cet article intitulé : « Reinhart, Rogoff et l’erreur d’Excel qui a changé l’histoire ». Pauvre R&R : l’austérité dont tout le monde constate les méfaits et à laquelle ils ont tant contribué serait due à une bogue d’un logiciel, dont R&R seraient naturellement les premières victimes. D’ailleurs, promis juré, jamais ils n’avaient vraiment défendu l’austérité, ils étaient mal interprétés tout au plus. D’autres, comme le Nobel d’économie Krugman ont flairé l’excuse encore plus bidon dès le début. Puis HAP se sont diffusés encore mieux et c’est la débâcle pour R&R.

Dans l’article « Oubliez Excel : C’était la plus énorme erreur de Reinhart et Rogoff », en plus de montrer ce que valait l’excuse du coupable Excel, fait le lien avec une étude d’Arindrajit Dube sur l’interprétation par R&R de leur travail :

À gauche, pour un niveau d’endettement public par rapport au PIB, la croissance durant les trois années suivantes. À droite, pour un niveau d’endettement public par rapport au PIB, la croissance durant les trois années précédentes. En moyenne.

Clairement, le niveau d’endettement indique nettement plus quelle était la croissance plutôt que ce qu’elle sera : passé le cap de 60 % du PIB, la courbe ne décroit que faiblement pour la croissance à venir et reste indécise (zone entre pointillés large), tandis qu’elle s’enfonce rapidement pour la croissance passée avec une bonne certitude (zone entre pointillés restreinte). Mieux encore, l’article ressort les déclarations embarrassantes de R&R du temps où ils appelaient effectivement à l’austérité avec leur « étude » à l’appui :

Ceux qui ne sont toujours pas convaincus que des niveaux de dettes à la hausse sont un risque pour la croissance devraient se demander pourquoi, historiquement, les niveaux de dettes de plus de 90 pour cent du PIB sont relativement rares et pourquoi ceux excédant 120 pour cent sont extrêmement rares […]. Est-ce parce que des générations de politiciens ont échoué à comprendre qu’ils auraient pu continuer à dépenser sans risque ? Ou est-ce parce que, plus probablement, à un certain niveau, même les économies avancées heurtent un plafond où la pression des coûts d’emprunt à la hausse force les politiques à accroître les taxes et à diminuer l’investissement public […] nous trouvons que de très hauts niveaux de dette supérieur à 90 % du PIB sont un poids séculaire sur la croissance économique qui dure souvent pendant deux décennies ou plus… […] Le poids sur la croissance vient le plus probablement du besoin inéluctable d’accroître les taxes, aussi bien que d’une baisse des dépenses d’investissement.

Les « plus probablement » dénotent très bien le biais idéologique pro-austérité de R&R qui fausse leur recherche, au cas ou d’autres indices seraient nécessaires. Et encore plus le raisonnement circulaire : Pourquoi faut-il de l’austérité ? Parce que sinon la dette publique s’accroît et que cette dernière pèse sur la croissance. Pourquoi la dette publique pèse-t-elle sur la croissance ? Parce qu’elle nécessite de l’austérité.
Du coup, et en logique ni meilleure ni pire que celle de R&R et des autres clones pro-austérité, si on refuse toute austérité anti-croissance, il n’y aurait plus besoin d’austérité pour éviter de ralentir cette croissance. Nettement plus enthousiasmant, non ? C’est ce que le néochartalisme explique à qui veut l’entendre. Malheureusement, dans les cercles officiels, le cercle vicieux est la base de toutes les politiques, et le cercle vertueux (le même en sens contraire) est exclu a priori du débat. C’est encore largement l’omerta.

Et les cadavres continuent de remonter à la surface. Voici par exemple la démystification de R&R par Paul Krugman, avec ce graphique concernant les croissance et niveaux de dettes du G7 :

Krugman souligne que seule l’Italie et le Japon suggèrent substantiellement la relation affirmée par R&R, et que ces deux pays ont d’abord vu leur croissance s’effondrer et seulement ensuite leur niveau de dette s’emballer. Ce qui m’a intéressé sont les cas allemand et français : jusqu’en 2007 et malgré des niveaux d’endettement très faibles, la croissance a chuté aussi très brutalement. Le cas britannique est aussi très parlant : pour n’importe quel niveau de dette, on trouve à peu près n’importe quel niveau de croissance, il n’y a pas de rapport.

Il serait plus que temps que ces personnes abandonnent l’obsession de l’austérité et comprennent que la dette publique n’a pour taux d’intérêt que ce que la banque centrale en décide.

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1. Le libéralisme, une religion séculière ?

Ce billet est le premier d’une série étudiant le rapport entre libéralisme et religion séculière.

Je sais. Le sujet est particulièrement complexe, et encore plus sensible que la création monétaire. Ce qui en dit long. Mais le sujet est tout simplement trop important et trop central face aux problèmes que nous connaissons actuellement pour être paresseusement ou lâchement abandonné. Dans le livre, j’effleure la question en montrant que le libéralisme procède non pas d’une découverte scientifique de la vérité qu’il voudrait voir reconnue par tous, mais d’un émerveillement pour le marché, d’une « révélation » de la liberté dont il se charge ensuite de démontrer le bien-fondé ainsi que d’y rallier le plus grand nombre. Hayek en particulier revendique le terme de « foi » et il est frappant de constater à quel point les raisonnements libéraux s’apparentent beaucoup plus à une théologie découlant d’un dogme, à une vraie idéologie, qu’à une observation empirique du réel et à la simple formulation de ses constats.
Bien sûr, les quelques éléments de réflexions qui seront mis sur la table durant ce billet seront critiquables, on jugera que je vais trop vite en besogne, que mes éléments ne sont pas forcément représentatifs, etc. J’écoute volontiers toutes ces critiques, pour peu qu’elles soient constructives. Je suis le premier à désirer corriger mes éventuellement maladroits balbutiements.

La toute première étape consiste à se doter d’une définition suffisamment précise de ce qu’est une « religion séculière » afin d’éviter le piège grossier consistant à simplement calquer la définition de la chose selon ce qu’on voudrait voir qualifier ainsi (Sinon c’est le grand n’importe quoi : le maoïsme est un mouvement de libération ou de Gaulle est un fasciste.). De préférence, cette définition doit être reconnue par des autorités intellectuelles respectées, afin que cette définition soit facilement compréhensible et acceptée. Pour ma part, je choisis de me ranger à ce qu’en dit Marcel Gauchet l’auteur du célèbre Désenchantement du monde :

Religion séculière il y a, dans la rigueur de l’expression, quand la religiosité intrinsèque du but est soustraite à la conscience des acteurs, qui sont naïvement convaincus de poursuivre un projet de nature purement laïque ou séculière, voire d’essence antireligieuse. Une religion séculière est une religion qui, consubstantiellement, s’ignore pour telle, ou, mieux, se nie pour telle. La définition la plus brève qu’on puisse en proposer est celle d’anti-religion religieuse.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 108

Bien. Voici maintenant quelques éléments qui correspondent manifestement à cette définition :

Jusqu’à peu avant ma bar mitzvah, j’étais fanatiquement religieux, cherchant à me conformer dans chaque détail aux exigences compliquées, alimentaires ou autres, du Judaïsme Orthodoxe. […]
À l’âge de douze ans environ, j’ai décidé qu’il n’y avait aucune base valide à mes convictions religieuses ou aux rigides habitudes que je suivais, et j’ai basculé dans l’agnosticisme total. J’effectuais la cérémonie de la bar mitzvah pour mes parents — qui, je peux le dire, n’ont jamais été aussi rigides que je le fus et faisaient preuve d’une grande tolérance tant pour ma rigidité première que pour mon basculement subséquent. Rose a souvent remarqué que je devins fanatiquement anti-religieux, citant la difficulté qu’elle a eu de me persuader d’accepter une cérémonie religieuse de mariage par amour pour nos parents. […]
Homer m’a le premier introduit à ce qui s’appelait déjà la vue de Chicago. Comme son mentor, Frank Knight, un produit du Midwest rural, il mettait en grande emphase la liberté individuelle, était cynique et sceptique quant aux tentatives d’interférer avec l’exercice de la liberté individuelle au nom de la planification sociale ou de valeurs collectives, cependant il n’était nullement un nihiliste. Cela m’a toujours semblé paradoxal que Frank Knight, et dans une moindre mesure Homer — et je crois que les autres disent la même chose que moi — qu’ils pouvaient tout à la fois être tellement cyniques, réalistes, négatifs quant aux effets de mesures réformatrices et simultanément de si ardents avocats des « bonnes » mesures réformatrices. […]
Les histoires sur Knight abondent. Il réagit à ses débuts dans une famille religieuse fondamentaliste en devenant religieusement antireligieux par la suite.

Friedman Milton, Rose, Two Lucky People, The University of Chicago Press, Chicago, 1998, xii + 660 p., p. 23, 32, 37

Rappelons que l’École de Chicago est l’équivalent de l’École de Manchester au dix-neuvième siècle : le donjon de la pensée libérale au sein de la forteresse qu’est son plus puissant pays le représentant sur la scène mondiale. Rappelons aussi que Milton Friedman est le nom aujourd’hui le plus célèbre de l’École de Chicago, celui l’incarnant le mieux aux yeux des spécialistes comme des profanes. C’est donc l’esprit du « saint des saints » libéral qui nous est brossé ici en passant.
Que les libéraux, ces instituteurs du cynisme utilitariste puissent être animés d’une ferveur religieuse, cela peut sembler très paradoxal et improbable. Mais la réalité est souvent très « paradoxale et improbable », et le couple Friedman est assurément bien mieux placé pour se prononcer que nos préjugés. C’est antireligiosité est extrêmement religieuse aussi pour s’affirmer positivement, et non simplement négativement contre ses adversaires :

ce qui se cache derrière la plupart des arguments contre le marché libre, c’est le manque de foi dans la liberté elle-même

Friedman Milton, capitalisme et liberté, Leduc.s, Paris, 2010 (1962), 316 p., p. 57

Il est aussi, à mon sens, indispensable d’aborder Hayek qui est central tant par sa stature au sein du libéralisme d’après-guerre que par son rapport particulier au religieux :

De telles règles morales pour l’action collective ne s’édifient que difficilement et très lentement. C’est sûrement ce qui en fait le prix. Parmi les rares principes de ce genre que nous ayons réussi à développer, le plus important est la liberté individuelle, qu’il est tout à fait approprié de considérer comme un principe moral d’action politique. Comme tout principe moral, il requiert d’être accepté comme une valeur en soi, comme un principe qui doit être respecté sans qu’on recherche les conséquences, bonnes ou non, de son application dans un cas concret. Nous n’atteindrons aucun des résultats souhaités, si nous ne l’acceptons comme une foi, ou comme un postulat, si solide que nulle considération d’opportunité ne saurait être admise pour le limiter.

von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 65-66

« Une foi, un postulat ». Une foi parce que le libéralisme est une religion, et un postulat parce qu’elle est anti-religieuse. Hayek est une exception, un vestige, et à mesure que le libéralisme s’affirme, la dénégation de son origine et de son essence religieuse prend le dessus et recouvre le tout. Hayek l’agnostique tardif est ainsi un point d’observation privilégié du rapport du libéralisme au religieux. Voici son propre constat :

le vrai libéralisme n’est pas en conflit avec la religion, et je ne puis que déplorer l’athéisme militant et foncièrement étranger au libéralisme qui a imprégné une bonne partie des libéraux du Continent au XIXe siècle. Que cette attitude ne relève pas de l’essence du libéralisme apparaît clairement dans le fait que les ancêtres du libéralisme, les anciens Whigs anglais, entretenaient des liens étroits avec une foi religieuse bien précise. Ce qui distingue en ce domaine le libéral du conservateur est que, si profondes soient ses convictions religieuses, le libéral ne se considérera jamais en droit de les imposer à autrui, et qu’à ses yeux le spirituel et le temporel sont des sphères différentes qu’il ne faut pas confondre.

von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 402

Ce que j’essaie de faire émerger à la conscience de mon lecteur est, au minimum, la conviction qu’il y a là une clé de lecture primordiale du libéralisme, une clé qu’il convient donc d’élucider. Aussi, j’espère l’avoir fait effleurer cette intuition qui ne s’est que très progressivement imposée à moi : que le libéralisme est aussi, avec ses propres particularités, une religion séculière.

C’est tout pour le moment. J’espère que ça vous a intéressé. N’hésitez surtout pas — le répéterai-je assez ? — à critiquer ce billet, il en a besoin. Vu la difficulté du sujet et l’aide que m’a apporté ce blog et ses lecteurs pour mieux comprendre et vulgariser le néochartalisme, j’accepte le plus volontiers du monde qu’une question encore plus difficile mérite d’être retravaillée.

À (pour)suivre.

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Vous avez dit « défaut souverain » ?

Ce billet est une réponse à tous ceux qui se demandent pourquoi il y a des défauts souverains en général, lorsqu’ils découvrent le chartalisme, et à ce commentaire en particulier, concernant le Mexique et la Russie.

Procédons avec méthode. Qu’appelle-t-on un défaut souverain ? L’absence de paiement promis par État. C’est tout ce que signifie défaut souverain, et c’est extrêmement vague. Le chartalisme nous enseigne simplement que l’État se choisit toujours une monnaie et les conséquences de ce choix selon la nature de cette monnaie. En particulier, le néochartalisme nous enseigne qu’un État émettant lui-même sa propre monnaie fiduciaire, inconvertible, ne peut faire défaut involontairement en cette monnaie et décide du taux d’intérêt qu’il paie sur cette dette (Cf cette série de billets). Pourquoi ? Parce que la devise est créée par la banque centrale en échange de la dette publique au taux qu’elle décide (cf, par exemple, le Federal Reserve Act section 14 et le graphique approprié dans la série précédemment liée). Entrons maintenant dans les subtilités.

Lorsqu’on parle d’un budget d’un État, spontanément, on songe à des dépenses libellées en sa devise. Or, la quasi-totalité des défauts souverains se font sur une devise étrangère à cet État. C’est un point crucial. Lorsque le Mexique a décidé de s’endetter massivement en dollar avant 1982, ou l’Argentine aussi en dollar avant 2001, ces pays changent le fonctionnement de leurs monnaies. Il n’est plus possible de simplement présenter la dette publique nationale auprès de la banque centrale pour obtenir les devises, parce que la Banco de México ou la Banco Central de Republica Argentina ne peuvent créer des dollars, seule le Federal Reserve System le peut, mais la Fed ne le fait pas contre la dette publique mexicaine ou argentine. Donc, l’automaticité est perdue, le pays a gaspillé sa souveraineté, la capacité de ces pays à honorer leurs dettes en dollars dépend maintenant de leur capacité à les gagner sur le marché standard, typiquement en échange d’exportation. Si l’État latino-américain ne parvient pas à taxer1 suffisamment de dollars auprès de son économie, il ne lui reste plus qu’à emprunter, généralement à emprunter auprès de l’étranger. Avec ces emprunts, le problème des ressources en dollar de l’État n’est nullement définitivement réglé. Au contraire, temporairement soulagé, le problème réapparait avec l’échéancier, amplifié par les intérêts. De sorte que cette échappatoire se révèle souvent être illusoire. Si les financiers sont trop inquiets, ils peuvent purement et simplement refuser de prêter. Le pays fait alors défaut. Un défaut dit souverain, mais qui ne l’était plus beaucoup. Le plus ironique est assurément la zone euro : le pays le moins suspect de faire défaut est l’Allemagne, mais l’Allemagne a confirmé par la cour de Karlsruhe que seul l’État allemand avait le dernier mot sur les lois allemandes, et que la souveraineté n’est donc pas transférée à l’échelon européen. Au contraire, les pays les plus inquiétés par leurs dettes publiques sont justement ceux qui sont les plus provincialisés, les plus officiellement soumis aux traités européens. Les dettes publiques de la zone euro sont d’autant plus ambigües que la BCE a une politique très fluctuante quant à l’acceptation de ces dettes publiques : elle veut tout à la fois ne pas les accepter automatiquement et ne pas accepter la possibilité d’un défaut « souverain », ce qui est contradictoire.

Est-il possible qu’un État fasse défaut en sa propre devise malgré lui ? Le seul cas à ma connaissance d’un défaut pour le coup parfaitement souverain (seule la décision de l’État de faire défaut a causé le défaut), c’est-à-dire d’un défaut d’un État en sa propre devise, est le cas de la Russie en 1998. D’abord, une petite vérification quant aux taux monétaires russes :

Le difficile apprentissage du pseudo-marché de la dette publique par la Russie.

Le difficile apprentissage du pseudo-marché de la dette publique par la Russie.

Nous pouvons y constater plusieurs choses. D’abord que l’impression d’ensemble est la même pour que pour les autres pays souverains : les taux de la dette publiques suivent le taux directeur. Toutefois, plusieurs choses font tiquer le regard : la série est courte, mais plus encore très hachée, si bien qu’il semble n’y avoir jamais eu simultanément des bons et des obligations du Trésor, contrairement à l’habitude d’une dette publique émise à court et long terme simultanément. Les coefficients de corrélation aussi font tiquer : 0,878 entre le taux directeur et les taux sur les bons du Trésor, c’est encore plus faible que l’Inde. Rappelons qu’en économie, trouver un taux de corrélation ne serait-ce que de 0,7, c’est déjà himalayen. Donc, 0,9 reste excellent, même s’il fait un peu tâche au milieu des 0,97 et plus. Entre le taux directeur et les obligations du Trésor, c’est pire encore : 0,207 ! Rappelons qu’un coefficient proche de zéro signifie que les deux séries n’ont pas de rapport. En observant mieux le graphique, on constate d’une part que les taux sur la dette publique sont devenus beaucoup plus faibles à partir de 1998, et d’autre part qu’ils ne convergent que progressivement. Effectivement, entre 2009 et 2011, pour la dernière période continue de taux mensuels, le coefficient est remonté depuis ces 0,2 en général jusqu’à 0,927 pendant cette période tardive. Nous retrouvons alors l’arrangement habituel. Un début d’explication des bizarreries est donné semble-t-il par le fait que la Banque de Russie elle-même ne fournit pas des séries continues, et qu’elle précise que les taux affichés ont ceux qu’elle a obtenu par ses propres opérations, donc que le marché primaire de la dette publique a pu se poursuivre sans elle. Remarquons que c’est justement en 1998, l’année où les taux de la dette publique chute bien en-dessous du taux directeur, qu’a lieu le défaut souverain russe. Intéressons-nous à ce défaut, maintenant.

Reprenons le contexte : l’économie russe, gérée par l’administration soviétique depuis de nombreuses décennies, bascule en quelques années dans l’économie de marché, sans transition ou presque. Il s’ensuit un chaos faisant chuter les revenus réels, l’espérance de vie, etc. de la plupart, sauf une poignée d’oligarques mafieux accaparant les richesses du pays alors bradé. Une idée de la dislocation de l’économie peut être donnée par le vaste développement du troc ; en effet, le mélange d’hyperinflation (comme le montre le taux directeur stratosphérique) et de chaos général se reflète toujours dans la monnaie de la communauté qu’est la devise centrale. La Russie est alors fortement endettée en dollar, et le FMI lui alloue régulièrement des tranches d’« aide », toujours en dollars des États-Unis d’Amérique, contre le suivi de politique de libéralisation, en particulier les privatisations qui bradent le pays. En 1997, l’économie russe encore convalescente, survient la très grave crise asiatique. Les pays asiatiques cherchent coûte que coûte à dégager des surplus commerciaux en même temps qu’ils sont en récession et consomment moins d’importations russes notamment. La balance commerciale russe devient insuffisante pour payer les emprunts en dollar.

La crise atteint la Russie, et ça devient rapidement la panique, le FMI est obligé de multiplier les prêts en dollars. Par exemple en août 1998, « La Banque Mondiale approuve un prêt de 1,5 milliards de dollars pour la Russie. La spéculation contre le rouble reprend depuis début août, obligeant la BCR à vendre entre 200 et 350 millions de dollars par jour ouvrable. »2 Les très mauvaises nouvelles continuent de se suivre à toute vitesse. La dévaluation du rouble par rapport au dollar est finalement décidée quelques jours plus tard, et la Russie enchaîne avec une faillite de son secteur bancaire. Jusque-là, il ne s’agit que d’un cas classique de souveraineté monétaire gaspillée. Il ne fallait pas se croire aussi à l’aise en sa monnaie qu’en celle d’un étranger. Mais quid du défaut sur les bons du Trésor en rouble, les GKO ? D’abord un petit extrait :

Après un pic à 39,5% début décembre, ils s’étaient stabilisés autour de 30% […] La hausse des taux sur les titres publics russes reprit, pour atteindre 53% à l’émission du 19 mai 1998, puis dépasser les 60% à la fin de mois de mai. Une relative décrue des taux, retombés autour de 40% début juin […] Cette hausse des taux ne devait pas masquer une autre dimension du problème. Pour assurer un simple roulement de la dette existante fin 1997, le gouvernement russe devait émettre des titres pour un montant de 7 à 12 milliards de nouveaux roubles par semaine. Pour financer le déficit, il lui fallait entre 4 et 6 milliards supplémentaires. Au total le besoin de financement hebdomadaire s’établissait entre 11 et 18 milliards en ce premier semestre 1998. Or les émissions étaient – au mieux – couvertes pour des montants entre 10 et 12 milliards.
En fait, et comme le montre le tableau 1, le gouvernement russe connaissait dès le début de l’année 1998 des difficultés considérables à placer ses titres. A l’exception des émissions du 4 et du 11 mars, où la Caisse d’Épargne (Sberbank) est massivement intervenue, le rapport entre les titres placés par rapport aux titres émis a toujours été significativement inférieur à l’unité. Le gain en trésorerie, soit la différence entre les montants placés et les montants arrivant à échéance, a été au mieux marginal, et le plus souvent négatif. Ceci signifiait que, même avec des taux élevés et l’ouverture aux non-résidents, le gouvernement russe avait de plus en plus de mal à financer la gestion courante de la dette existante. Dès fin mars 1998 il devenait donc clair pour les observateurs que le marché financier russe n’était plus en mesure de porter la dette publique, et ce alors que le déficit budgétaire ne donnait nul signe de devoir diminuer. […] Le montant total des GKO en circulation au 1er mars 1998 était d’environ 67 milliards de dollars, soit l’équivalent de M2.

Vous l’aurez compris, l’auteur Jacques Sapir (cf note 2 de bas de page), n’est clairement pas un chartaliste. Que la dette publique soit supérieure à ce qu’elle parvient à rembourser est un grand classique, vu qu’elle ne peut être échangée contre devise auprès de la banque centrale que contre intérêts. De même pour le déficit public inexorable en pleine crise. La seule possibilité aurait été une économie suffisamment saine pour fournir à l’État un surplus budgétaire avec ce qui reste d’émission pure de roubles, afin d’équilibrer le déficit générée par la création monétaire par dettes. Comme nous pouvons le voir sur le graphique, le taux sur la dette publique suit plutôt bien le taux directeur. Sapir nous donne des précision importantes : les mécanismes de stabilisation des taux par la banque centrale sont alors rudimentaires : « absence d’un marché de l’escompte et du réescompte en Russie », pas de marché interbancaire développé, mais un secteur bancaire régional fragmenté et sous-développé, ce qui explique que les devises représentent une si large portion de M2. Cela explique aussi que la corrélation entre taux directeur et taux sur la dette publique soit relativement poussive. Enfin cela expliquerait aussi la faiblesse du taux consenti sur la dette publique après 1998 : l’économie chercherait à investir dans une dette peu rémunératrice mais sûre et ultra-recherchée car soudainement en encore beaucoup plus grand manque qu’avant. [édition du 11-12 : Peut-être que des oligarques se sont montés « accommodants » via quelque influence politique, beaucoup de choses sont possibles pour expliquer le décalage des taux après 1998. Une dernière possibilité est que le taux directeur plancher (rémunération minimale garantie) soit tout simplement situé à un niveau très faible.]

La dette publique russe était-elle « hors contrôle » ? Non. Premièrement il faut dompter les oligarques, c’est-à-dire mieux répartir les pouvoirs économiques, sans quoi des déficits alimenteront l’économie jusqu’à ce que le luxe atteignent les prix relatifs correspondants au pouvoir des oligarques, face aux revenus sur déficit public des plus défavorisés. Deuxièmement, il est possible de renforcer le suivisme des taux sur la dette publique par rapport au taux directeur en améliorant les mécanismes institutionnels de contrôle des taux, marché interbancaire, fréquence des opérations de la banque centrale, choix des échéances, etc. C’est effectivement ce qui s’est passé ensuite.

On comprend pourquoi la Russie a dû faire défaut sur ses dettes en dollars. Cas classique. Mais pourquoi aussi sur la dette interne, en rouble ? L’explication la plus probable est que, tout comme Sapir et la plupart des observateurs, les Russes ont mis dans le même sac dette souveraine libellée en rouble, celle vraiment souveraine, et dette publique libellée en dollar, comparable à une dette de multinationale privée. D’où la disparition de l’équivalent de M2 dans l’économie russe et la crise bancaire qui s’ensuivit. La dette est souveraine, mais le choix souverain est un choix libre, libre de toute contrainte, pas nécessairement le bon choix. Dommage.

J’espère que ce billet vous a plu, et vous souhaite une agréable suite.

[édition n°2 du 12 février :] Ma suspicion d’« ententes » entre oligarques et responsables de la Banque Centrale de Russie sont encore renforcées par le fait que le taux d’intérêt dette publique connaisse un pic à 39,5 % fin décembre, alors que le taux directeur monte de 28 % à 39 % en février, et qu’il se stabilise ensuite à 30 % alors que le taux directeur redescend à 30 % en mars et se maintient en avril. Or, nous précise Sapir dans sa chronologie, le 15 août 1997, « Des discussions se poursuivent jusqu’au petit matin avec les oligarques revenus sur Moscou. Ces derniers exigent un moratoire bancaire de 3 mois pour sauver leurs actifs les plus intéressants de la faillite, inévitable, des banques. » Et c’est ce qui est décidé le 16. Manifestement certains ont effectivement toujours 3 mois à peu près d’avance, avec une précision en terme d’information qui défie tous les pronostiqueurs et analystes…

[édition du 1er juin 2013 :] J’ai appris de la bouche de Jacques Sapir que le FMI avait exigé la fin de la monétisation de la dette publique russe par la Banque de Russie. C’est peu dire que les Russes se mettant à l’économie de marché furent en plus désorientés par de mauvais conseils.


Notes :

1. Cette « taxation » peut être très indirecte : l’État national peut simplement taxer en devise nationale, forcer par un déficit public trop limité son économie à chercher des dollars ailleurs, puis à ce qu’elle échange sur les marchés ces dollars contre des pésos nationaux, puis une fois ces pésos taxés, l’État peut les rééchanger contre des dollars, de manière à contrecarrer l’effet sur les taux de changes et à disposer des dollars tant désirés.

2. Source principale pour cet article : Jacques Sapir, La crise financière russe d’août 1998, tournant de la transition en Russie ?, Document de travail 01-1 CEMI (EHESS), mai 2001.

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Le déficit public et non la guerre mit fin à la Grande Dépression

Qu’on se rassure, je suis bien vivant. J’expliquerai dans un prochain billet les raisons de ma longue absence. En attendant, voici un billet qui, je l’espère, vous plaira.

Les libéraux n’aiment pas parler de la Grande Dépression : c’est en effet l’événement qui a imposé la mise en place de doctrines qui leur sont contraires, et ils ont dû longtemps faire profil bas. Avec leur retour en grâce, principalement durant les années 1970, ils se sont même mis à répandre divers mensonges qui leur rende la mémoire beaucoup plus confortable, comme la prétendu accession de Hitler par l’hyper-inflation de la République de Weimar. Mais c’est un point plus général que je voudrais éclaircir ici : leur allégation selon laquelle c’est l’économie de guerre qui a fait la croissance post-Grande Dépression, et qu’une économie ne peut pas croître de manière pérenne avec l’aide de déficits publics, qui ne causeraient qu’inflation et réductions de la croissance. Je reviendrais sur l’après-guerre, mais il est important de noter que dès l’entre-deux guerres, on pouvait réfuter cette affirmation, grâce au cas des États-Unis (l’Allemagne ne s’autorise le déficit public qu’en 1933, avec l’accession de Hitler au pouvoir). Voici un graphique rassemblant les variables clés par trimestre du prétendu « échec » du New Deal :

La production industrielle n’est pas toute la production domestique, mais on peut facilement vérifier que l’allure de la courbe est identique en comparant avec la série GDPCA. La série sur la production industrielle a deux avantages : elle exclut la finance, elle peut être étudiée par trimestre, contrairement à GDPCA, série annuelle.

On remarque d’abord la dramatique contraction économique à partir de la fin 1929 : entre leurs pics du troisième trimestre 1929 et leurs planchers, le niveau des prix chute de 27 %, et la production industrielle de 51 %. Cette période de trois ans et sept mois mérite sincèrement son nom de « grande dépression ». Elle a suivi un entre-deux-guerres composé de surplus budgétaires annuels, de récessions épisodiques (janvier 1920 à juillet 1921, mai 1923 à juillet 1924, octobre 1926 à novembre 1927), de croissance néanmoins (75 % de production industrielle en plus), d’euphorie spéculative par le crédit comme sur l’immobilier en Floride, avec aussi bien sûr les fameux marchés boursiers. Toutefois, l’instabilité du crédit fait que les gains sont tout simplement plus qu’effacés : la production depuis son pic en juillet 1929, redescend en juillet 1932 18 % en dessous de son plancher d’entre-deux-guerres (mars 1919). La magie du crédit s’est clairement évaporé. Pourtant, les techniques de production n’ont pas disparu, les usines n’ont pas subi de tremblement de terre, ouragan, inondation et autre à travers tout le pays, les employés sont toujours là, sauf qu’ils sont massivement au chômage (de 0,58 % de chômage au troisième trimestre 1929 à 25,37 % au deuxième trimestre 1933, série M0892AUSM156SNBR), etc. Quelle peut-être la solution face à ce qu’il faut bien appeler un échec du libre marché ?

Le marché indique tout seul la marche à suivre et force le budget fédéral à quitter ses « sains surplus assurant l’avenir » en faveur de déficits publics, à la plus grande peur des dirigeants. Hoover tente laborieusement de faire passer l’austérité fiscale, et y parvient très largement fin 1932, ce qui brise nette la timide reprise de la production industrielle au quatrième trimestre 1932. Retour à de plus amples déficits. Sur ce, Roosevelt est élu, qui promettait lui aussi l’équilibre budgétaire, et en est tout près au troisième trimestre de 1933 ; la production industrielle rechute encore lourdement au trimestre suivant. Ensuite, voici les fameux mais encore timides déficits publics du New Deal avec une croisade : redonner du travail au plus de monde possible. Grands travaux tous azimuts, augmentation des commandes publiques, agences publics employant les chômeurs fortement augmentées ou crées, etc. mais en limitant les budgets. Inquiet du financement des déficits, Roosevelt détend la contrainte de l’or qui servait de guide à Hoover, en diminuant la quantité d’or promise par dollar de 41 % ; les déficits oscillent à un étiage élevé : entre 500 et 1 000 millions de dollars (c’était alors beaucoup). La production industrielle cahote un peu mais remonte. Avec le Deuxième New Deal décidé en 1935, les mesures prises sont sans équivoque et le déficit public aussi : presque 2 500 millions de dollars au deuxième trimestre 1936. La production industrielle n’hésite plus et remonte en ligne droite, dépassant son pic de 1929. Le chômage est en-dessous de 12 % les trois premiers trimestres de 1937. Puis, à partir de la mi-1937, les faucons de l’austérité reprennent la main, et sont décidés des déficits réduits. La production industrielle replonge, le chômage dépasse 19 % mi-1938, les prix se remettent à baisser. Retour aux déficits publics, mais cette fois la guerre est inévitable, les États-Unis deviennent de fait l’arsenal des démocraties avant d’entre directement en guerre, et effectivement, la production industrielle dépasse à nouveau son pic de 1929 pour s’envoler après un dernier accroc (concomitant à une réduction du déficit naturellement), parce qu’ensuite plus personne n’ose s’opposer aux déficits publics qui crèvent le plancher. Les prix connaissent alors une forte inflation, mais n’ont toujours pas retrouvé leur niveau de 1929 lors de l’entrée en guerre. Le chômage atteint 1,26 % au deuxième trimestre 1942.

Remarquons aussi que la Federal Reserve fut impuissante durant tout le processus : confrontée à un retrait d’or massif, elle augmente son taux directeur en pleine dépression, après avoir tenté de stimuler le crédit par des baisses. Ensuite, elle maintient son taux ou l’abaisse encore, laissant transparente la corrélation entre les déficits publics et la production industrielle. Il faudra attendre les généreux déficits publics d’après-guerre pour que l’économie soit suffisamment riche pour se permettre d’être sensible au crédit et donc aux variations de son taux d’intérêt.

La conclusion s’impose : Une fois la bulle du crédit épuisé, la monnaie promise par ce crédit reprend tous ses droits et devient l’aiguillon incontesté de l’activité. Ce n’est pas la prétendue inaptitude des déficits publics à relancer l’activité qui serait prouvée par les années Roosevelt, et que seul la guerre aurait relancé l’économie. Au contraire, les déficits publics avaient relancé l’économie bien avant, et l’industrie avait retrouvé son pic avant que ne viennent les commandes d’armement. C’est tout à l’inverse la manie libérale de ligoter l’État dans un corset budgétaire qui a permis aux commandes d’armement de prétendre aussi au titre de fin de la Grande Dépression. Il est symptomatique que les libéraux préfèrent très souvent dire de l’industrie qu’elle n’a retrouvé son niveau de 1929 qu’alors, en éludant tous les développements entre les deux. Si les libéraux avaient fait ce qu’ils prétendent faire — démystifier l’économie pour donner à tous les clés de la prospérité — alors Hoover n’aurait pas été si entêté, ni Roosevelt si hésitant, et la Grande Dépression aurait été bien moindre.

Voilà un billet qui illustre une autre partie du fameux article de Kalecki. C’est tout autre chose que la théorie complètement ad hoc du déficit public qui ne pourrait rien relancer, sauf en cas de guerre, sans qu’on sache comment la guerre rendrait exceptionnellement ce déficit efficace.

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