Archives de Tag: assouplissement quantitatif

Où vont les QE : l’histoire secrète.

Traduction d’un billet de Cyniconomics du 3 juin dernier via un article de ZeroHedge. On y voit clairement la découverte presque complète de la passivité du crédit, longtemps clamée par les néochartalistes (cf Wray, 1998, p. 74-96, ou en français, Bersac, 2013, ch. 2.4). Je rappelle pour les néophytes que l’assouplissement quantitatif (quantitative easing en anglais) est un programme d’achat massif de crédits par la banque centrale. Bonne lecture à tous.

Nous ne comprenons pas complètement comment les programmes d’achats massifs d’actifs fonctionnent pour faciliter les conditions du marché.

Bill Dudley, président de la Fed de New York

Je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute que l’assouplissement quantitatif a activé les riches et les réactifs. C’était un énorme cadeau… C’était délibéré dans le sens où nous espérions créer un large effet de richesse…1 J’espère que nous serons effectivement capable de dire finalement que l’effet de richesse fut plus également distribué.2 J’en doute.

Richard Fisher, président de la Fed de Dallas

Juste au moment où je pensais que tout allait bien, j’ai découvert que j’avais tort quand je pensais que j’avais raison, c’est toujours la même chose et c’est vraiment la honte, c’est tout.

Phil Collins du groupe Genesis

Parfois les résultats les plus intéressants sont ceux qu’on n’a pas vu venir.

Nous nous sommes récemment plongés dans les statistiques financières à la recherche de la destination finale des dollars des assouplissements quantitatifs (AQ).

Par exemple, nous nous sommes demandés qui se défont de leurs bons qui trouvent une nouvelle demeure dans le bilan de la Fed. Les courtiers passent parfois des bons directement du Trésor vers la Fed, mais achètent-ils les autres bons éligibles pour l’AQ principalement auprès des ménages, des fonds de pensions, des étrangers ou d’autres institutions financières ? Et aussi, les flux financiers peuvent-ils nous aider à estimer combien de dollars (s’il y en a) l’AQ ajoute aux achats ?

Nous ne nous attendions pas à des réponses claires, et nous avons été surpris de tomber sur ça :

Il va sans dire que ce graphique soulève un tas de questions, comme :

  • La Fed ne s’attendait-elle pas à compléter les autres types de crédits bancaires ?
  • Que pensent-ils de données suggérant qu’il n’a que remplacé les sources privées de crédits ?
  • Ont-ils d’autres explications pour les résultats du graphique ?

Malheureusement notre ligne directe avec l’immeuble de la Fed ne fonctionne pas cette semaine, ce qui nous a empêché de répondre à ces questions. Nous en sommes réduits à nos propres conclusions.

D’où vient « l’effet losange » ?

Notre principal apport est que les réserves surnuméraires créées par AQ ne sont pas tant une addition aux bilans bancaires qu’une substitution. L’hypothèse de l’addition est celle que nous entendons habituellement. Elle mène souvent à des commentaires confus, comme l’idée erronée que les banques « démultiplient » ou peuvent « prêter aux autres » les réserves. (Nous avons discutés ces sophismes ici.) Mais même sans les commentaires confus, l’hypothèse de l’addition ne tient tout simplement pas.

Selon les statistiques de flux financiers, il est plus juste de dire que les réserves surnuméraires de l’AQ remplacent simplement les autres formes d’expansions du bilan. C’est l’hypothèse de la substitution. Elle est cohérente avec le fait que les banques peuvent neutraliser les effets de l’AQ avec des produits dérivés et d’autres ajustement des portefeuilles. Elles peuvent réarranger l’exposition pour mimer un bilan de même taille et risque qui ne regorge pas de réserves. (Cf cette discussion connexe par le blogueur Tyler Durden.)

Voyez-vous même :

Votre banquier sait déjà combien de tranches de viande il veut dans son sandwich. Lorsque la Fed se pointe avec un gros paquet de la part de la logistique, ça lui épargne un trajet. Il fait toujours les mêmes sandwichs, mais ils sont garnis principalement par des banquiers centraux, et il les ajuste à son goût en variant les condiments.

Bon, l’ensemble est plus compliqué que cela, principalement parce que les réserves se déplacent entre les banques. Par exemple, les données montrent qu’un gros montant des réserves du QE s’accumule dans les bureaux américains de banques étrangères, où elles apparaissent être financées par des prêteurs étrangers. On peut penser ces réserves comme un moyen de recycler les déficits extérieurs américains dans des actifs en dollar US. En d’autres termes, l’AQ semble encourager les étrangers à échanger d’autres types d’actifs en dollar pour des réserves chez la Fed, confirmant l’hypothèse de substitution.

Plus encore, les réserves peuvent migrer depuis les banques les plus solides vers les banques les plus endettées qui essaient d’améliorer leur ratios de capitaux en diminuant les actifs pondérés selon leurs risques. Cela, aussi, génère probablement des substitutions dans les bilans financiers plutôt que des additions.

Les autres pratiques bancaires peuvent aussi expliquer en partie l’effet losange, mais nous ne pouvons pas tout savoir avec les données disponibles. Par exemple, il est impossible de déterminer combien les banques bénéficient de délits d’initiés pour l’AQ en achetant des bons juste avant que ne commence les achats d’actifs de la Fed (bien que nous envisageons des indices dans l’appendice, voire ci-dessus)

Bilan

Quelle que soit l’interprétation, notre graphqiue s’accorde bien avec les commentaires de Dudley et Fisher ci-dessus. Ils disent qu’il y a beaucoup de choses que la Fed ne comprend pas, et que l’AQ a peu d’objet autre que fournir un cadeau massif aux riches traders et investisseurs.

Revenons à notre question concernant la destination des dollars des AQ, la réponse est « pas loin ». Mis à part gonfler les prix des actifs et encourager quelques achats de luxe occasionnels, ils ne semblent pas s’échapper du secteur financier. Des liquidités qui auraient sinon été financées par des institutions privées sont à la place fournies par la Fed, et — comme l’aurait dit Phil Collins — c’est tout.

(Cliquez ici pour un appendice à cet article. De même, ne manquez pas nos recherches connexes, dont « Is This What a Credit Bubble Looks Like » et « 3 Underappreciated Indicators to Guide You Through a Debt-Saturated Economy ».)


Notes du traducteur :
1. L’effet de richesse est l’effet psychologique, lorsque la valeur de son épargne, au sens large, augmente, qui pousse à consommer plus, donc à générer plus d’activité économique. Exemple : si le prix de l’immobilier augmente, il est possible de contracter un prêt hypothécaire sur la valeur supplémentaire de cette maison pour consommer. Ou encore, si les actions montent, il est possible d’en vendre pour consommer. L’effet de richesse fut particulièrement mis en avant par Alan Greenspan à la tête de la Fed pendant la bulle internet, pour expliquer que l’économie croisse et fournisse des surplus budgétaires publics. Cette « panacée » est un fantasme financiariste.

2. Cf la théorie du ruissellement, trickle down economics en anglais. L’espoir largement vain qu’en enrichissant les riches, les pauvres récolteront plus que leurs miettes. Très en vogue sous Reagan, devenu toujours plus embarrassant pour les officiels depuis…

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La Banque d’Angleterre confirme la passivité du crédit

Après la Banque des Règlements Internationaux, après le Système de Réserve Fédérale américain, c’est au tour de la Banque d’Angleterre, la banque centrale du Royaume-Uni, d’affirmer la passivité du crédit dans un document de vulgarisation publié ce trimestre. Ce document n’est pas irréprochable, on sent qu’il est destiné à calmer les suspicions quant à la « planche à billet » de la part du public ainsi qu’à renforcer sa confiance dans l’institution, sa puissance et sa bienveillance. Au final, dormez braves gens, la banque centrale continue à gérer souverainement la monnaie pour le bien de tous, mais un certain nombre de faits sont reconnus…

Une autre erreur commune veut que les banques centrales déterminent la quantité des prêts et des dépôts dans l’économie en contrôlant la quantité de monnaie banque centrale — la dite approche du « multiplicateur monétaire.

Cf par exemple ce billet sur ce concept éculé et invalidé et qui n’en finit pas d’agoniser.

La contrainte ultime sur la création monétaire est la politique monétaire.

Ah, nous voilà rassurés. Tout est donc toujours sous contrôle…

Que ce soit à travers des dépôts ou d’autres créances, la banque doit s’assurer qu’elle attire et retient quelque fonds que ce soit afin de poursuivre l’expansion de ses prêts.

C’est un point déterminant. Le plus puissant contre la thèse de la banque privée « créatrice de la monnaie » : elle ne peut qu’optimiser les paiements en jouant les intermédiaires et en ne soldant que les différences entre ces personnes mises en contact. Autrement dit, la « monnaie » de crédit bancaire est totalement dépendante de la solvabilité, de la présence d’une autre « monnaie » (la devise de l’État, cf les Bases pour plus de développements sur ces points.) pour pouvoir faire fonctionner la sienne :

Les prêts des banques individuelles sont également limités par des considérations quant au risque de crédit.

Une dernière, très savoureuse :

L’Assouplissement Quantitatif (AQ) stimule les crédits sans directement mener à, ou requérir, un accroissement des prêts. Bien que la première partie de la théorie du multiplicateur monétaire est effectivement avérée lors d’un AQ — la politique monétaire détermine mécaniquement la quantité des réserves — les réserves nouvellement créées ne changent pas, en elles-mêmes, significativement les incitations des banques à créer des crédits en prêtant.

Remarquons qu’après avoir à nouveau tenté de sauver la crédibilité de l’assouplissement quantitatif qu’elle a abondamment pratiquée, la Banque d’Angleterre se contredit : D’abord elle affirme que cela stimule les crédits (broad money dans le texte originel), ensuite elle affirme que cela ne peut en être une conséquence que marginalement au mieux, que l’AQ est inefficace « en lui-même » pour générer ces mêmes crédits (à nouveau broad money). Cela, on pouvait le savoir depuis le cas du Japon au moins comme l’a expliquée la BRI, et comme l’illustre leur graphique, où on retrouve broad money remarquablement étal tant l’AQ a besoin qu’autre chose fasse le travail pour laisser croire qu’il y est pour quelque chose « par lui-même ». De l’art de faire semblant… tout en rémunérant gracieusement des relations utiles.

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L’agonisante fiction de la dette publique

L’une des premières choses qu’expliquent les néochartalistes, et en particulier moi-même sur ce blog, est que la dette publique est principalement une coquille vide, qui s’explique par le fonctionnement intrinsèque de nos monnaies.
J’écrivais dans mes derniers billets que les cercles officiels commencent à mesurer l’ampleur de leurs erreurs. Le voile se déchire en effet, lentement, avec une accélération sensible depuis la crise. William Mitchell attire notre attention sur un billet de Gavyn Davies sur le site du Financial Times dont voici la traduction. Après avoir remarqué que l'(hyper-)inflation prédite et dont s’alarmait les commentateurs ne s’est jamais matérialisée, il conclut :

L’assouplissement quantitatif a démontré à tous les politiciens qu’il est possible de financer les déficits publics simplement en créant de l’argent, un fait qui était devenu obscurs dans les économies développées lors des précédentes décennies. Le cordon ombilical, jusque-là intact, entre la présence d’un déficit public et l’obligation d’émettre de la dette publique a été détruit dans l’esprit du système politique. Qui sait ce que l’effet à long terme en sera.

Notons que, si le Financial Times croit que « Les macro-économistes sont condamnés à étudier ses effets pendant les décennies à venies. », les néochartalistes sont parfaitement capables de l’expliquer et on pu prédire son échec déjà depuis l’assouplissement quantitatif japonais. Le point clé est que la banque centrale n’a jamais mis de limite à son financement qui est essentiellement passif pour l’économie (qui est elle, la vraie contrainte, par sa solvabilité).

Comme du temps des chartalistes historiques, (Knapp, Keynes, etc.), la réalité travaille au cœur les mythes officiels, et il s’effondreront pour peu que nous sachions mettre les mots dessus, c’est ce que j’ai écris dans mon livre (p. 391) et ce que cet article du Financial Times me pousse à croire encore plus :

Si le néochartalisme parvient à une masse critique déniant au mythe libéral sa légitimité usurpée, alors il s’effondrera.

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Andrew Huszar : Confessions d’un assouplisseur quantitatif

Voici la traduction d’un article datant du 11 novembre 2013 pour le Wall Street Journal par Andrew Huszar, qui fut chargé d’exécuter le programme d’achat massifs d’assouplissement quantitatif de la Federal Reserve. On peut y constater de l’intérieur ce que les néochartalistes n’ont cessé de clamer bien avant la mise en place de l’assouplissement quantitatif par la Fed ou la BCE : cette technique est totalement incapable de relancer l’économie, elle ne peut pas se traduire par une hyper-inflation (ou même une inflation inhabituelle), tout simplement parce qu’elle repose sur le crédit qui est passif. Elle ne sert au plus qu’à mettre les banques en orbite pendant que l’économie réelle glisse vers le précipice (Il est vrai, cependant, que c’est déjà en soi un énorme scandale, mais si tout ce qu’on retient de l’AQ (assouplissement quantitatif) est qu’il faut relancer coûte que coûte le crédit, alors il ne faut pas s’étonner de se retrouver à nouveau dans les filets des banquiers aussitôt après les avoir dénoncés. Comprendre que le déficit public peut, et même qu’il est le seul à pouvoir relancer l’économie est beaucoup plus pertinent que de se croire toujours jouets de banquiers, sachant seulement en plus qu’ils se gavent de manière parfaitement abusive au passage. Ce serait comprendre que la pilule est encore plus amère qu’on ne le croyait, mais sans comprendre qu’on n’a pas à la prendre, qu’elle n’est qu’un placebo, au mieux…)

Tout ce que je peux dire c’est : Je suis désolé, l’Amérique. En tant qu’ancien fonctionnaire de la Réserve Fédérale, j’étais responsable de l’exécution du programme principal du premier plongeon de la Fed dans l’expérimentation d’achats d’obligations connue comme assouplissement quantitatif. La banque centrale continue de faire passer l’AQ pour un outil aidant Main Street. Mais j’ai fini par reconnaître ce qu’est réellement le programme : le plus gros sauvetage de Wall Street déguisé de tous les temps.

Il y a cinq ans ce mois-ci, le Vendredi Noir, la Fed lançait une orgie acheteuse sans précédent. À ce moment-là de la crise financière, le Congrès avait déjà passé une législation, le Programme de Soulagement d’Actif Troublé (TARP), pour arrêter la chute libre du système bancaire des États-Unis. Au-delà de Wall Street, toutefois, les douleurs économiques continuaient à augmenter. Durant les trois derniers mois de 2008 seuls, presque deux millions d’Américains perdraient leurs emplois.

La Fed disait qu’elle voulait aider — à travers un nouveau programme d’achats massifs d’obligations. Il y avait des buts secondaires, mais le président Ben Bernanke clarifia que la principale motivation de la Fed était d’« affecter les conditions du crédit pour les ménages et les entreprises » : de baisser le coût du crédit pour que plus d’Américains souffrant de l’économie déclinante puisse l’utiliser pour traverser la récession. Pour cette raison, il appelait originellement cette initiative « assouplissement du crédit ».
Ma partie de cette histoire commença quelques mois plus tard. Ayant été à la Fed pendant sept ans, jusqu’au début 2008, je travaillais à Wall Street ce printemps 2009 lorsque j’eus un coup de téléphone inattendu. Reviendrais-je travailler sur la salle des marchés de la Fed ? Le boulot : gérer ce qui était au cœur de l’orgie d’achats d’obligations de l’AQ — une tentative sauvage d’acheter 1,25 billions (milliers de milliards) de dollars d’obligations hypothécaires en douze mois.
Incroyablement, la Fed appelait pour savoir si je voulais être le meneur d’équipe du plus grand stimulus de l’histoire américaine.

C’était un boulot de rêve, mais j’ai hésité. Et ce n’était pas seulement de la nervosité quant à prendre une telle responsabilité. J’avais quitté la Fed par frustration, ayant vu l’institution se soumettre toujours plus à Wall Street. L’indépendance est au cœur de la crédibilité de n’importe quelle banque centrale, et j’en étais venu à croire que l’indépendance de la Fed s’érodait. Les hauts fonctionnaires de la Fed, pourtant, reconnaissaient publiquement des erreurs et plusieurs de ces officiels soulignaient combien ils étaient attachés à une rénovation majeure de Wall Street. Je pouvais aussi voir qu’ils avaient désespérément besoin de renforts. J’ai fait le saut de la foi.

Durant ses presque cent ans d’histoire, la Fed n’avait jamais acheté une obligation hypothécaire. Maintenant mon programme en achetait tellement chaque jour ouvrable, par des achats énergiques, sans préparation que nous risquions en permanence de pousser les prix trop à la hausse et de briser la confiance globale dans les marchés financiers clés. Nous travaillons fiévreusement pour préserver l’impression que la Fed savait ce qu’elle faisait.

Il ne fallut pas beaucoup de temps pour que mes vieux doutes refassent surface. En dépit de la rhétorique de la Fed, mon programme n’aidait pas le crédit à être plus accessible pour l’Américain moyen. Les banques n’émettaient que de moins en moins de prêts. Plus insidieusement, n’importe lequel des crédits qu’elles accordaient n’était pas beaucoup moins cher. L’AQ a pu baisser le prix de gros pour que les banques prêtent, mais Wall Street empochait la plupart du supplément de liquide.

Depuis les tranchées, plusieurs autres cadres de la Fed ont également commencé à exprimer à haute voix l’inquiétude que l’AQ ne fonctionnait pas comme prévu. Nos avertissements tombaient dans des oreilles sourdes. Dans le passé, les directeurs de la Fed — même lorsqu’ils se trompaient ultimement — se seraient inquiétés obsessionnellement quant au rapport coûts/bénéfices de n’importe quelle initiative majeure. Maintenant la seule obsession était la dernière étude des attentes du marchés et les derniers retours des principaux directeurs en personne de banques de prêts et de fonds spéculatifs de Wall Street. Désolé, le contribuable américain.

Le trading pour le premier tout d’AQ se termina le 31 mars 2010. Les résultats finaux confirmèrent que, bien qu’il n’y ait eu qu’un soulagement quelconque pour Main Street, les achats obligataires de la banque centrale des États-Unis avaient été un coup de maître pour Wall Street. Les banques n’avaient pas seulement bénéficié des coûts plus faibles pour faire des prêts. Elles avaient aussi profité d’énormes gains de capitaux sur les cours montant de leurs portefeuilles de titres et de grasses commissions sur la plupart des transactions de l’AQ de la Fed. Wall Street eut son année la plus profitable depuis toujours en 2009, et 2010 avait commencé d’une manière très similaire.

Vous pourriez penser que la Fed aurait finalement pris le temps de questionner la sagesse de l’AQ. Réfléchissez à nouveau. Seulement quelques mois plus tard — après une baisse de 14 % des marchés d’actions américains et un nouvel affaiblissement du secteur bancaire américain — la Fed annonça un nouveau tour d’achats d’obligations : l’AQ 2. Le ministre des finances allemand, Wolfgang Schäuble, a immédiatement jugé la décision « nulle ».

C’est alors que j’ai réalisé que la Fed avait perdu toute capacité restante à penser indépendamment de Wall Street. Démoralisé, je suis retourné au secteur privé.

Où en sommes-nous aujourd’hui ? La Fed continue à acheter environ 85 milliards de dollars d’obligations chaque mois, retardant chroniquement même une simple ralentissement de l’AQ. Sur cinq ans, ses achats d’obligations sont montés à plus de 4 billions de dollars (4 000 000 000 000 $). Étonnamment, dans une nation supposée pour le libre marché, l’AQ est devenue la plus grosse intervention sur marchés financiers de n’importe quel gouvernement de l’histoire mondiale.

Et l’impact ? Même avec les plus radieux calculs de la Fed, un AQ agressif pendant ces dernières années n’a généré que quelques points de pourcentage de croissance américaine. En comparaison, les experts en dehors de la Fed, comme Mohammed El Erian de la compagnie d’investissement Pimco, suggèrent que la Fed peut avoir créé et dépensé plus de 4 billions de dollars pour un retour total aussi faible que 0,25 % du PIB (c.-à-d., seulement 40 milliards de dollars de plus dans la production économique américaine). Tant l’une que l’autre de ces estimations indique que l’AQ ne fonctionne pas vraiment. [NdT : Cela signifie encore que pour, mettons, 5 % de points de pourcentage de croissance américaine en plus durant ces cinq années selon la Fed, cela donnerait un multiplicateur monétaire de 0,2 (sur le modèle du multiplicateur fiscal : pour 1 dollar injecté, combien de dollars avez-vous d’activité en plus ? Ici pour un dollar d’AQ, on obtient 20 centimes selon la Fed) ou 0,01 selon Pimco (pour 1 dollar d’AQ, on obtient 1 centime d’activité économique. Ce qui rappelle nettement plus le passage des anciens francs aux nouveaux francs qu’une relance économique).]

À moins que vous ne soyez Wall Street. Ayant amassé des centaines de milliards de dollars dans d’opaques subventions de la Fed, les banques américaines ont vu leur capitalisation boursière collective tripler depuis mars 2009. Les plus grosses sont devenues encore plus un cartel : 0,2 % d’entre elles contrôlent dorénavant plus de 70 % des actifs bancaires américains.

Pour le reste de l’Amérique, bonne chance. Parce que l’AQ a injecté sans répit de la monnaie dans les marchés financiers durant les cinq dernières années, cela a tué l’urgence pour Washington de confronter la crise réelle : celle d’une économie américaine structurellement malsaine. Oui, ces marchés financiers se sont spectaculairement redressés, insufflant de la vie très nécessaire aux 401(k)s [NdT : Plans de retraites par capitalisation très communs aux États-Unis, investis via des fonds de pensions notamment en bourse.], mais pour combien de temps ? Des experts comme Larry Fink de la compagnie d’investissement BlackRock suggèrent que la situation est à nouveau « similaire à une bulle ». Pendant ce temps, le pays demeure beaucoup trop dépendant de Wall Street pour tirer la croissance économique.

Même en reconnaissant les limites de l’AQ, le Président Bernanke argue que des actions de la Fed valent mieux qu’aucune (une position à laquelle son successeur probable, la Vice-Présidente de la Fed Janet Yellen, adhère également). L’insinuation est que la Fed compense scrupuleusement les dysfonctionnements restants de Washington. Mais la Fed est au centre de ce dysfonctionnement. Dans le présent cas : Elle a permis à l’AQ de devenir la nouvelle politique du « trop gros pour faire faillite » de Wall Street.

Mr Huszar, est directeur de recherche à la Rutgers Business School, il est un ancien cadre dirigeant de la Morgan Stanley. En 2009-10, il a dirigé le programme d’achat de titres adossés à des hypothèques de la Réserve Fédérale pour 1,25 billions de dollars.

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« Un joyeux mélange d’intérêt personnel et d’idéologie »

Je reprends ici quelques informations glanées à travers des pérégrinations cybernétiques initiées par le blog de William Mitchell. C’est l’intervention de Skidelsky qui m’a décidé à rédiger ce billet.

Le premier article est ancien, puisqu’il date de décembre 2008, mais il a notamment l’avantage d’être écrit par un Nobel d’économie connu, Robert E Lucas, et de prendre date pour mesurer l’évolution des mentalités cinq ans après.

Les marchés financiers sont pris dans une « fuite vers la qualité » analogue à la « fuite vers la devise » [NdT : Il s’agit bien du terme choisi par Lucas, currency, et non money ou credit.] qui a paralysé l’économie dans les années 1930. Tout le monde veut détenir des actifs issus par le gouvernement ou garantis par le gouvernement, pour des raisons tant de liquidité que de sécurité. Les individus ont essayé de le faire en vendant leurs autres titres, mais sans augmentation de l’offre de titres de « qualité » ces tentatives ne peuvent rien faire d’autre que diminuer le prix des autres actifs. La seule autre action que peut accomplir comme individu est d’accumuler des stocks de liquide [cash] et des créances émises par le gouvernement sur du liquide en réduisant leurs dépenses. Cette réduction est le principal facteur induisant ou empirant la récession. Ajouter directement des réserves — l’actif ultime, liquide et sûr — ajoute aux réserves de « qualité » et soulager le besoin perçu de réduire les dépenses.
[…]
Le rendement sur les bons du trésor est maintenant environ le même que le rendement sur le liquide : zéro. Mais les écarts de taux entre les bons du trésor et les obligations émises par le privé sont larges pour toutes les maturités.

En 2008 donc, un Nobel d’économie, certes critiquable par ailleurs, constate que :

  1. La différence entre la crise de 1929 et celle de 2008 c’est que ce dont a besoin l’économie était la devise nationale hier et de la dette gouvernementale aujourd’hui. Ça tombe bien, le néochartalisme explique que la dette publique n’est que le déguisement de la devise nationale, et que le déficit public est la seule solution pour durablement redonner de la qualité aux actifs de l’économie.
  2. De manière contradictoire, la solution espérée consiste non pas à donner ces devises (financièrement parlant, car elle peuvent être données contre travail, bien sûr) mais à les prêter puisqu’elles achètent des actifs, c’est-à-dire promesses de paiements au détenteur. Or, si la banque centrale fait son travail aussi efficacement qu’elle le prétend, c’est-à-dire qu’elle dégage un profit tout en servant la prospérité du marché, elle doit n’acheter de ces actifs que dans la mesure où ils sont sûrs. Mais si elle le fait, l’opération est nulle : elle n’a ajouté aucune qualité au portefeuille d’actifs de l’économie (ou plutôt de la finance). Et si au contraire, la banque centrale prend sur elle de contresigner, de fait, suffisamment d’actifs en les garantissant par rachats, elle interfère alors massivement avec le fonctionnement privé du marché censé être la justification contre les déficits publics.

Bref, il y a le constat de l’échec, mais aussi un vide intellectuel face à lui.

Adam Posen, lors d’un article pour le Financial Times récemment, constate à quel point la béance est apparente.

La grande leçon de la crise financière pour la politique monétaire est qu’il n’y a pas de taux d’intérêt qui détermine ou même représente les conditions du crédit dans l’économie moderne. Ces trente dernières années, tant la science économique que les milieux politiques ont confortablement présupposé que les mouvements du principal taux d’intérêt de la banque centrale affecterait toute l’économie de manière prévisible. Cela permit au analystes académiques et marchands d’essayer d’expliquer la conduite de la banque centrale en termes de règles simples.
[…]
Cela sera intellectuellement et opérationnellement difficile, comme pour toutes les banques centrales. Nous connaissons la nécessité de tels outils mais nous ne savons pas encore comment ils fonctionnent. Pour la Fed, le défi supplémentaire est que le Congrès s’est occupé de limiter ses pouvoirs depuis que la crise a commencé, particulièrement concernant les actifs que la banque peut acheter. C’est une chance extrême que l’achat de titres adossés à des hypothèques soit toujours permis et qu’il arriva qu’ils soient ce qu’il fallait exactement acheter pour traiter la crise des hypothèques.

Posen constate ce que les néochartalistes ont toujours défendu lorsqu’ils affirment que la banque centrale n’est pas la colonne vertébrale de l’économie, que l’essentiel du travail de stabilisation et de financement est assuré par le déficit public, et la banque centrale peut au plus moduler ces évolutions, mais non les contrecarrer éternellement. C’est la notion de passivité du crédit qui est ici abordée.

Posen se trompe lorsqu’il qualifie la possibilité d’acheter des produits dérivés d’hypothèques de « chance extrême ». La Fed le peut parce que Fannie Mae et Freddie Mac sont deux agences privées « sponsorisées par le gouvernement », et que la Fed est une créature de ce même gouvernement, et voit son existence garantie par ce même gouvernement. Au moment de choisir quels titres financiers peuvent être achetés par la Fed, avec en théorie un risque de pertes financières, ainsi que des avantages impressionnants en termes de sécurité pour ceux qui se font racheter ces actifs par elle, la Fed et le gouvernement doivent faire un choix. Or, les dettes du gouvernement sont des actifs particuliers selon ces optiques : si le gouvernement s’effondre la Fed sa créature s’effondre aussi (elle est un monopole légal, issu et maintenu par le gouvernement), donc ne pas posséder de titres gouvernementaux n’améliore pas les perspectives de la Fed. Pire, si même le gouvernement fédéral n’est pas assez puissant dans le jeu économique, lui qui est énorme, et peut lever l’impôt à discrétion, qui peut l’être ? Enfin, plus que toute entreprise privée, sécuriser la dette gouvernementale est le choix le plus susceptible de ne pas favoriser tels groupes particuliers aux dépens de tels autres. Le choix de la dette publique s’impose donc naturellement comme monétisation privilégiée de la part de la banque centrale.

La confusion est pire encore. Lorsque l’État s’est décidé pour le choix monétaire de société à crédit, il s’est décidé pour une aberration du point de vue de la technique économique. En effet, lorsque la création monétaire par la banque centrale est effectuée par un prêt (elle crée de la devise en échange d’une promesse de remboursement plus intérêts), le système monétaire n’a de fait plus le choix qu’entre le Ponzi et la faillite (Cf Les Bases). Le système s’essoufflant, l’État s’est décidé à ré-inciter à un Ponzi privé en donnant un peu de sa garantie au Ponzi via Fannie et Freddie. C’est fou ce que le tout-puissant marché a besoin d’être sous assistance respiratoire étatique pour fonctionner. Las ! Comme le constatait Lucas, ça n’a toujours pas suffit à éviter une crise de 1929, et comme Posen l’a vu, la garantie de l’État continue à porter à bout de bras l’économie, laissant totalement absurde la prétention du marché à sélectionner les activités fondant sa sécurité.

Nous en venons à Robert Skidelsky, économiste assez connu ayant récemment écrit pour The Economist un papier particulièrement franc :

L’assouplissement quantitatif, dont personne ou presque n’avait entendu parler il y a cinq ans, est une grande nouvelle découverte. Les décideurs politiques ont mis leur foi en lui comme moteur de la reprise ; les variations de la quantité de monnaie fournie par la banque centrale est passé de mesure d’urgence à outil permanent. Comme Adam Posen l’a récemment dit, étant donné l’échec de la politique des taux d’intérêt seuls à déterminer les conditions du crédit, les futurs gouverneurs des banques centrales « auront à rendre conventionnels les politiques monétaires non-conventionnels ».

Ce nouvel enthousiasme pour la politique monétaire non-conventionnel est d’autant plus remarquable que personne n’est vraiment sûr de comment elle fonctionne. Il y a plusieurs mécanismes de transmissions possibles depuis la monnaie vers les prix (ou les revenus nominaux) — notamment le canal du prêt bancaire et le canal de rééquilibrage des portefeuilles d’actifs. Ils ont été extensivement essayé, avec des résultats mitigés.

Tout cela a mené John Kay à se demander pourquoi autant d’attention a été donné aux politiques monétaires non-conventionnelles « avec aucune explication claire de comment il pourrait être attendu d’elles qu’elles fonctionnent et avec peu de preuves de leur efficacité ? » Sa réponse : elles sont utiles au secteur financier et à ceux qui y travaillent.

Voici une autre réponse, donnée par l’économiste de l’Université de Chicago Robert Lucas au Wall Street Journal. L’assouplissement quantitatif, écrit-il « n’induit aucune entreprises gouvernementales nouvelles, ni positions financières gouvernementales dans des entreprises privées, ni fixation des prix ou autres contrôles des opérations des affaires individuelles, ni rôle gouvernemental dans l’allocation du capital… Ce me semble être d’importantes vertus. »

En bref, un joyeux mélange d’intérêt personnel et d’idéologie. Il en a toujours été ainsi ; ce qui n’a pas empêché les économistes de discuter les questions de politiques comme si la seule chose à trouver était la théorie de la matière !

C’est tout à fait ce que je constate aussi : la théorie économique dominante est dominante non pas par ses mérites analytiques et prédictifs, qui sont lamentables, mais parce qu’elle donne à entendre ce que les dominants veulent entendre. Ce qui est tout différent. Encore une bulle qui éclatera…

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Le non-multiplicateur monétaire

Tout le monde connait la rhétorique en faveur de l’assouplissement quantitatif, qui remonte au moins à Milton Friedman : la banque centrale achète des actifs sur le marché secondaire et les devises nationales ainsi laissées dans le circuit bancaire permettraient de solder toute une flopée de nouveaux crédits, donc de générer autant d’activités supplémentaires. Friedman est même relativement précis. Le multiple de crédits générés selon lui est fixe, quoiqu’il concède des « délais variables » autour de six mois pour que la chose se réalise. Cette théorie s’est trouvée prise en défaut à peu près partout, mais le plus bel exemple d’échec est sans doute la tentative d’application du remède Friedman par le Japon au début des années 2000, très bien analysé par un expert de la BRI. Depuis que les gouvernements à travers le monde rejoignent le Japon et essaient la même solution tout aussi en vain, nous disposons d’encore plus de confirmations, dont en voici une qui me parait assez spectaculaire :

Il s’agit du fameux multiplicateur monétaire tel que calculé par les équipes de recherches de la Federal Reserve Bank de Saint Louis. Toutes les deux semaines, ce multiplicateur donne le nombre moyen de dollars à crédit soldés avec un dollar américain officiel fourni par le Federal Reserve System. Plus le multiplicateur est élevé, plus il y a de crédits soldés avec peu de dollars ; plus le multiplicateur est faible, plus les crédits privés ne profitent pas des dollars disponibles pour solder leurs comptes. De plus, une courbe horizontal, ou oscillant légèrement autour d’un tel axe horizontal, confirmerait la thèse de Friedman, tandis qu’une courbe avec des tendances lourdes tant à la baisse qu’à la hausse infirme la thèse de Friedman.

Multiplicateur monétaire descendant inexorablement depuis plus de 3 jusqu'à moins de 1.

Non seulement des tendances de beaucoup plus que six mois se font sentir — comme la baisse de mi-1986 à début 1990 — mais plus encore, ce qui frappe le plus est l’effondrement abrupt de la courbe fin 2008. C’est le moment où la Fed renfloue à toute vitesse les banques de Wall Street. Or, le multiplicateur monétaire ne s’en est jamais relevé. Non seulement l’injection massive de dollars a fait chuter le multiplicateur monétaire, mais en plus il ne s’est relevé ni pendant ni après, même six mois plus tard, même plusieurs années plus tard. Pire encore, le multiplicateur monétaire est inférieur à 1. Il ne multiplie plus rien du tout, il divise même. Cela signifie que les banques ne soldent rien à crédit, qu’il leur suffit de payer cash. Il n’y a pas de crédits supplémentaires enfin possibles par cet assouplissement quantitatif. Sinon, on ne verrait pas cette chute sur la courbe : il y aurait eu toujours environ 1,5 dollars de crédits soldés pour chaque dollar injecté par la Fed et la courbe aurait poursuivi l’horizontale des années précédentes.

Conclusion, et quoi qu’en disent Bernanke et tous les autres, si reprise il y a aux États-Unis, ce n’est pas grâce à la Fed qui n’est pas motrice dans cette histoire. Ce sont les déficits publics qui font tout le travail, et ça explique aussi pourquoi l’austérité budgétaire déprime si facilement l’économie.

Note :

D’après les définitions fournies par la Réserve Fédérale de Saint Louis, l’essentiel du multiplicateur résulte des dépôts à vue des particuliers. Ces derniers ont donc confirmation que les dollars de la Fed ne ruissellent pas depuis Wall Street jusqu’à Main Street. La bonne nouvelle, c’est qu’en cas de ruée bancaire, il est possible pour le système de régler l’ardoise (mais à quelle banque restante et qu’arrivera-t-il aux dépôts non-immédiatement disponibles, plans d’épargnes et autres ?).

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Nouvelle émission avec Monnaie Libre

Merci à Stéphane de m’avoir invité pour la troisième fois.



Bernard Bernanke annonce la poursuite de l’assouplissement quantitatif pour la troisième fois, jusqu’en 2015
.

Malgré une très forte augmentation de la base monétaire (pièces, billets et réserves, en rouge), le crédit n’a pas bougé (M3, vert), poursuivant leur hausse anémique, ni les prêts émis par les banques (bleu) qui ont continué à baisser jusqu’en 2005, où ils crurent très lentement.

Le rapport de la BRI et une traduction d’extraits clés.

Une analyse approfondie du cas japonais, dont voici le principal graphique :

Graphique représentant les décennies perdues et leurs diverses composantes clés dont Wray fait régulièrement mention dans cette traduction.

Collecte record (proche de 2008) pour le livret A.

Collecte à nouveau positive pour l’assurance-vie.



Le dernier pseudo sauvetage de l’euro par la BCE analysé
.


Trafic d’enfants voleurs au sein de la communauté rom.

Christophe Guilluy, Fractures françaises.

Le Déni des cultures, d’Hugues Lagrange

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Wray : Plus d’AQ, LIBOR, garde-fous des dettes publiques, gouvernements souverains et détermination des taux d’intérêt

Traduction d’un article de L. Randall Wray, professeur d’économie à l’Université du Missouri, du 1er août.

La Fed tient une nouvelle réunion, et beaucoup s’attendent à un nouveau tour d’assouplissement quantitatif (AQ). Les gens parle d’un Gros Bazooka, mais la Fed continue de tirer à blanc. Qu’importe ce qu’elle fera, ça ne changera pas grand chose.

Il y a tant de confusion à propos de la détermination des taux d’intérêt et des effets des taux sur l’économie. Laissez-moi vous entretenir de quelques sujets apparemment sans rapport qui montrent cette confusion.

De loin la plus importante des confusions que nous avons ces dernières années concerne les importances relatives des politiques fiscale et monétaire. Je n’irai pas dans les détails, mais il est vraiment remarquable combien les décideurs politiques s’illusionnent à croire que les banques centrales sont omnipotentes. En effet, il était admis qu’on n’avait même pas réellement besoin d’une politique fiscale1 puisque la politique monétaire toute seule peut finement régler l’économie, maintenir la croissance, un fort emploi et la stabilité des prix. C’était sous-jacent à l’argument de la « Grande Modération » de Ben Bernanke qui aurait dû exploser avec la Crise Financière Mondiale (CFM). Malheureusement, suite à la CFM, la suprématie prêtée à la Fed a survécu et nous avons cru qu’Oncle Ben pourrait nous sauver avec de l’Assouplissement Quantitatif : AQ1, AQ2, et bientôt, AQ3. [en anglais « Quantitative Easing, QE »]

Après cela il y aura un AQ 4,5,6 et ainsi de suite jusqu’à ce que QUELQU’UN à Washington reconnaisse que l’AQ est complètement impotent. Si nous nous sortons de cette crise, ce sera par la politique fiscale.

Tout ce que peut faire la Fed est abaisser les taux d’intérêt au jour-le-jour — ce qu’elle fit — à zéro (TIZ). Après cela, l’AQ simplement crée des réserves électroniquement pour remplacer des bons du Trésor dans le bilan des banques commerciales. Pourquoi, vraiment pourquoi, quelqu’un penserait que ça stimule la demande des banques pour faire quelque chose qu’elles n’auraient pas fait autrement ? [NdT : Voir la passivité, ou endogénéité, du crédit] Il y eut un effet positif du TIZ et de l’AQ qui était d’accroître les revenus nets des banques. Bien que la Fed ait diminué les revenus des actifs de leurs bilans, l’effet net d’une politique de taux d’intérêt apparemment éternellement bas fut de réduire les taux d’intérêt payés par les banques PLUS que les taux n’ont baissé sur les actifs de ces banques. Il fallait s’y attendre — le secteur bancaire est très oligopolisé (une poignée de banques contrôle les taux « du marché », comme discuté plus bas) et elles sont capables d’empêcher les taux de prêts au détail de chuter autant que les taux sur les dépôts. Plus encore, les banques font flamber toutes sortes de frais de dépôt et de chéquier — ce qui fonctionne aussi longtemps qu’elles le font toutes à l’unisson (si une grosse banque ou beaucoup de petites refusaient de le faire, elles ne pourraient maintenir ces frais élevés).

La même chose survint au début des années 1990 lorsque la Fed maintint bas les taux pour accroître les revenus bancaires afin qu’elles se recapitalisent. C’est implicitement une politique de sauvetage des banques. Rien de nécessairement mauvais à cela.

Mais il y a un côté plus sombre. Les taux d’intérêts plus faibles sur les dépôts et les frais élevés lessivent les épargnants. Je ne vous dis rien que vous ne sachiez déjà. Vous ne pouvez même pas obtenir un demi-point de pourcentage sur votre épargne chez les banques. Oui, votre taux hypothécaire a également chuté, mais l’effet net a drainé les revenus du consommateur. Voici un passage d’un rapport du Crédit Suisse :

L’effet secondaire du médicament de la Fed des intérêts à quasi-zéro — l’effondrement du revenu d’intérêt personnel ces dernières années. Le déclin du revenu des intérêts écrase les estimations des économies sur le service de la dette. La Figure 2 compare l’évolution des coûts du service de la dette des ménages et le revenu des intérêts personnels. Les deux agrégats ont connu leur pic à environ 1,4 billion de dollars presqu’en même temps — le milieu de 2008. Selon notre analyse des chiffres de la Federal Reserve, le service de la dette totale — qui inclut les coûts des hypothèques et des échéances — a diminué de 206 milliards de dollars depuis le pic. La contraction des intérêts s’élève à environ 407 milliards depuis le pic, plus que le double de l’aubaine des échéances réduites de la dette.

[NdT : voir aussi, par exemple, Avec les taux faibles, les banques accroissent leurs profits sur les hypothèques, New York Times, 8 août : « Les banques réalisent des gains inhabituellement élevés sur les hypothèques parce qu’elles prennent des profits beaucoup plus élevés que la norme historique […] Moins d’acteurs dans le secteur de l’origination signifie des marges de profits plus élevés pour ceux qui restent […] Les taux relativement haut des prêts hypothécaires n’aident pas la reprise de l’immobilier parce qu’ils rendent plus difficile pour les nouveaux propriétaires d’améliorer leur logement et parce qu’ils rendent le refinancement relativement moins attractif »]

Mettons cela en perspective. Vous souvenez-vous de la relance fiscale d’Obama ? Environ 400 milliards de dollars chaque année pendant deux ans — disons environ 3 % du PIB. Il y eut un énorme débat pour savoir si ça avait « fonctionné ». Seuls les authentiques fous croient vraiment que ça ne nous a pas épargné une récession encore pire que celle à travers laquelle nous sommes effectivement passés.

Eh bien, l’AQ nous enlève un montant de demande agrégée dans l’économie égale à la moitié de la relance d’Obama. Et cela pas seulement pendant deux ans — ça dure encore et encore et encore, année après année après année, aussi longtemps que la Fed poursuit une politique de TIZ.

Ainsi l’AQ est supposé stimuler l’économie en enlevant 1,5 % de PIB chaque année ?

Exactement comme nous l’avons appris pour le cas du Japon — des taux d’intérêt extrêmement faibles enlèvent plus de demande qu’ils n’en injectent. Ainsi la Fed a confondu les pédales de frein et d’accélération : l’AQ écrase la pédale de frein alors que la Fed pense accélérer l’économie. La seule chose dont nous pouvons lui être reconnaissants est que la Fed conduit un pousse-pousse, pas une Buick [NdT : ancêtre de General Motors]. Les dommages qu’elle peut causer ne sont pas létaux.

Ne me méprenez pas, je ne suis pas contre la politique de TIZ — j’aimerais un TIZ en permanence — mais nous devons comprendre qu’elle ne stimule pas l’économie.

Tout ce que cela signifie vraiment est que nous POUVONS et même DEVONS intensifier la politique fiscale. Le manque de demande est probablement d’au moins 6 ou 7 pour-cent du PIB — peut-être plus — sans AQ. L’AQ ajoute un supplément de nécessaire relance fiscale d’un point et demi. Donc, les gars, avec l’AQ nous devrions avoir PLUS de réductions d’impôt et PLUS de dépenses d’infrastructure publique — la taille nécessaire de l’expansion fiscale est plus GRANDE avec l’AQ ! Probablement 7,5 à 8,5 % du PIB. Nous pouvons complètement éliminer la fiscalité du travail, donner une exonération de l’impôt sur le revenu à tous ceux avec moins de 150 000 $ de revenu brut, et intensifier les dépenses sur les choses qui importent le plus comme l’éducation, des subventions fédérales aux États fédérés et aux collectivités locales, l’énergie verte, et les infrastructures publiques. Merci Oncle Ben !

Une autre chose prouvée au-delà de tout doute tant par la Fed que par la Banque du Japon est que les « garde-fous des dettes publiques » peuvent désirer aussi fortement une hausse des taux qu’ils le veulent, ils ne peuvent pas les obtenir si la banque centrale veut zéro ! Oubliez la détermination des taux des bons du Trésor par le marché. Ça n’est pas une histoire d’offre et de demande. L’émetteur souverain de la monnaie détermine le taux au jour-le-jour. Ensuite, l’AQ mène le taux jusqu’au « taux de soutien » de la banque centrale (taux qu’elle paie sur ses réserves), et si l’engagement de la banque centrale pour des faible taux d’intérêt est crédible, la structure des maturités [NdT : l’ensemble des taux d’intérêt pour chaque délai de remboursement] s’ajuste à la baisse. Il est difficile d’amener les taux à long terme en-dessous de 2 %, comme Keynes l’a expliqué, en raison du risque de perte de capital (qui balaierait les intérêts perçus).

Et si les marchés ne croient pas que la banque centrale s’engage dans une politique de taux d’intérêt zéro, cela peut prendre du temps avant que les taux à long terme ne baissent [NdT voir par exemple le cas du Japon] — cependant la réalité domine finalement les anticipations de manière à ce que la banque centrale réduise les taux de la dette publique même de long terme (comme la Fed est parvenue à le faire finalement). Marrant comme les anticipations convergent vers la réalité et non l’inverse comme Bernanke et d’autres économistes du « Nouveau Consensus Monétaire » le croient.

La banque centrale peut le faire encore plus rapidement si elle est prête à acheter n’importe quelle maturité à un équivalent du taux d’intérêt déclaré. Mais le point est que les garde-fous peuvent se déchaîner autant qu’ils le veulent, leur alternative aux bons du trésor est le taux de rémunération des réserves.

Passons au scandale du Libor. Je ne vais pas répéter les détails — vous en avez déjà lu sur ce sujet. Une poignée de gars ont truqué le Libor bien qu’ils prétendent qu’il est une variété de taux déterminé-par-le-marché. Eh bien, qu’attendiez-vous que des oligopolistes fassent ? Ils ont truqués les marchés. Tous les économistes savent cela. Vous souvenez-vous de l’histoire des deux stations-service de chaque côté de la rue ? L’un réduit ses prix, l’autre doit suivre. Les prix descendent à zéro, ensuite ils donnent des tranches de pain pour faire venir les consommateurs pour de l’essence gratuite. Si vous avez mon âge, vous l’avez vraiment vu arriver. les oligopolistes détestent cela. Donc ils truquent le marché — se mettent d’accord pour relever les taux et se partager le gâteau.

OK donc, les grosses banques londoniennes ont truqué le marché. C’est un comportement absolument normal, quoiqu’illégal aux États-Unis. Et 10 billions de dollars en prêts aux consommateurs et aux entreprises étaient liés à ces chiffres truqués. OK, ce n’est pas un énorme problème — seulement une énième fraude à plusieurs billions de dollars crées par nos gentils banquiers pour pigeonner les consommateurs.

Nenni, c’est légèrement pire que cela. Ils ont truqué les taux Libor parce que les banques ne veulent pas dévoiler les véritables taux d’intérêt qu’elles ont dû payer pour émettre leurs obligations à court terme. Cela aurait indiqué ce que le marché pense de leurs bilans — signalant qu’ils sont dans le lisier jusqu’au cou, pour ainsi dire.

Donc une autre partie du scandale du Libor était que les banques essayaient de cacher leur situation financière.

Mais ce n’est qu’une moitié de l’histoire. Chez certaines de ces banques, les taux déclarés de leurs emprunts qui servent à déterminer le Libor étaient manipulés par des traders pariant sur ces taux. Vous voyez, les profits du trading sont beaucoup plus certains si vous truquez le résultat. Pipez les dés et vous gagnerez plus au craps. Dans certains cas, les traders faisaient du profit au dépens de leur propre banque — réduisant le Libor et donc le revenu de la banque.

Vous n’avez plus qu’à adorer la moralité des traders.

Oh, et ça empire. Nous savons que le président de la Federal Reserve de New York Timothy Geithner connaissait tout ce truquage du Libor. Et il a cafardé aux Britishs. Lorsqu’ils ne parurent pas intéressés (il y a quelques controverses sur ce qu’il leur a exactement dit), il a laissé tomber.

Bien, mais ça n’est pas tout à fait exact. Puisque lorsque lui et le président Bernanke ont conçu le sauvetage de Wall Street à 29 billions de dollar, ils ont décidé de lier une partie des facilités de financement du sauvetage aux — vous l’avez deviné — taux Libor ! Oui, il a lié les fonds du sauvetage au Libor — un taux truqué par les banques. Par exemple, les sauvetage d’AIG et de Bear Stearns (Maiden Lanes I, II, III [dispositifs de sauvetage créés par Geithner en 2008] étaient liés au Libor, comme le sont les taux fixés pour la Facilité de Prêt à Terme Adossés à des Actifs Titrisés [Term Asset-Backed Securities Loan Facility (TALF)] qui ont émis des prêts sans autres recours. Beau travail, Timmy. Utiliser les taux truqués dont tu prétendais être si préoccupé que tu étais brièvement devenu une balance.

Un nouvel exemple de taux d’intérêt truqués. Nous savons aussi désormais que les plus grosses banques s’entendaient pour pigeonner toutes nos collectivités locales sur le marché des bons municipaux. Les banquiers escrocs ont organisé des tours pour « gagner » des enchères « compétitives ». Toutes truquées pour payer un plus faible taux d’intérêt aux mairies sur leurs fonds gardés.

La vérité est que, tous les marchés financiers sont truqués. Pour eux, contre nous. C’est la manière dont les marchés financiers fonctionnent. Comme je l’ai dit, nous sommes pigeonnés. Il n’existe pas de taux « déterminés par le marché ». Ce qui est nommé par euphémisme « marché » résulte souvent d’accords en coulisse ou de moyens moins ouverts de tarification oligopolistique (tel que la collusion tacite). Le meilleur plus-ou-moins honnête taux en ce monde est celui fixé par la banque centrale — le taux d’escompte et le taux au jour-le-jour de la Fed aux États-Unis. C’est ce que la Fed aurait dû utiliser pour ses sauvetages, et c’est ce qui sert de taux de référence pour les prêts des banques régulées. Le taux au jour-le-jour de la Fed [« Fed Funds rate »] est le principal taux directeur aux États-Unis et il est sensé pour les autres taux d’être fixés en fonction de celui-ci — non en fonction du Libor.

Warren Mosler avait commencé à avertir de taux truqués du Libor depuis la seconde moitié des années 1990. Lorsque la Fed commença à considérer des accords d’échanges réciproques temporaires de devises comme moyen de garder le Libor dollar sous contrôle en 2008, Warren argumenta qu’impliquer la Fed dans un taux manipulé par les banques n’avait aucun sens. Il proposa qu’aucune institution financière ne soit autorisée à utiliser le Libor pour fixer des taux. Voici la proposition de Warren : http://www.moslereconomics.com/?p=8968 Ou voici une sympathique présentation : http://www.moslereconomics.com/wp-content/pdfs/Financial%20Architecture%20Fundamentals.pdf

Réfléchissez-y. Pourquoi la Fed utiliserait-elle le Libor, ou permettrait à des banques américaines régulées de l’utiliser ? Comme nous le savons, la Fed fixe les taux d’intérêt de base aux États-Unis ; c’est son « levier » sur la politique monétaire des États-Unis. Quelqu’un peut-il expliquer pourquoi elle laisserait les banques sous sa supervision utiliser un taux fixé en coulisse à Londres ? Pire, pourquoi utiliserait-elle ce taux, elle-même, sur ses prêts ?

C’est probablement dû à quelque croyance persistante dans la supposée « efficacité économique » de la fixation-par-le-marché des taux d’intérêt par les ciseaux de l’offre et de la demande. Mais nous comprenons (maintenant) que le Libor n’était pas un taux du marché — pas plus que ne l’étaient les divers autres taux hypothétiquement « déterminés par le marché » via « l’offre et la demande ».


Note :
1 Paul NdT : Krugman, Nobel d’économie de 2008, proclame sa foi en l’omnipotence de la Fed le 6 février 1997 :

À mes yeux, au moins, l’idée que les changements de la demande seront normalement compensés par la politique de la Fed — de sorte qu’ils n’auront, en moyenne, aucun effet sur l’emploi — semble à la fois simple et entièrement raisonnable. Cependant il est clair que peu de gens à l’extérieur du monde académique pense les choses ainsi. Par exemple, le débat sur l’Accord de Libre-Échange Nord-Américain fut monopolisé presque entièrement par les questions de création et de destruction d’emplois. Le point évident (à mes yeux) que le taux moyen de chômage durant les dix prochaines années sera là où la Fed voudra qu’il soit, quelle que soit la balance commerciale entre les États-Unis et le Mexique, ne s’est jamais imposé à la conscience publique. (En fait, quand j’ai avancé cet argument dans une commission en 1993, un autre membre — un partisan de l’ALÉNA comme il apparut — explosa de rage : « Ce sont des remarques comme celle-là qui font haïr les économistes ! »)

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Le point sur le Japon

Comme j’ai encore le regret de constater que nombre de personnes croit que le marché interbancaire est un marché comme un autre, qu’il n’est pas artificiel et dominé essentiellement par sa banque centrale, je poursuis ma série de graphiques illustrant ce fait, après les États-Unis, ou le Royaume-Uni.

Voici le graphique du cas Japonais :

Les taux à court terme (vert, jaune) suivent de très près le taux directeur (bleu). Le taux de la dette publique à long terme (rouge) les suit à distance mais presque aussi fermement.

On y voit très clairement que la Banque du Japon (banque centrale japonaise ayant en charge le yen, la monnaie japonaise), lorsqu’elle choisit son taux directeur (bleu) détermine par ses opérations habituelles les taux des bons du Trésor japonais (vert) et le taux interbancaire nippon (jaune) et oriente fermement la direction des taux à plus long terme de la dette publique japonaise (rouge). Les coefficients de corrélation entre chacune de ces courbes et le taux directeur s’étale de 0,971 (avec les obligations du trésor) à 0,996 (avec les bons du Trésor), c’est à dire une synchronisation de quasiment parfaite à presque absolument parfaite (le maximum possible est 1, le minimum 0). Le Libor est corrélé au taux directeur à 0,983.

On peut remarquer qu’à la veille de l’explosion de la bulle financière japonaise en 1990, le Ponzi financier marche à plein, les banques sont en quête de financement pour poursuivre le Ponzi encore un tour. La banque du Japon concède à leur prêter les sommes nécessaires (elle n’a pas le choix : elle doit assurer le fonctionnement du système de paiement dont elle a la charge), mais seulement à un taux directeur toujours plus élevé car elle souhaite crever cette bulle. Elle fait plus que doubler ce taux : il monte jusqu’à 6 % alors que nous ergotons sur un 0,25 % de trop ou manquant ! Une fois la bulle crevé, la récession s’ensuivit et la Banque du Japon réduisit son taux directeur plus spectaculairement encore qu’elle ne l’avait augmenté. Jusqu’à 0,5 % et même presque 0 % depuis 1995. Les banques japonaises, qui se disputaient volontiers le financement alloué par la Banque du Japon au point que le taux interbancaire à 3 mois collait et parfois dépassait les obligations à long terme du Trésor nippon, se sont mises à se précipiter même sur des bons du Trésor à court terme inférieur au taux directeur en 1999, alors que la crise asiatique avait encore réduit les opportunités de crédit au reste de l’économie.

Remarquons au passage un fait expliqué par les néochartalistes mais très largement incompris des autres, et totalement par les partisans du déficit zéro : le Trésor public d’une nation monétairement souveraine est la clé de voûte de cette monnaie, il est le point de départ et d’arrivé de cette monnaie, aussi la mascarade du financement du Trésor par les banques est-elle anéantie lorsqu’elles recherchent un refuge. C’est-à-dire qu’elles ne peuvent plus faire semblant de pouvoir placer cette monnaie ailleurs que chez le(s bons du) Trésor. La dette publique à long terme, parce qu’elle immobilise la monnaie a priori plus longtemps, exige des taux plus élevés (rouge). Mais même là, on voit les taux lentement tendre vers zéro à partir de 2006. Comme il est dur de trouver de bons placements pour la monnaie du déficit public ailleurs qu’auprès du trésor émetteur (à part thésauriser ses billets ou les refiler avec le même problème à quelqu’un d’autre, il n’y a aucun moyen)… Début 1999, il semble que la méthode de vente des bons du Trésor ait été modifiée : avant il y a une fixation des taux, après il y a une mise aux enchères publiques1. On voit aussi que ça n’a influé qu’à la marge. Enfin, on constate qu’à partir de 2006, il y a un léger retour à la « normale », retour brisé par la crise des subprimes.

Ce graphique est particulièrement parlant parce que ça fait 20 ans que les partisans du déficit zéro nous affirment qu’en cas de crise, il faut réduire le déficit public pour éviter de devoir payer des intérêts élevés sur la dette publique voire de faire défaut faute de financement privé, le Japon illustre magistralement que la relation est inverse : en cas de prospérité impétueuse, les taux du trésor montent avec ceux de la banque centrale malgré des surplus budgétaires (série statistique ici) et qu’à l’inverse, lorsque le déficit représente 7 % du PIB en 2003 ou 10 % en 2009, en pleine crises donc, le trésor japonais paie des intérêts ridiculement bas, proche de 0 % à court terme, toujours en suivant les taux de la banque centrale.

Le professeur William Mitchell s’est intéressé à cette lancinante et interminable crise japonaise dans un article très intéressant dont je fournis ici ma traduction :

« Le Japon n’a pas seulement été frappé par la crise financière (pendant laquelle les exportations nettes se sont effondrées début 2008) mais aussi plus tard en 2011 il a subi un tsunami qui a dévasté ses régions nord-est.

Durant la crise financière, l’investissement privé et les exportations nettes se sont contractés durant la majeure partie de 2008 et 2009. Il y eut une forte réponse fiscale contracyclique tant par l’investissement que par la consommation publics durant cette période de déclin de la dépense privée.

Le gouvernement entreprit de retirer sa relance fiscale trop tôt — bien que la croissance de la consommation gouvernementale s’était poursuivie à travers 2010 tandis que l’investissement public avait commencé à se contracter. Alors que les composantes non-gouvernementales de la dépense repartaient tout juste, elles n’étaient pas assez fortes pour résister à l’impact du ralentissement fiscal, et ainsi la croissance réelle du PIB se remit à ralentir.

Graphique représentant les décennies perdues et leurs diverses composantes clés dont Wray fait régulièrement mention dans cette traduction.

La réponse fiscale à la toute dernière crise fut forte et bien que la balance commerciale avait recommencé à éreinter la croissance, la baisse globale instiguée par cette désastreuse catastrophe naturelle fut relativement modeste et brève. Une fois de plus, la reprise fut financée par une puissante réaction fiscale contracyclique qui a également propulsé la croissance de la consommation privée.

La croissance de l’investissement public (vert) est nécessaire à la croissance du PIB (bleu).

Le graphique suivant montre les contributions (en pourcentage) à la croissance du PIB réel au Japon durant le dernier trimestre et les 12 dernier mois (jusqu’au trimestre de mars 2012). Une fois encore on observe une forte contribution du secteur gouvernemental à la croissance du PIB réel au milieu d’un désastre naturel qui détériora les capacités exportatrices de la nation et effraya l’investissement privé.

Sur les 12 derniers mois comme sur les 3 derniers, le secteur public apporte un complément très significatif à la consommation privée et à l’investissement privé très déficient.

[…] J’entends souvent dire que les contribuables japonais devront payer pour toute les dépenses gouvernementales une fois que la dette aura explosé. Ce sont de vieilles prédictions. Mais voici les faits.

Les taux d’imposition sur le revenu ont diminué au Japon durant ces trente et quelques précédentes années, et la structure de la fiscalité s’est considérablement aplatie. Il y eut quelques ajustements mineurs (à la hausse) aux taux marginaux de certaines tranches de revenu en 2007.

Plus encore, le taux de TVA s’est maintenu à 5 % pendant des années alors que les déficits s’accroissaient.

Il faut toujours faire la distinction entre une hausse de la recette fiscale (à taux constants) et une augmentation des taux d’imposition eux-mêmes. Le premier signifie des revenus et un emploi à la hausse tandis que le second signifie que les revenus disponibles par dollar gagné diminuent.

Le Japon est en ce moment embourbé dans une resucée de 1997 avec les politiciens conservateurs essayant de faire passer un doublement de la TVA (de 5 pour cent à 10 pour cent).

En 1997, les conservateurs mirent sous pression le gouvernement japonais et prédisaient la faillite imminente de l’État (défaut généralisé de ses paiements) afin qu’il augmente la TVA à 3 pour cent plutôt que 5. Ce fut la dernière fois que la TVA augmenta.

Qu’il soit su qu’au début des années 1990, il y eut un effondrement majeur de la dépense privée au Japon, une nation dont le privé épargne déjà opiniâtrement beaucoup pour des raisons institutionnelles et culturelles. L’effondrement résultait de l’éclatement d’une très grosse bulle immobilière. Le Japon entra ainsi dans sa décennie perdue.

Le gouvernement japonais était trop précautionneux au regard des conditions d’une politique de relance fiscale. Il adopta initialement un rôle expansionniste qui donna une modeste croissance du PIB réel. Mais, durant cette période il était constamment harcelé par les fanatiques de l’austérité et en 1997, il succomba à la pression et planifia un budget austère (augmentant le taux de TVA). L’économie, qui montrait quelques signes de reprise, piqua du nez. [NdT : On peut remarquer les mêmes mouvements des courbes en 2001. Il faut attendre 2003 à 2005 pour que l’économie puisse repartir d’elle-même, c’est-à-dire conjugue croissance du PIB (jaune), prix à la hausse (rouge) et déficit public en baisse (vert), reprise qui sera brisée par la crise de 2008…]

Cela amena une période de politique monétaire expansionniste. Durant la majeure partie de cette période, la Banque du Japon (BdJ) poursuivait deux politiques distinctes : sa politique de taux d’intérêt zéro (TIZ) qui commença en février 1999 — dans sa déclaration officielle la BdJ dit qu’elle maintiendrait le taux au jour-le-jour (le taux directeur à court-terme) à zéro jusqu’à la disparition des craintes de déflation. (Source : Déclaration de la BdJ en avril 1999) ; et (b) une politique d’assouplissement quantitatif qui vit la banque du Japon depuis mars 2001 ajouter des réserves excessives (et de très loin) en sus du volume nécessaire pour s’assurer que ses opérations de gestion de la liquidité pourraient maintenir une politique de taux d’intérêt zéro.

La politique TIZ n’était pas constante et certaines périodes virent le taux au jour-le-jour autorisé à monter jusqu’à 0,25 % mais il fut le plus souvent retenu à zéro. La BdJ a constamment affirmé aux marchés financiers que la politique de TIZ ne serait relâchée que lorsque le taux d’inflation de base (core inflation) aura « été positive pendant plusieurs mois et, plus encore, qu’elle sera projetée comme demeurant positive ».

Les chercheurs ont étudié dans quelle mesure la politique de TIZ impacte vraiment la structure des taux d’intérêt. Un certain nombre d’études orthodoxes bâclées essayèrent de dénier son impact et à la place dirent que les taux à long terme étaient directement fonction de la déflation et qu’ils grimperaient aussitôt que de la croissance serait attendue.

Ils avaient tort — comme d’habitude.

En 2004, la Banque des Règlements Internationaux tint une conférence en Suisse sur le thème — Comprendre l’inflation faible et la déflation. Un des papiers présentés lors de la conférence — La déflation japonaise, problèmes du système financier et politique monétaire — par Naohiko Baba, Shinichi Nishioka, Nobuyuki Oda, Masaaki Shirakawa, Kazuo Ueda et Hiroshi Ugai (dorénavant le collectif de Baba) — examinèrent plusieurs traits de la politique monétaire japonaise.

Au contraire des études antérieures, les auteurs trouvèrent que la politique de TIZ avait :

… des effets significatifs sur la structure des taux d’intérêt

Plus encore, en relation avec l’assouplissement quantitatif (AQ) les auteurs trouvèrent que le but était de maintenir une « ample offre de liquidités en utilisant les soldes des balances courantes (SBC) à la BdJ afin d’opérer la politique ciblée et de maintenir assidument d’amples provisions de liquidité jusqu’à ce que le taux de changement du noyau de l’IPC [NdT : Indice des Prix à la Consommation ou niveau des général des prix] devienne positif de manière soutenue ». Les SBC sont celles des réserves de la banque centrale détenues par les banques commerciales.

Pour vous donner une idée d’à quel point l’AQ était significatif en volume, le collectif de Baba note que l’effort de la BdJ pour son objectif de liquidité sur les SBC fut

… augmenté plusieurs fois, atteignant 30 à 35 billions [NdT : 1 000 milliards] de yens en janvier 2004, comparé aux réserves requises d’approximativement 6 billions de yens.

Ainsi pour maintenir un taux d’intérêt à zéro la BdJ n’eut qu’à laisser traîner 6 billions de yens dans le système, mais au lieu de cela en moins de trois ans après le début de cette politique, elle avait ajouté presque 6 fois ce volume.

Il y a deux choses à en tirer. D’abord, la croissance des réserves bancaires (base monétaire) n’a rien généré qui ressemble de loin à une hausse proportionnelle des agrégats monétaires plus larges. Le néochartalisme (ou MMT) nous enseigne qu’un accroissement des réserves bancaires n’augmente pas la capacité des banques à faire des prêts (création de crédit). C’est un mythe que les manuels d’économie orthodoxes perpétuent.

Deuxièmement, la hausse plutôt insignifiante des réserves bancaires n’a pas haussé l’inflation qui a continué avec obstination à flotter autour de zéro et baissant occasionnellement en territoire négatif. À nouveau cela défie les prédictions de la macroéconomie dominante. Toutefois, d’un point de vue néochartaliste, il fallait s’y attendre.

Accordez-vous la lecture de ces billets — Créer des réserves bancaires n’étend pas le crédit et Créer des réserves bancaires n’est pas inflationniste — pour en savoir plus sur ce sujet.

Le gouvernement japonais réintroduisit également la relance fiscale après la catastrophe de 1997. Les faits suggèrent que c’est cela qui propulsa la croissance du PIB réel dans la période suivante, qui persista faiblement jusqu’à la crise récente. Les faits suggèrent aussi que les interventions de politiques monétaires sont moins efficaces pour les raisons exposées dans les deux billets cités au paragraphe précédent.

Le collectif de Baba fait une observation intéressante sur la politique fiscale japonaise :

Une politique fiscale agressive soutenue par une expansion monétaire agressive peut fonctionner comme une arme puissante pour combattre la déflation. En un sens, la BdJ a partiellement procuré un tel cadre en maintenant les taux d’intérêt à court-terme à presque zéro pendant environ 10 ans. Les autorités fiscales, toutefois, se sont abstenus de profiter d’un tel environnement, comme on peut le constater avec les fortes réductions de l’investissement public depuis 1996.

Donc s’ils avaient été plus agressifs plus tôt et continûment, la décennie perdue aurait pu n’être qu’une récession vite résorbée et ils auraient retrouvé une croissance robuste beaucoup plus tôt qu’ils ne l’ont fait.

Accélérons jusqu’en 2012. Le FMI a mis sous pression le gouvernement japonais pour tripler sa TVA (de 5 % à 15). En juillet 2011 — le FMI a affirmé que la position fiscale du Japon a un besoin urgent de consolidation — voir le FMI presse le Japon de tripler sa TVA pour restaurer ses finances.

Maintenant le premier ministre du Japon a essayé de faire passer cette politique depuis qu’il a été élu en septembre 2011. Il propose de doubler la TVA d’ici 2015.

Ma prédiction est claire — s’ils parviennent à faire passer cela au parlement alors une récession s’ensuivra dans les circonstances actuelles.

Ils devraient prêter attention à la leçon de 1997.

La dernière chose que le gouvernement japonais devait faire serait de retirer son soutien fiscal en augmentant les taxes. Il a une inflation basse voire négative, un chômage stable mais persistant, un sous-emploi en hausse, un déficit massif d’infrastructure en raison du tsunami, et une dépense privée à plat. »


Note :

1 J’ai complété mes recherches et j’ai finalement découvert le fond de l’affaire. Effectivement, tout au long des années 1990, il y eut un long travail d’influence de Wall Street et de la City via leurs gouvernements respectifs pour que le vaste marché de la dette publique japonaise s’ouvre à eux (ce marché pesait environ 2/3 de son homologue américain en 2003). Ces efforts n’ont abouti au lancement d’enchères publiques qu’en avril ou mai 1999 d’après la série de données, et encore, seulement pour les maturités à 1 et 30 ans, et il faut attendre 2006 pour la libéralisation totale du marché (Bond Market Development in Japan, 2008, Yoshino). Voici le résumé de première page de Japanese Government Bond Auctions: The U.S. experience, Working paper n° 99 de Hamao et Jegadeesh :

Il y a eu de constantes frictions entre les États-Unis et le Japon sur les questions économiques. Après d’interminables négociations et des menaces de représailles, le Japon a accepté de vendre ses obligations publiques ouvertement aux compétiteurs étrangers. Ce papier examine l’expérience des États-Unis sur les enchères de la dette publique japonaise (DPJ). Il teste également les prédictions de la théorie des enchères avec les données des enchères de la DPJ. Bien que la part d’enchères réussies des entreprises américaines aux enchères de la DPJ à 10 ans a connu des haut et des bas, leur part aux enchères à 20 ans s’est accru continûment. […] le profit moyen des enchères réussies n’est pas fiablement différent de zéro, et le degré de concurrence ainsi que le niveau d’incertitude sont perçus comme insignifiants à déterminer le profit des enchères.

[Post Scriptum du 6 août 2012] Après relecture, il m’est apparu que les courbes de mon second graphique originel, apparaissaient étrangement décalées. Les courbes des données annuelles semblaient avoir un an d’avance sur ce qu’en disait Wray. Moi-même je parlai de la « reprise qui sera brisée par la crise de 2007 », alors qu’elle ne vint au Japon qu’en 2008 ! (comme tout le monde d’ailleurs) Après reconstruction de mes graphiques depuis les sources de FRED, j’ai pu constater que l’erreur ne venaient pas de moi. Finalement, j’ai compris que les sources japonaises de FRED était transmises en indiquant simplement l’année, et qu’il ajoutait abusivement « 1er janvier » à chaque année. Or, les sources ne concernent pas l’inflation/croissance du PIB réel/déficit public jusqu’au premier janvier de l’année indiqué, c’est-à-dire de toute l’année précédente, mais du premier janvier jusqu’au 31 décembre de l’année indiquée. Alors, Wray ne semble plus avoir une année d’avance dans ses explications de courbes. J’ai remplacé le graphique par une version mise à jour.


Note :

1 Voici les dix autres de la série :
L’Inde
La Nouvelle-Zélande
L’Australie
La Suède

Le Canada
L’Afrique du Sud
Le Brésil

Le Japon
Le Royaume-Uni
Les États-Unis d’Amérique

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Assouplissement quantitatif et inflation

Par le passé, je me suis contenté de mentionner que les assouplissements quantitatifs (quantitative easing en anglais) étaient inefficaces et qu’ils ne causaient « pas d’inflation notable, encore moins à faire rougir les années 1970 ». J’ai écrit vrai, mais assez vague, et j’aimerai que mes lecteurs comprennent mieux l’effet sur l’inflation causé par les assouplissements quantitatifs.

Voici un graphique illustrant plus précisément les effets sur les prix du passage des réserves excessives déposées par les banques à la Federal Reserve de 2 milliards de dollars en août 2008 à la bagatelle de 1 500 milliards de dollars environ à partir d’avril 2011 (maintenu jusqu’en avril 2012, la fin actuelle de la série de donnée). Le PIB américain est de 15 000 milliards de dollars en 2011 ; ces réserves excédentaires représentent donc 10 % du PIB. Pour rappel, le PIB est l’ensemble de la production d’un pays (consommation, plus formation brute de capital fixe, plus exportations nettes). De quoi faire bouger ce PIB, semble-t-il.

Introduisons le petit graphique sur lequel j’ai déchaîné mes neurones

Taux directeur de la Federal Reserve (rouge, %)
Indice des Prix à la Consommation américaine (bleu, % de croissance annuelle)
IPC américaine hors énergie et alimentation (orange, % de croissance annuelle)
Réserves excédentaires des banques chez la Fed (vert, milliards de dollars)

Tout d’abord, on a confirmation que l’inflation (bleu et orange) est restée aux alentours de 2,5~3 %, et ce malgré une impressionnante remontée en sortie de crise des subprimes, précédée d’une toute aussi impressionnante chute dans la déflation au cœur de cette crise .

Mais il y a plus intéressant. En bleu figure l’inflation générale. En orange figure l’inflation générale exceptée celle de la nourriture et de l’énergie. Bien que cette courbe orange inclut d’autres matières premières hautement spéculatives comme les métaux, à commencer par l’or, on peut voir l’effet de la financiarisation, de la spéculation, dans les beaucoup plus fortes variations de la courbe bleu par rapport à la courbe orange. En effet, les financiers ont investi les marchés des matières premières avec d’autant plus de détermination que celui de l’immobilier leur est devenu inhospitalier. Souvenez-vous, juste avant la crise sur le marché du pétrole, le baril de brent s’échangeait à 145 dollars en juillet 2008, puis, lorsque les banques eurent besoin d’argent pour éponger les pertes très mal anticipées des subprimes, le baril chuta à 36 dollars fin 2008 ! Les banques ont recommencé, et pas seulement sur le pétrole.

Or, cette reprise de l’inflation n’est pas du tout une reprise économique, saine et durable. J’avais très rapidement illustré par deux citations qu’en n’alimentant en monnaie que les seules banques, on transformait l’économie réelle en serve pour dettes. Faire payer plus cher et sans raison les produits de première nécessité est une variante sur ce thème : simplement parce que les particuliers n’ont pas sur ces marchés le pouvoir commercial des financiers, ils s’acquittent d’un surprix qui permet à ces financiers d’engranger de mirifiques bonus, bonus qui ne ruisselleront que faiblement dans leur consommation avant tout tournée vers le luxe. Ce système ne peut tenir qu’aussi longtemps que les particuliers eux-mêmes tiennent le coup, c’est-à-dire parviennent à préserver (voire augmenter) leur volume d’activité économique sur lesquelles les financiers prélèvent leurs gabelles nouvelles. Comme on peut le voir en toute fin de graphique, avec le retour progressif à la récession de l’économie mondial, la courbe bleue rejoint inexorablement la courbe orange : les financiers ne parviennent pas à extorquer des prix en hausse toujours plus forte que le reste de l’économie, ils s’effondrent avec la branche sur laquelle ils sont assis et qu’ils scient obstinément. Mais pourquoi se priveraient-ils ? Puisqu’ils sont juteusement rémunérés en cas de succès, et sauvés en cas d’échec. L’assouplissement quantitatif, c’est la garantie que s’il n’y a plus d’argent parce que la spéculation a raté, il y a immédiatement une nouvelle tournée. Mais à crédit, il faut la faire fructifier.

À cause de ce changement de contexte, les taux d’intérêt de la Fed n’ont plus de prise sur le niveau des prix : De 1980 à septembre 2008, la corrélation entre les taux directeurs de la Fed et de le niveau des prix est de 0,75, c’est-à-dire que les deux suivent très largement les mêmes évolutions. D’octobre 2008 à avril 2012, la même corrélation chute à -0,03, c’est-à-dire que les deux évolutions n’ont quasiment plus aucun rapport. Le sauvetage des banques et de l’économie par les déficits publics sont concomitants, et on observe un coefficient de corrélation maximal — +0,93~0,95 ! — à partir de novembre/décembre 2008 jusqu’à avril 2012 entre les réserves excédentaires et les niveaux des prix, tant général qu’excluant l’alimentaire et l’énergie. En revanche, sitôt la panique passée, et les mauvais réflexes revenant en force (c’est-à-dire la manie de l’austérité), les coefficients chutent : de juin 2011 à avril 2012, ils enfoncent tous les planchers, à -0,72 pour celui entre les réserves excédentaires et le niveau des prix, et -0,79 entre entre ces réserves et l’IPC hors alimentaire et énergie. Une corrélation isolée ne vaut pas preuve de rapport de causalité entre deux série : un cas isolé peut être un simple hasard, et c’est la cas ici, sinon, . Pour savoir quels sont les rapports entre les réserves et le crédits donc le volume d’activité, voire les travaux beaucoup plus fouillés de la Fed ou ceux de la BRI qui toutes deux concluent qu’elles sont passives et suivent au contraire les possibilités de crédit : en clair, lorsque les financiers peuvent endetter l’activité économique, ils le font et se débrouillent toujours pour les réserves, mais lorsque l’activité économique n’est plus assez fiable, les réserves n’y changent rien et le crédit se tarit.

Qu’en est-il non pas du niveau des prix ou des réserves, mais de leurs croissances respectives ? Si on regarde non comment la monnaie injectée structure l’économie, mais comment elle regonfle sur le coup l’économie réelle avant de se perdre dans les livres de comptes Ponzi de la finance si éloignés du réel ? Chaque injection ayant sur l’économie réelle l’empreinte d’un souvenir sur la mémoire du poisson rouge…

Bien que les réserves ne créent pas de crédit, elles assurent aux banques qu’elles pourront solder leur paris les plus risqués en leur fournissant un matelas pour amortir l’éventuelle échec du pari, et ça, ça se voit bien dans les coefficients, jusqu’en avril 2012 : le coefficient entre la croissance annuelle des réserves d’une part et l’inflation générale (spéculative incluse) annuelle d’autre part devient positive à 0,52 lorsque débute l’année 2010 et que les injections de réserves sont moins massives (croissance à « seulement » deux chiffres), il monte jusqu’à 0,9 en fin d’année et ne quitte plus cet étiage (courbes verte et bleue qui se suivent après la dernière colonne grise). Il ne quitte plus cet étiage jusqu’en avril 2012 ! Voilà l’économie relancée semble-t-il. Le coefficient entre la croissance annuelle des réserves excédentaires et l’économie hors énergie et alimentation, c’est-à-dire hors pans entiers de la spéculation la plus effrénée, se maintient à 0,9 pendant l’année 2010, mais devient définitivement négatif dès avril 2011, chute jusqu’à -0,9 dès juin et ne remonte pas au dessus de -0,4 ensuite : dès 2011, les injections de réserves ne remontent pas les prix de l’économie réelle. Autrement dit, les financiers profitent de la manne de Bernanke pour spéculer et assurer leurs arrières, mais financer une économie de plus en plus risquée à cause de l’austérité et avec un chance faible de gain piteux, très peu pour eux d’autant plus qu’elle paie ses matières premières et son énergie plus chères. L’assouplissement quantitatif ne sauve que les banquiers.

En conclusion d’un de mes premiers billets sur les assouplissements quantitatifs, je concluais par deux citations montrant qu’à défaut d’un effondrement véritable du système monétaire, ces actions aboutissent à généraliser le servage pour dette à l’exception des quelques uns fournissant le luxe de la caste des banquiers, détenteurs de la création monétaire de droit libéral si ce n’est divin. Cette première conclusion me sera très utile lorsque je publierai la seconde partie d’Une intox à jet continu, car les méandres du fonctionnement actuel de l’euro sont particulièrement alambiqués.

PS : J’ai toujours hésité à mettre des graphiques, des coefficients de corrélations, et autres joujoux technicistes dans mes billets, et j’ai peur de m’être un peu emporté ici. Merci de m’écrire votre sentiment en commentaire.

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