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Lord Turner se positionne contre le tabou de la création de nos devises

[Mise-à-jour du 8 mars 2014 : Turner.OP 87, combinant le discours et les diagrammes du diaporama, fut réalisé pour le Group of 30 — un panel de profils financiers de très hauts niveau, confirmés — m’a été aimablement transmis par Bruno Théret. Qu’il en soit ici remercié.]

Irrésistiblement, les pensées monétaires actuelles convergent vers le néochartalisme et nous en avons un très bel exemple avec le discours d’Adair Turner le 6 février 2013 à la Cass Business School. Depuis septembre 2008, il était le dernier président de la Financial Services Authority abolie en mars 2013 (une partie ayant été gardée au sein de la nouvelle Financial Conduct Authority). Jonathan Adair Turner fut président de la Confédération de l’Industrie Britannique (CBI) et ennobli baron Turner d’Ecchiswell en 2005.

Petite visite guidée de son discours (Son diaporama est également disponible.), avec ses forces et ses faiblesses.

La première chose à noter est la raison pour laquelle Turner se positionne en faveur de la création monétaire pure : « Parce que l’analyse de la totalité des options (y compris le financement monétaire manifeste) peut aider clarifier les concepts de base et à identifier les inconvénients et risques potentiels des autres outils de politiques moins extrêmes actuellement déployés » (p. 2 du discours). Courageusement, il défend la création monétaire pure et s’appuie pour cela sur plusieurs choses. La première, la principale, est l’article par Milton Friedman de 1948 A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability, article que mes lecteurs connaissent bien puisque j’en ai fourni une large partie sur ce blog bien avant que Turner en fasse son discours et l’ai traduit en intégralité et commenté, en introduction et conclusion, dans l’annexe 6.2 de mon livre. Comme moi, il repousse l’interdiction du crédit souhaitée par Milton Friedman car les avantage de cette théorie peuvent être obtenues à moindre coût social (cf le chapitre 4.2.3 de mon livre en particulier). Turner s’appuie encore sur deux autres travaux de libéraux moins connus : Irving Fisher et Henry Simmons. Or, ces deux travaux datent de 1936, c’est-à-dire du nadir de l’autorité libérale sur les esprits. Friedman parcourut ensuite le chemin exactement inverse après-guerre : partant d’ une acceptation de la devise de l’État contre le trop instable crédit privé procyclique en 1948 vers le monétarisme reprenant les thèses de Fisher que ce dernier avaient abandonnées à cause de la Grande Dépression (Cf ce billet sur les avatars de la théorie « de Friedman »).

Toutefois, et bien qu’il explique que ce sont précisément les déficits publics qui nous empêchent de sombrer dans une nouvelle Grande Dépression, il souligne à quel point le « tabou » (il utilise ce terme à 10 reprises) est encore persistant : « Même simplement mentionner la possibilité d’un financement monétaire manifeste [NdT : FMM, « Overt Monetary Finance », OMF, ce que j’appelle création monétaire pure.] est presque briser un tabou. Lorsque quelques uns de mes commentaires l’automne dernier furent interprétés comme suggérant que le FMM devrait être considéré, quelques articles de presses expliquèrent que cela mènerait inévitablement à l’hyper-inflation. » puis il mentionne les habituelles « expériences de l’Allemagne de 1923 ou du Zimbabwe ces dernières années. » (p. 3)

Du coup, Turner louvoie parfois laborieusement. Il fait immanquablement penser à Paul Samuelson pondérant si le mythe du déficit zéro en vaut la peine avant de finir par reconnaître que non. Petit florilège :

« Même lorsqu’il est effectivement proposé, le financement monétaire manifeste est la politique qui n’ose pas dire son nom.
Le FMM maintient donc son statu de tabou – et il y a de bonnes raisons d’économie politique
[NdT : l’ancien nom de la « science économique »…] pour lesquelles il en est ainsi. Mais il est également vrai qu’il […] pourrait être dangereux de rendre le tabou trop absolu. (p. 30). Et quelques pages plus loin, p. 37 : « Mais bien que souligner cela pourrait ajouter à la clarté intellectuelle, cela peut aussi compliquer des débats politiques tendus. Dans ce cas, continuer avec une politique qui n’ose pas dire son nom peut être l’approche la plus sensée. ». En fait, il s’agit peut-être moins de reprendre le contrôle de la situation pour assainir le débat, que de se résoudre à contre-cœur à cet assainissement pour garder le contrôle de la situation — la confiance règne laborieusement — , p. 3 : « parce que si nous ne débattons pas à l’avance de comment nous pourrions déployer le FMM dans des circonstances extrêmes, tandis que nous maintenons des disciplines rigides de règles et d’autorités indépendantes qui sont requises pour nous garder des risques inflationnistes, nous accroîtrons le danger d’utiliser finalement cette option d’une manière indisciplinée et dangereusement inflationniste. ». Enfin, comme Samuelson à nouveau, il s’appuie sur les leçons de l’histoire et renverse l’argument extrêmement spécieux de l’hyper-inflation ayant tué la République de Weimar, p. 34 :

  • Si Herbert Hoover avait su en 1931 que le FMM était possible, la Grande Dépression des É.-U. aurait été moins sévère.
  • Si l’Allemagne du chancelier Brüning avait su alors que c’était possible l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe dans les années 1930 aurait été moins horrible. Les percées électorales de Hitler de 2,6 % des votes aux élections de mai 1928 à 37,4 % aux élections de juillet 1932 étaient accomplis avec en toile de fond d’une chute rapide des prix et non de l’inflation.
  • Et bien que l’expérience déflationniste du Japon de ces 20 dernières années fut bien moins sévère que celles des années 1930, (conséquence, explique Koo, des déficits fiscaux qui étaient efficaces malgré qu’ils soient financés) il y a un solide dossier affirmant que Bernanke avait raison et que si le Japon avait déployé le FMM il y a 10 ou 15 ans, il serait en bien meilleur position aujourd’hui, avec un niveau des prix rehaussé, un niveau de PIB réel plus élevé, et une plus faible fardeau de dette publique en % du PIB, mais avec une inflation toujours à de faibles niveaux quoique positifs. Et il est possible qu’il n’y ait aucun autre levier politique pour obtenir cela.

Je traite ces trois exemples, avec citations et graphiques, dans mon livre : principalement aux chapitres 3.5.1, 3.5.3 et 2.6.3. Notons qu’ils pouvait tous savoir que le FMM était possible, depuis au plus tard l’édition anglophone de Théorie étatique de la monnaie de Knapp, préfacée par Keynes, de 1924, pour les anglophones, et depuis 1905, date de l’édition originelle allemande pour Brüning. Knapp était en effet un Allemand ! Cf chapitre 3.4 du livre notamment. D’ailleurs, ils pouvaient tous le savoir depuis la première édition de Wealth of Nations d’Adam Smith, s’ils étaient des lecteurs attentifs, cf p. 18 du livre…
Le passage concernant les « déficits fiscaux qui étaient efficaces malgré qu’ils soient financés » est absolument délicieux : comment mieux résumer le sac de nœuds intellectuel que génère le tabou libéral contre le concept de monnaie ? N’ai-je pas moi-même utilisé cette (anti)logique pour titrer un de mes anciens billets « Ne pas financer pour éviter de ne pas financer » ? C’est fou ce que le déficit public finance bien une économie lorsqu’il est financé, en effet.

Concluons avec le principal défaut du texte de Turner, qui l’empêche d’atteindre le niveau néochartaliste de compréhension monétaire : il n’a pas compris ce qu’expliquait Michal Kalecki dans Les Aspects Politiques du Plein Emploi (intégralement disponible et commenté au chapitre 6.1 de mon livre) :

À la page 25, Turner approuve Bernanke qui proposa « une réduction d’impôt pour les ménages et les entreprises qui serait explicitement couplé à des achats graduels de dette gouvernemental par la Banque du Japon, de manière à ce que la réduction d’impôt soit de fait financé par de la création monétaire ». Il ajoute même à la page suivante que l’assouplissement quantitatif « pourrait tourner post facto à du financement monétaire (mais peut-être pas manifeste). ». Ce jeu entre « dette publique réelle » et « dette publique fictive » (Mais peut-on disjoindre ainsi l’unique débiteur Trésor public ?) avait déjà été proposé par Martin Wolf. Ajoutons encore que l’assouplissement quantitatif rend encore plus « manifeste » bien que pas parfaitement explicite, la création monétaire. Kalecki expliquait dès 1943 (en plein étalon-or !) que les liens organiques institutionnels entre Trésor public et Banque centrale faisait que, fonctionnellement, le Trésor « payait avec sa dette publique » et que la banque centrale se chargeait de satisfaire aux critères administratifs en convertissant cette dette en devises et inversement à volonté. Ainsi Turner écrit à contre-sens page 40 : « Les mutliplicateurs fiscaux sont probablement plus élevés lorsque les taux d’intérêts sont au plancher zéro, et lorsque les autorités monétaires se sont déjà engagées à une politique accommodante dans le futur… mais la soutenabilité à long terme de la dette doit être reconnue comme une contrainte significative. ».

Comme si la banque centrale ne maîtrisait les taux sur la dette publique que depuis les assouplissements quantitatifs, au contraire ! Que d’énergie perdue pour tourner autour d’un tabou. Lorsque la communauté politique cessera de tenir ses billets en main en se disant « Ils n’auraient quand même pas osé fabriquer cela avec une planche à billet ? Non, non : il y a trop peu d’inflation pour que ce soit le cas. », alors, enfin, nous pourrons nous poser la vraie question intelligente du débat monétaire : « Combien de billets doit imprimer la planche, et pour quels objectifs, avec quels effets ? ». Nous y arriverons. La monnaie a toujours perturbé les esprits, depuis toujours nombreux sont ceux qui ont voulu la résumer à du troc, mais elle émerge, irrésistiblement, n’en déplaise à tous ceux qui veulent rester en enfance. Soyons adultes et assumons le réel, ça nous éviter d’avoir à se débattre en plus avec les fantômes de nos tabous.

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Un système monétaire enfin clair.

Beaucoup d’articles de Frapper Monnaie sont consacrés à décortiquer comment le néochartalisme prévaut malgré tout dans le fonctionnement effectif du système monétaire et comment des politiques mal avisées la contrarient et empêchent plus ou moins (beaucoup en ce moment) d’atteindre la stabilité économique, la prospérité, et le plein emploi. Cette fois, je veux proposer une épure néochartaliste : un système conçu par et pour des personnes comprenant et adhérant au néochartalisme, sans camouflage et compromis douteux d’aucune sorte…

Simplification de la banque centrale

Plutôt que de passer par l’intermédiaire des bons du Trésor, la banque centrale règle les taux directeurs en versant des intérêts sur les réserves excédentaires. Cela donne le même résultat que de remplacer ces réserves par un bon du Trésor portant intérêt et de le racheter à tout moment pour que son possesseur puisse utiliser son montant comme réserves disponibles pour solder ses transactions. Mais on en s’occupe plus de savoir s’il y a assez de bons du Trésor, de quelles maturité, etc. Ce système est en place dans les banques centrales du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, la BCE et plus récemment à la Federal Reserves des États-Unis. La banque centrale peut ensuite varier le taux d’intérêt versé sur les réserves excédentaires pour moduler le taux minimal exigé par les banques sur leurs prêts aux autres agents économiques (elles ne prêteront que si le taux accepté par l’emprunteur est supérieur à ce qu’elle gagne simplement en gardant les réserves auprès de l’État sous forme de réserves excédentaires ou de bon du Trésor. Les intérêts versés sur réserves seront purs créations monétaires souveraines.

Simplification du Trésor

Plutôt que les psychodrames de savoir si les banques commerciales accepteront de contracter des bons du Trésor pour autoriser l’État à créditer les comptes de ceux qu’il veut payer (par exemple les détenteurs de précédents bons du Trésor parvenus à échéance), on supprime les bons du Trésor. Comme la banque centrale peut régler ses taux directeurs par les taux d’intérêt qu’elles versent sur les réserves, la disparition des bons du Trésor n’est pas un problème pour elle. Pour adoucir la transition, il est préférable de simplement ne plus émettre de nouveaux bons du Trésor, mais de payer comme convenu les anciens, et de les laisser disparaître avec leurs échéanciers.

Enfin, tous les budgets devront être fortement contra-cyclique, ce qui est déjà le cas, et on peut même l’inscrire dans la constitution pour satisfaire les plus maniaques.

Une version extrême de simplification néochartaliste consiste à supprimer les bons du Trésor sans verser d’intérêt sur les réserves, ce qui effectue l’euthanasie des rentiers vantée par Keynes : les prêteurs peineront à prêter avec une marge supérieure à la prime de risque car il y aura toujours des réserves excédentaires, dans ce système, qui ne trouveront aucun débouché et sous-enchériront auprès des emprunteurs… Comme, parmi les rentiers, il y aussi de simples particuliers voulant épargner pour leurs vieux jours ou leurs futurs projets, je déconseille cette position extrême. Mieux vaut s’affronter aux rentes abusives autrement.

Mise en place de l’Employeur en Dernier Ressort

Cette dernière mesure est une simplification pour les individus, mais non pour l’État. Elle est la mise en place de l’EDR déjà précisé dans Les Bases. En bref, l’emploi par l’État de toute personne le désirant, à salaire fixe, pour des travaux tels que ceux de la Work Projects Administration ou autres. Les employés de l’EDR forment ainsi un vaste réserve-tampon de personnes pouvant être embauchés ou non avec des prix stables, à l’instar des chômeurs actuels, mais sans la misère et la destruction de capital humain que le système actuel génère délibérément.

Ainsi, l’État accommoderait l’économie en lui fournissant ce qu’elle souhaite : de l’épargne jusqu’à ce qu’elle accepte de consommer plus, du travail si elle ne parvient pas à employer tout le monde, et une saine taxation lorsqu’elle est suffisamment forte pour employer toutes se ressources et faire pression sur les prix à la hausse.

Post Scriptum :

Malheureusement, et bien que la clarté soit une vertu pour le publiciste que je suis, elle n’est pas forcément recommandable pour le politique. Il est certain que la banque centrale désirera plus d’outil que ceux proposés au-dessus…

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