1. Le libéralisme, une religion séculière ?

Ce billet est le premier d’une série étudiant le rapport entre libéralisme et religion séculière.

Je sais. Le sujet est particulièrement complexe, et encore plus sensible que la création monétaire. Ce qui en dit long. Mais le sujet est tout simplement trop important et trop central face aux problèmes que nous connaissons actuellement pour être paresseusement ou lâchement abandonné. Dans le livre, j’effleure la question en montrant que le libéralisme procède non pas d’une découverte scientifique de la vérité qu’il voudrait voir reconnue par tous, mais d’un émerveillement pour le marché, d’une « révélation » de la liberté dont il se charge ensuite de démontrer le bien-fondé ainsi que d’y rallier le plus grand nombre. Hayek en particulier revendique le terme de « foi » et il est frappant de constater à quel point les raisonnements libéraux s’apparentent beaucoup plus à une théologie découlant d’un dogme, à une vraie idéologie, qu’à une observation empirique du réel et à la simple formulation de ses constats.
Bien sûr, les quelques éléments de réflexions qui seront mis sur la table durant ce billet seront critiquables, on jugera que je vais trop vite en besogne, que mes éléments ne sont pas forcément représentatifs, etc. J’écoute volontiers toutes ces critiques, pour peu qu’elles soient constructives. Je suis le premier à désirer corriger mes éventuellement maladroits balbutiements.

La toute première étape consiste à se doter d’une définition suffisamment précise de ce qu’est une « religion séculière » afin d’éviter le piège grossier consistant à simplement calquer la définition de la chose selon ce qu’on voudrait voir qualifier ainsi (Sinon c’est le grand n’importe quoi : le maoïsme est un mouvement de libération ou de Gaulle est un fasciste.). De préférence, cette définition doit être reconnue par des autorités intellectuelles respectées, afin que cette définition soit facilement compréhensible et acceptée. Pour ma part, je choisis de me ranger à ce qu’en dit Marcel Gauchet l’auteur du célèbre Désenchantement du monde :

Religion séculière il y a, dans la rigueur de l’expression, quand la religiosité intrinsèque du but est soustraite à la conscience des acteurs, qui sont naïvement convaincus de poursuivre un projet de nature purement laïque ou séculière, voire d’essence antireligieuse. Une religion séculière est une religion qui, consubstantiellement, s’ignore pour telle, ou, mieux, se nie pour telle. La définition la plus brève qu’on puisse en proposer est celle d’anti-religion religieuse.

Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie III À l’épreuve des totalitarismes, NRF Gallimard, Paris, 2010, 661 p., p. 108

Bien. Voici maintenant quelques éléments qui correspondent manifestement à cette définition :

Jusqu’à peu avant ma bar mitzvah, j’étais fanatiquement religieux, cherchant à me conformer dans chaque détail aux exigences compliquées, alimentaires ou autres, du Judaïsme Orthodoxe. […]
À l’âge de douze ans environ, j’ai décidé qu’il n’y avait aucune base valide à mes convictions religieuses ou aux rigides habitudes que je suivais, et j’ai basculé dans l’agnosticisme total. J’effectuais la cérémonie de la bar mitzvah pour mes parents — qui, je peux le dire, n’ont jamais été aussi rigides que je le fus et faisaient preuve d’une grande tolérance tant pour ma rigidité première que pour mon basculement subséquent. Rose a souvent remarqué que je devins fanatiquement anti-religieux, citant la difficulté qu’elle a eu de me persuader d’accepter une cérémonie religieuse de mariage par amour pour nos parents. […]
Homer m’a le premier introduit à ce qui s’appelait déjà la vue de Chicago. Comme son mentor, Frank Knight, un produit du Midwest rural, il mettait en grande emphase la liberté individuelle, était cynique et sceptique quant aux tentatives d’interférer avec l’exercice de la liberté individuelle au nom de la planification sociale ou de valeurs collectives, cependant il n’était nullement un nihiliste. Cela m’a toujours semblé paradoxal que Frank Knight, et dans une moindre mesure Homer — et je crois que les autres disent la même chose que moi — qu’ils pouvaient tout à la fois être tellement cyniques, réalistes, négatifs quant aux effets de mesures réformatrices et simultanément de si ardents avocats des « bonnes » mesures réformatrices. […]
Les histoires sur Knight abondent. Il réagit à ses débuts dans une famille religieuse fondamentaliste en devenant religieusement antireligieux par la suite.

Friedman Milton, Rose, Two Lucky People, The University of Chicago Press, Chicago, 1998, xii + 660 p., p. 23, 32, 37

Rappelons que l’École de Chicago est l’équivalent de l’École de Manchester au dix-neuvième siècle : le donjon de la pensée libérale au sein de la forteresse qu’est son plus puissant pays le représentant sur la scène mondiale. Rappelons aussi que Milton Friedman est le nom aujourd’hui le plus célèbre de l’École de Chicago, celui l’incarnant le mieux aux yeux des spécialistes comme des profanes. C’est donc l’esprit du « saint des saints » libéral qui nous est brossé ici en passant.
Que les libéraux, ces instituteurs du cynisme utilitariste puissent être animés d’une ferveur religieuse, cela peut sembler très paradoxal et improbable. Mais la réalité est souvent très « paradoxale et improbable », et le couple Friedman est assurément bien mieux placé pour se prononcer que nos préjugés. C’est antireligiosité est extrêmement religieuse aussi pour s’affirmer positivement, et non simplement négativement contre ses adversaires :

ce qui se cache derrière la plupart des arguments contre le marché libre, c’est le manque de foi dans la liberté elle-même

Friedman Milton, capitalisme et liberté, Leduc.s, Paris, 2010 (1962), 316 p., p. 57

Il est aussi, à mon sens, indispensable d’aborder Hayek qui est central tant par sa stature au sein du libéralisme d’après-guerre que par son rapport particulier au religieux :

De telles règles morales pour l’action collective ne s’édifient que difficilement et très lentement. C’est sûrement ce qui en fait le prix. Parmi les rares principes de ce genre que nous ayons réussi à développer, le plus important est la liberté individuelle, qu’il est tout à fait approprié de considérer comme un principe moral d’action politique. Comme tout principe moral, il requiert d’être accepté comme une valeur en soi, comme un principe qui doit être respecté sans qu’on recherche les conséquences, bonnes ou non, de son application dans un cas concret. Nous n’atteindrons aucun des résultats souhaités, si nous ne l’acceptons comme une foi, ou comme un postulat, si solide que nulle considération d’opportunité ne saurait être admise pour le limiter.

von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 65-66

« Une foi, un postulat ». Une foi parce que le libéralisme est une religion, et un postulat parce qu’elle est anti-religieuse. Hayek est une exception, un vestige, et à mesure que le libéralisme s’affirme, la dénégation de son origine et de son essence religieuse prend le dessus et recouvre le tout. Hayek l’agnostique tardif est ainsi un point d’observation privilégié du rapport du libéralisme au religieux. Voici son propre constat :

le vrai libéralisme n’est pas en conflit avec la religion, et je ne puis que déplorer l’athéisme militant et foncièrement étranger au libéralisme qui a imprégné une bonne partie des libéraux du Continent au XIXe siècle. Que cette attitude ne relève pas de l’essence du libéralisme apparaît clairement dans le fait que les ancêtres du libéralisme, les anciens Whigs anglais, entretenaient des liens étroits avec une foi religieuse bien précise. Ce qui distingue en ce domaine le libéral du conservateur est que, si profondes soient ses convictions religieuses, le libéral ne se considérera jamais en droit de les imposer à autrui, et qu’à ses yeux le spirituel et le temporel sont des sphères différentes qu’il ne faut pas confondre.

von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 402

Ce que j’essaie de faire émerger à la conscience de mon lecteur est, au minimum, la conviction qu’il y a là une clé de lecture primordiale du libéralisme, une clé qu’il convient donc d’élucider. Aussi, j’espère l’avoir fait effleurer cette intuition qui ne s’est que très progressivement imposée à moi : que le libéralisme est aussi, avec ses propres particularités, une religion séculière.

C’est tout pour le moment. J’espère que ça vous a intéressé. N’hésitez surtout pas — le répéterai-je assez ? — à critiquer ce billet, il en a besoin. Vu la difficulté du sujet et l’aide que m’a apporté ce blog et ses lecteurs pour mieux comprendre et vulgariser le néochartalisme, j’accepte le plus volontiers du monde qu’une question encore plus difficile mérite d’être retravaillée.

À (pour)suivre.

7 Commentaires

Classé dans Religion séculière

7 réponses à “1. Le libéralisme, une religion séculière ?

  1. Il m’arrive souvent de questionner un libéral sur sa foi, sur les fondements de sa foi, sans le moindre succès, je dois l’avouer. Toutefois, j’ai pris le parti de rester centré sur l’argumentation, ne serait-ce que pour affiner ma propre critique du libéralisme. J’ai aussi été amené à lire des textes fondateurs du libéralisme, en particulier ceux d’Hayek qui me semble le plus important pilier de cette religion (je recommande en particulier l’étude de Gilles Dostaler sur Hayek: http://classiques.uqac.ca/contemporains/dostaler_gilles/Hyek_et_liberalisme/Kayek_liberalisme.pdf ).
    Après de nombreuses tentatives de construction d’une argumentation pour essayer d’enfoncer un coin entre partisans et opposants au libéralisme (que les libéraux classent globalement sous le vocable d’interventionnistes), j’ai fini par revenir au concept de liberté qui sous-tend le libéralisme: « la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres ». Si on y regarde de près, il s’agit d’un concept quasi-religieux qui ne donne aucune prise au développement d’une politique. En effet, le domaine de décision qui ne concerne que nous-même (qu’en philo on nomme éthique et qui n’a rien à voir avec le sens de morale qu’on lui donne aujourd’hui), ça ne va pas bien loin. La réalité, c’est que la très grande majorité de nos décisions dépasse le simple cadre personnel et que c’est donc de l’art et la manière de combiner nos liberté (ou nos choix, ce qui est la même chose) qu’il importe de définir. COMMENT COMBINER NOS LIBERTÉS? On débouche avec cette question au large domaine des architectures organisationnelles qui comportent deux axes: la structure même (plus ou mois hiérarchique, dotée de groupes représentatifs…) et les modes de prises de décision (consensus, consentement, majorité, unilatéral…). Bref, c’est de toute l’architecture politique et des institutions sur laquelle on débouche immanquablement avec cette question de la combinaison des libertés. Hayek considère que l’économie est une écologie et qu’à ce titre elle possède des capacités d’autorégulation suffisantes. Ce qu’on constate, c’est que faute de régulations, la tendance à la concentration des biens l’emporte (ce qui équivaut à une concentration du pouvoir, cad de la capacité de décider POUR beaucoup de monde, en économie capitaliste, en contradiction frontale avec l’idéologie libérale). Le terme qui peut mettre d’accord, ou au moins de permettre une discussion entre libéraux et régulationnistes, c’est celui de SUBSIDIARITÉ. La subsidiarité fait écho à la préoccupation libérale intuitive, que je trouve légitime, de permettre à chacun d’exercer sa liberté, de participer librement à la collectivité, tout en prenant acte que la plupart de nos décisions concernent un collectif et qu’à ce titre, leur mode de prise de décision a besoin d’être régulé. La subsidiarité, c’est l’art de prendre les décisions au plus petit niveau collectif possible, c’est à dire le contraire de l’intervention arbitraire et dévitalisante, dépossédante, par le haut que le libéralisme entend combattre. La subsidiarité se construit expérimentalement en partant du bas.

  2. jf

    Pour ma part, il me semble en effet que le « libéralisme » souffre d’une « tare antilibérale » qu’est le mode de l’émission de la monnaie telle qu’elle est émise. La monnaie devient un objet convoité, thésaurisé, retenu. A ce titre, elle n’est plus l’échangeur universel qu’elle était censée être. Et ceci vient du fait que la monnaie est l’instrument de mettre le temps en rente.
    Cela revient à dire que le libéralisme, foi ou rapport de forces, n’arrive tout simplement pas à s’exprimer, tant est première la domination de la monnaie-capital (rentière et très antilibérale!).
    Seule une monnaie émise marquée par le temps serait en mesure de remédier à cela et à rendre à la « foi » libérale sa vigueur.

  3. jf

    La confusion dans les esprits vient de la constante confusion entre libéralisme et capitalisme. Cette confusion est aussi présente dans votre exposé.
    De fait, nous avons une économie censée fonctionner selon les règles du marché dit « libéral », selon la « concurrence pure et parfaite » ou même « impure et imparfaite ».
    En réalité, nous avons une économie avec des règles libérales qui sont régulièrement et constamment suspendues et contraintes par les exigences du capital. Nous avons une monnaie qui par nature,de par son mode d’émission, exclut la temporalité du signe monétaire lui-même. C’est une « forclusion du temps ».Cela a pour conséquence que l’économie monétaire prélève toujours la rente du capital que l’on peut aussi appeler rente du temps. C’est le retour dans le réel de ce qui est exclu au départ.
    Nous avons l’aperçu direct de cela dans le fait que l’intérêt de la monnaie est une fonction stricte du temps.
    C’est pourquoi une monnaie marquée par le temps résoudrait ce problème aisément, et les règles dite « libérales » seraient débarrassées des contraintes du capital. Le libéralisme deviendrait tout simplement praticable, ce qui n’est pas le cas actuellement, sauf selon le mode du « renard libre dans le poulailler libre ». La rente du capital disparaîtrait tout simplement en régime de monnaie marquée par le temps, et son équivalent réapparaîtrait dans l’augmentation générale des revenus de ceux qui travaillent. Mais je sais que, malheureusement ce que je dis là est trop simple pour être pris au sérieux par des économistes à la botte du grand capital (tous ou presque).
    On préfère se perdre dans des constructions compliquées et on préfère carrément vouloir diriger les agents économiques « pour le bien »des peuples », ce qui mène tout droit à l’enfer. Repenser le fait que la monnaie telle qu’elle est est mal foutue dépasse la capacité d’imagination des économistes universitaires qui rabâchent jusqu’à la nausée des inepties autour d’une croissance, d’une relance, d’une réduction de la dette etc.

  4. jf

    je serais heureux si quelqu’un voulait répondre

  5. PIERRE

    Très bon … maniement de concepts, très scolaires (euh … pardon très universitaires !) très pompeux et volontairement compliqués ? Tout ça pour ça ! Comment expliquer l’exploitation socio-économique d’une minorité sur la majorité ?
    Le « libéralisme » n’existe pas en tant qu’avancée historique de la pensée humaine, tous ses auteurs seront vite oubliés avec le temps car ils ne font pas avancer les sciences humaines. C’est d’ailleurs contradictoire de disserter sur le « libéralisme » sans jamais se poser de questions épistémologiques sur le concept de « liberté », d’où découle, je crois, le mot « libéralisme », non … Ainsi posez-vous d’abord des questions concernant la liberté : libre par rapport à quoi ? Libre de quoi ? Libre avec quoi ? Etcétéra. Et je vous renvoie aux nombreux écrits sur le sujet qui commencent par les grecques il y a 2500 ans et qui sont toujours d’actualité … des écrits antiques puissants sur également bien d’autres thèmes !
    Si je peux me permettre et ne le prenez pas mal, le terme « chartalisme » est déjà assez compliqué (et laid) par lui-même pour tout compliquer autour de son analyse. Pourtant, je trouve ses idées très intéressantes, presque révolutionnaires … si vous ne voulez pas que ces idées restent dans un microcosme universitaire et professionnel de spécialistes, simplifiez au maximum ! Évitez trop de « blabla » et de « subsidiarités ». Prenez du recul, car je pense de plus en plus, qu’au contraire des avancées techniques et scientifiques (= mathématiques, physiques, biologie) qui n’ont jamais été aussi importantes, les sciences humaines stagnent depuis plusieurs décennies et ce n’est pas le « libéralisme » qui aident à les faire évoluer, bien au contraire … Et, peut-être, allez-vous enfin trouver un éditeur afin de répandre vos idées au plus grand nombre ! PS : si vous pouvez inventer un nouveau mot que « chartalisme » je serais le premier à l’utiliser auprès de mon auditoire ! Et à l’expliquer !

  6. Comme nom plus « commercial », il y a MMT pour Modern Money (ou Monetary) Theory donc Théorie Monétaire Moderne ou TMM en français. Chartalisme vient du latin charta qui signifie « écrit » parce que la monnaie selon les (néo-)chartalistes est une convention actée par une communauté, et non un truc spontané venu du « libre développement des choses ». Une dénomination qui remonte à Knapp, le père fondateur de la théorie. Théorie Monétaire Moderne est nettement moins bon à mes yeux. Bill Black avait écrit qu’un néochartaliste accomplit se moquait gentiment de l’appellation TMM : ce n’est pas vraiment une théorie, puisqu’elle décrit avant tout le fonctionnement effectif de la monnaie, et ce n’est pas moderne, puisque la pratique de la chose a déjà plus de quatre mille ans d’âge. Mais c’est vendeur dans l’esprit de beaucoup, faut-il croire.

    Rassurez-vous, la question de la foi dans le libéralisme est à peine effleurée, et la problématique de la religion séculière n’est pas abordée.

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