Quand être fourmi consiste à prêter à une cigale…

Dans le billet concluant les Bases, je donnais les linéaments de l’impasse politico-économique que nos grands benêts qui nous servent d’élites s’étaient obstinés à poursuivre :

l’Allemagne qui a fait le choix de contraindre son budget à se rapprocher de l’équilibre, a misé tous ses espoirs de croissance sur l’exportation, c’est-à-dire a contraint les autres pays à être en déficit et pour eux-mêmes et pour les Allemands, particulièrement les pays membres de l’eurozone, car ces derniers ne peuvent pas dévaluer leur monnaie. Les Allemands refusent de reconnaître qu’ils ont épargné férocement en se serrant la ceinture pour financer à d’autres pays les dépenses qu’ils se refusaient pour eux-mêmes. On comprend effectivement le ridicule de la situation. Et ils veulent que les autres paient et équilibrent aussi leurs budgets. Sauf que la seule possibilité restante, c’est que tout le monde exporte vers les pays non-membres de la zone euro, c’est-à-dire que tous ces pays se mettent comme l’Allemagne à travailler pour la prospérité des autres… Et il ne s’agit même pas encore de croître, seulement de se maintenir.

Bref, le coup de maître de la monnaie unique se révèle être un désastre, et les appels à l’austérité se révèlent aussi finement analysés et compris par nos dirigeants que les sacrifices humains par les grands prêtres de l’empire aztèque finissant.

Un récent article du Figaro est l’occasion de préciser l’autre versant de cette absurdité, contrepartie logique de la première, et d’approfondir un point important du néochartalisme : le rôle de stabilisateur des taux directeurs des bons du Trésor, et non de financement de ce dernier. Je développe.

Nos monnaies contemporaines n’ont aucun autre rôle que celui de monnaie : s’acquitter de ses taxes auprès de l’État. Aussi, lorsque l’État taxe moins qu’il ne dépense, l’épargne privée ainsi formée n’a pas d’emploi (Notamment, elle ne finance pas l’investissement mais résulte de celui-ci, cf la note de bas de page de ce billet). La majeure partie de cette épargne se retrouve au sein des systèmes bancaires nationaux, et les banques n’ont alors que deux possibilités : soit elles se le prêtent entre elles et ne font que déplacer la nécessité pour certaines de ces banques de trouver un débouché à ces réserves surnuméraires, soit elles n’y parviennent pas et se mettent à sous-enchérir auprès des emprunteurs, jusqu’à ce que les taux d’intérêt tombent à zéro, vu qu’il y aura toujours cette épargne à placer. Fort heureusement pour la profitabilité bancaire, une institution vient résoudre cette marche infernale : la banque centrale. La banque centrale décide, arbitrairement et selon des conseils qu’on espère de bon aloi, un taux directeur (et même plusieurs pour affiner encore sa politique) puis n’a d’autre choix, pour rendre sa décision effective, que de vendre des bons du Trésor dès que de l’épargne doit trouver un débouché : alors elle cesse de sous-enchérir pour simplement augmenter le niveau de placement sous forme d’emprunts supplémentaires. À l’inverse, toujours pour maintenir le taux directeur au niveau souhaité, lorsque les banques doivent au contraire débourser de leur trésorerie, alors même que les emprunts précédents ne sont pas parvenus à maturité, par exemple parce que la date de paiement des impôt survient, la banque centrale rachète les bons du Trésor à ces banques, ces banques paient les sommes promises au Trésor au nom de leur clients, et l’épargne diminue d’autant, ainsi que le volume d’endettement.

C’est précisément cette fonction tampon, de stabilisation du crédit, qui a présidé à l’apparition des banques centrales… Mon lecteur aura noté à quel point tout cela fonctionne en circuit fermé : si l’un des détenteurs de comptes est de nationalité étrangère, ou même si une banque est détenue par des étrangers, ça ne change strictement rien car la monnaie n’a aucun autre rôle en dehors du système monétaire annexe à l’État souverain dont elle est la créature.1

Mais que se passe-t-il lorsque la banque centrale est un système décentralisé, comme le Federal System (Fed) aux États-Unis ou le Système Européen de Banques Centrales (SEBC) pour la zone euro ?

La même chose avec une étape supplémentaire. Au lieu de se retrouver consolidée à la BCE, l’épargne se retrouve répartie dans chaque banque centrale membre du SEBC et sous tutelle de la BCE. L’épargne est répartie ainsi : Les pays qui dégagent un revenu net accumulent cette épargne dans leurs systèmes bancaires nationaux, et elle se retrouve dans les banques centrales de chacun de ces pays. Or, réciproquement, les autres pays ont des déficits correspondants et les banques commerciales de ces pays paient donc ces sommes via leurs banques centrales nationales. Mais comment ces banques centrales nationales peuvent-elles payer plus que ce qu’elles n’ont ? Aux États-Unis, la chose est simple : l’État fédéral, émetteur de la monnaie finance des transferts qui alimentent les économies des états fédérés déficitaires, donc leurs banques commerciales, donc leurs banques centrales membres du Federal System. Mais entre pays membres du SEBC, rien de comparable. Alors ? Alors, les banques centrales qui ont un surplus, au moment du règlement ont deux possibilités : la première, refuser de prêter la somme due aux banques centrales déficitaires et exiger d’elles qu’elles payent avec des euros introuvables, ce serait créer une panique financière avec la faillite de ces banques centrales déficitaires et causer une crise grave à l’euro qui est leur monnaie commune, et ce en dépit de leur mission de protection de la stabilité financière ; ou bien prêter ces mêmes sommes à ces banques centrales qui les doivent afin d’équilibrer les comptes. Comme l’article du Figaro le précise, cela se fait, « à l’euro près », parce qu’il n’y a pas d’autres possibilités. C’est un système absurde, qui repose sur la croyance que les déséquilibres des balances courantes se régleront d’eux-mêmes, par la magie des marchés. Mais les déséquilibres commerciaux peuvent être déjà particulièrement pérennes entre nations avec un taux de change flottant, alors lorsque qu’il n’y a même plus de change ! Ils s’ensuit chez les esprits formatés par la pensée libérale le sempiternel appel à la compétitivité (exemple ici, avec constat et préconisation). Sauf que, dans la théorie libérale, le seul garant véritable de l’amélioration de la compétitivité, c’est justement la faillite que le prêt des sommes dues empêche. D’où les fureurs nordiques : ils deviennent toujours plus compétitifs afin de toujours plus financer le manque toujours plus grand de compétitivité relative de leurs voisins du sud…

Dans ma conclusion de Les Bases, j’avais dit pourquoi l’impasse était ridicule,  maintenant on sait comment…


Note :
(1) Voici, par exemple, la même idée énoncée par Jacques Rueff, célèbre économiste d’après-guerre et conseiller favori de Charles de Gaulle :

J’ai déjà écrit en 1961 que l’Occident risquait un effondrement du crédit et que le Gold Exchange Standard était un grand danger pour la civilisation occidentale. Si je l’ai fait, c’est parce que je suis convaincu — et je suis extrêmement solennel sur ce point — que le GES atteint un tel degré d’absurdité qu’aucun cerveau humain doté du pouvoir de raison ne peut le défendre.
Quelle est l’essence de ce régime, et quelle est la différence avec l’étalon-or ? C’est que lorsqu’un pays avec une devise clé a un déficit de sa balance des paiements — disons les États-Unis par exemple — il paye au pays créditeur des dollars, qui finissent dans sa Banque centrale. Mais les dollars ne sont pas d’utilité à Bonn, ou à Tokyo, ou à Paris. Le même jour, ils sont reprêtés sur le marché monétaire à New York, et donc retournent à leur endroit d’origine ainsi le pays débiteur ne perd pas ce que le pays créditeur a gagné. Et donc le pays avec la devise clé ne ressent jamais l’effet du déficit sur sa balance des paiements. Et la principale conséquence est qu’il n’y a aucune raison d’aucune sorte pour que ce déficit disparaisse, tout simplement parce qu’il n’apparaît pas…
Laissez moi être plus positif : si j’avais un accord avec mon tailleur que n’importe quelle somme d’argent que je lui paye, il me la retourne le même jour comme prêt, dans ce cas, je n’aurais aucune objection du tout à lui commander toujours plus de costumes.
Dans [Rueff & Hirsch, 1965]

Bastidon Gilles Cécile, Brasseul Jacques, Gilles Philippe, Histoire de la globalisation financière, Armand Colin, Paris, 2010, 376 p., p. 108-109

1 commentaire

Classé dans En vrac

Une réponse à “Quand être fourmi consiste à prêter à une cigale…

  1. Pingback: Une intox à jet continu 2/2 « Frapper monnaie

Commenter