Une intox à jet continu 1/2

Un article du journal Le Monde nous donne le dernier bulletin météo de la dette publique. On peut y lire le contraste habituel : les Italiens du club Med récoltent les taux élevés de leur prodigalité pendant que les besogneux Allemands volent de succès en succès. Vraiment ? Une fausse note tinte à la fin de l’article :

La Bundesbank [la Banque Fédérale, banque centrale allemande] a annoncé avoir placé 3,87 milliards d’euros d’une nouvelle obligation Bund à échéance juillet 2022. La demande, à 4,109 milliards d’euros, est ressortie inférieure aux 5 milliards d’euros que l’Agence financière voulait placer. Celle-ci a conservé 1,13 milliard d’euros pour les besoins du marché secondaire, comme à son habitude.

Sur le marché secondaire, le rendement de la dette allemande, considérée comme un refuge du fait de la solvabilité du pays, affiche ces jours-ci des niveaux extrêmement bas, qui laissaient présager un taux lui aussi très bas lors de l’opération de ce mercredi. Mais ce niveau de taux, très peu lucratif, n’attire pas les investisseurs en masse.

Voilà contrariée ma formation d’économiste libéral bien dans le sens des idées dominantes, élevé à grande louche de courbes d’offre et de demande et de monétarisme rafistolé. N’est-ce pas justement la rencontre de l’offre et de la demande qui détermine le prix. N’est-ce pas le crédit bancaire qui crée la monnaie, qui est la monnaie ? Alors, pourquoi le prix du crédit fait à l’Allemagne demeure-t-il si bas quand il y a si peu d’acheteurs ? Pourquoi les taux seraient bas tellement c’est un refuge alors que presque personne ne s’y réfugie ? Enquêtons.

C’est à cette enchère (pdf en anglais) que l’article du Monde fait référence. Remarquons comme « les besoins habituels du marché secondaire » arrivent à point nommé : selon l’article, le taux exigé le plus élevé devait s’imposer et hausser la courbe des taux allemands, et l’émission échouer de 891 millions d’euros. Sur ce la Banque Fédérale garde 1,13 milliards d’euros, soit 27 % de la somme proposée par les investisseurs et 22 % de ce que l’Agence Financière de la République Fédérale d’Allemagne avait voulu placer, ou encore les investisseurs se retrouvent subitement à proposer 239 millions d’euros excédentaires. Voilà qui aide à calmer les taux. Mais que deviennent les 1 130 millions ? L’article est vague et laisse croire que l’Agence Financière doit se débrouiller avec. Comme l’explique l’ancien gouverneur de la Banque Fédérale Axel Alfred Weber, c’est toujours la Banque Fédérale qui s’en charge (à 24m35s), et toujours au nom de l’Agence Financière vraisemblablement, tente de la placer sur le marché secondaire. Mais le plus intéressant, c’est que la Banque Fédérale y a d’autres activités particulièrement influente sur ce marché secondaire. Mais d’abord un petit encart sur la différence entre les marchés primaire et secondaire.

Le marché primaire est un marché ad hoc créé à chaque émission d’un ensemble de titres financiers (actions d’une entreprise ou dettes, dont les bons du Trésor) : on y annonce la vente, des acheteurs font leurs offres, et les prix s’y ajustent en offrant des titres d’abord à ceux qui ont proposé le prix le plus élevé, ensuite ceux qui offre le second prix le plus élevé, etc. jusqu’à vendre tous les titres. Ou encore, le titre est vendu à prix fixe, mais la quantité vendue dépend du nombre d’acheteurs, etc.

Le marché secondaire ne concerne pas vraiment l’émetteur du titre financier. Sur ce marché, ceux qui détiennent les titres mais désirent les vendre les proposent à qui le veux. Ainsi, les actions d’une entreprise cotée en bourse peuvent ne jamais repasser par les mains de cette entreprise tout en étant rachetée un nombre astronomique de fois au cours de la vie de l’entreprise.

La Banque Fédérale fait sur le marché secondaire la même chose que toutes les autres banques centrales du monde : elle y achète et revend notamment des bons du Trésor afin de fixer des taux directeurs (des taux d’intérêts de référence pour l’ensemble des prêts) et de fournir aux banques commerciales tout l’argent dont elles ont besoin pour solder leurs paiements. Reste à savoir jusqu’où le chat banquier central est prêt à jouer avec la souris investisseur. La distance où court la souris étant le taux d’intérêt qu’elle obtient…

On comprend le ridicule de la situation. Il nous est expliqué que, avant tout, il faut empêcher l’État de se financer par des avances de sa banque centrale : ce serait de la planche à billets ! L’article 123 du traité de Lisbonne y veille. Le mécano des rotatives imprimant les billets reste donc en plan. La Banque Fédérale allemande veille donc scrupuleusement à ne rien verser au Trésor ; ce sont des « institutions monétaires et financières » qui dictent leurs taux et versent les crédits. Mais si les taux deviennent un poil trop élevé au goût de la Banque Fédérale, alors elle retire tout simplement les bons offert de l’émission, et se tourne vers le marché secondaire où règne son système informatique de pointe pour contrôler les taux d’intérêts. Tous ceux qui veulent vendre des bons du Trésor et menacent ainsi de faire chuter les taux en-dessous de l’objectif se voient proposés des achats par la Banque Fédérale ; et à l’inverse ceux qui risque de trop hausser les taux à force de vouloir les acheter se voient proposés des bons du Trésor à la vente : ceux qui ne furent pas vendus sur le marché primaire bien sûr, mais aussi, si ça ne suffit pas, d’autres que la Banque Fédérale détient déjà. Elle laisse les banques verser le montant de la vente au Trésor, et respecte ainsi l’article 123. Et quitte à racheter ces mêmes nouveaux bons aussitôt que ces mêmes banques ont besoin d’argent frais. Le Trésor peut donc payer ce qui justifiait cette émission de dette. On peut enfin actionner la planche les billets ! Normalement, le quidam impatient a perdu le fil des événements et fait confiance : « Il n’y a plus d’argent ! mon bon monsieur, c’est à peine si on a pu sauver les banques, puis la Grèce (c’est-à-dire encore les banques), puis etc. »…

Jamais l’Allemagne ne sera « à court d’argent », parce que chaque nouvelle échéance est très inférieure à l’encours de la dette totale allemande, ou même de la seule portion détenue par la Banque Fédérale. Donc, toujours elle pourra au pire vendre de ses bons pour fournir les liquidités pour acheter les bons nouvellement émis.

La France a adopté un mode un peu plus rustique semble-t-il : l’Agence France Trésor fixe un prix limite à ce que peuvent exiger les investisseurs, refusant elle aussi purement et simplement les offres « trop opportunistes ». Elle ne semble pas pour autant aller sur le marché secondaire, et renouvelle simplement l’opération jusqu’à ce que des investisseurs — qui peuvent utiliser les fonds donnés par la banque centrale pour de tout autre marché que ce marché secondaire — se décident enfin… Et ça marche très bien, tant pour le roulement de la dette que pour garder les taux sous contrôle, sait-on jamais. Voici les taux français donnés par la Banque de France :

On peut y constater l’inexorable chute des taux depuis 1993. Entre mai 2003 et septembre 2005, ils furent manifestement plancherisés (l’antonyme de plafonnés ?) à 2 %, et ont connu une nouvelle embellie avec la spéculation de la belle époque des subprimes, puis les investisseurs ont cessé de se croire à la fête avec la crise de 2008 et il n’y eut plus de plancher, sauf le seuil de 0 % bien sûr. Et que disent nos politiques en campagne ? Ah oui : « La France est fauchée, plus personne ne lui prêtera si l’autre candidat est élu ». Quels visionnaires, mon vote est tout acquis. Il n’y a pourtant rien de surprenant, les États-Unis connaissent la même chose, et la France a passé avec succès la fin de son triple A depuis longtemps.

Notez que ça commence à se voir, ces petits arrangements entre amis. Ainsi, à la fin de la conférence à laquelle participait Axel A. Weber, un financier, John Kelly de Kelly Capital, met le doigt là où ça fait mal (1h07m40s) :

Cette question concerne spécifiquement le Trésor, la partie Trésor des choses, mais peut aussi concerner l’Union Européenne. Dans ce scénario : le Trésor américain émet un bon du Trésor ; l’investisseur A l’achète ; et à ce moment vient la Réserve Fédérale qui rachète ce bon du Trésor à l’investisseur A ; maintenant la Réserve Fédérale a ce bon dans ses comptes ; le Trésor Américain paie à la Réserve Fédérale les intérêts que l’investisseur A aurait reçu ; la Réserve Fédérale paie ses frais et remet au ministère du Trésor ce qui reste. Je ne comprends vraiment pas le bénéfice financier pour les contribuables, la Réserve Fédérale, le Trésor américain, je ne comprends tout simplement pas à ne pas montrer que les bons sont ce que je pense qu’ils sont. Hé c’est à échéance. Pour moi, vous autres les gars, vous êtes deux parties du même gouvernement fédéral. C’est comme si IBM émettait une dette et qu’une autre division d’IBM l’achète ; ce bon n’existe donc plus. Donc, aidez-moi à comprendre le bénéfice financier à ce que la Réserve Fédérale détienne un bon du Trésor qui n’est plus dans le marché ouvert.
[…] Plosser : Cela s’appelle la monétisation de la dette publique, donc vous échangez un peu de dette gouvernementale contre un billet de banque. C’est aussi simple que ça. Je pense que je vais m’arrêter là.

Le président Charles Plosser de la Réserve Fédérale de Philadelphie n’a semble-t-il pas compris la remarque de Kelly. Je le crois d’autant plus sincère que Kelly lui-même semble un peu hésiter pour mettre des mots sur son intuition. On peut la résumer ainsi : pourquoi s’échiner à grand renfort de propagande, de services bureaucratiques, d’harassantes discussions au Congrès sur le relèvement du plafonds de la dette, quel degré d’austérité sadique il convient d’imposer, etc.

Quelques questions demeurent : pourquoi les autres pays de la zone euro, à commencer par la Grèce n’actionnent pas un système à l’allemande, ou à la française ? Il faudrait que je me plonge dans les mécanismes d’émissions de dette italienne, espagnole, portugaise ou grecque, s’ils ont des présentations anglophones assez exhaustives, pour prononcer un jugement définitif.

Comme à mon habitude, une petite citation d’auteur fameux, cette fois pour illustrer le relatif ahurissement de Plosser face à l’espiègle intuition de Kelly :

Sauver les apparences et afficher une respectabilité conventionnelle qui passe les possibilités humaines sont des nécessités de la profession de banquier. À s’y astreindre toute sa vie durant, on devient le plus romantique et le moins réaliste des hommes. Et cette conduite fait si bien partie de leur fonds de commerce que les banquiers ne souffrent pas que leur position soit contestée et qu’ils ne se permettent même pas de la contester eux-mêmes avant qu’il soit trop tard. En honnêtes citoyens qu’ils sont, les banquiers ressentent une véritable indignation en face des périls dont fourmillent l’univers mauvais dans lequel ils vivent. Oui, ils s’indignent quand les périls sont sur eux, mais ils ne les prévoient pas. Une conspiration de banquiers ! On en parle ; l’idée est absurde ! Si seulement il y en avait une, voilà ce que je souhaite ! En réalité, s’ils sont sauvés, ce sera, je gage, malgré eux.

Keynes John Maynard, Les effets de l’effondrement des prix sur le système bancaire (1931) in essais sur la monnaie et l’économie, Payot, Paris, 1978, 329 p., p. 78

Toutefois, mon lecteur doit s’armer de courage pour comprendre l’eurosystème car je ne lui ai donné qu’une simplification, et la seconde partie va plonger encore plus dans les méandres de la bête invraisemblable qu’on nous a donné comme garantie de toutes nos performances économiques.

6 Commentaires

Classé dans Compléments d'enquête

6 réponses à “Une intox à jet continu 1/2

  1. Going right to the top in Europe
    http://bilbo.economicoutlook.net/blog/?p=17024

    « The German government is manipulating its own rules – by withdrawing much more to sell in secondary markets than it could justify for operational reasons.

    They did this to:

    1. Keep the official Bund yields low.

    2. Bail itself out when the bond markets are not willing to fund it on their terms – or in yesterday’s case – not even fund it on any terms.

    While the Germans are preaching to all and sundry about their insistence that the ECB should not be funding government deficits, what the Germans did yesterday is not that far removed from that. »

  2. Hors sujet mais stupefiant !

    The Federal Reserve Turns Left
    http://www.thenation.com/article/167355/federal-reserve-turns-left

    « A tidal shift in governing influence is under way, because monetary policy is now eclipsed. As the central bank loses control, the stronger hand shifts to the fiscal side of government. That seminal insight originates with economist Paul McCulley, retired after many years as Fed watcher for PIMCO, the world’s largest bond fund. McCulley is a Keynesian who never bought into the ideological fantasy of self-correcting markets. His views won respect at the Fed because he was right. Only politicians still don’t get it. After thirty years of deferring to conservative orthodoxy, both parties are afraid to break from the past. While the Fed pushes for fiscal expansion, Congress and the president remain obsessed with deficit reduction.

    “This was not supposed to happen,” McCulley observes. “The fiscal authority was always supposed to be afraid of the Fed. The Fed would say, Don’t do this, don’t do that. And the fiscal side would back off. Now you have a situation where monetary policy is effectively impotent and the Fed is openly inviting the fiscal side to do what for decades the Fed told it they couldn’t do.” The “missing partner,” McCulley says, is the fainthearted politician who clings to old dogma about fiscal rectitude, even though the crisis has made those convictions “irresponsible.”

    As a longstanding critic of the Federal Reserve, I am experiencing a role reversal of my own. In the new circumstances, I find myself feeling sympathy and a measure of admiration for Bernanke’s willingness to stand up for unorthodox ideas and to switch sides on the sensitive matter of debt reduction for failing homeowners. For many years, I have assailed the institution’s unaccountable power and anti-democratic qualities, its incestuous relations with powerful banks and investment houses. Those flaws and contradictions remain unreformed, yet I now think the country needs a stronger Fed—a central bank not afraid to use its awesome powers to help the real economy more directly.

    People ask, How come the Federal Reserve can dispense trillions to save Wall Street banks but won’t do the same to rescue the real economy? Good question. They deserve a better answer than the legalisms provided by the Fed. At this troubled hour, the Federal Reserve should find the nerve to abandon “failed paradigms” and to use its broad powers to serve a broader conception of the public interest. »

    I love Paul McCulley and his Fact on the ground
    http://europe.pimco.com/EN/Insights/Pages/GCBFocusJuly2010FactsontheGround.aspx

  3. Au fait, si tu avais encore des doutes sur la malveillance de Jorion:

    http://www.pauljorion.com/blog/?p=36457#comment-315643

    Mon premier commentaire a été censuré (ou je lui dit qu’il censure abondamment et sans scrupule) et ensuite ça dégénère.
    Ce type est un putois. Sa notion de dialogue est assez etrange en fait, mes interlocuteurs ne faisant que tourner en derision mes propos.

  4. raphael

    Bonjour,

    « La Banque Fédérale fait sur le marché secondaire la même chose que toutes les autres banques centrales du monde : elle y achète et revend notamment des bons du Trésor  »

    L’interdiction de rachat de dettes publiques par une banque centrale ne concerne donc que le marché primaire ?

    @ aliena :
    Je suis allé voir vos interactions sur jurion, ça vaut son pesant d’or…
    J’aime beaucoup le « au nom de nos futurs petits enfants » derrière « dette » et encore derrière « destruction du système social ». En effet …

  5. En théorie la BCE ne devait pas racheter de dette souveraine sur le marché secondaire non plus. Mais elle l’a fait quand même http://www.ft.com/intl/cms/s/0/009ab526-83dc-11e1-84ca-00144feab49a.html#axzz1y5cQx1or

    Toutefois, le marché primaire est encore plus tabou, et elle préfère ne pas s’y aventurer.

    De toutes façon, tout cela forme le même marché secondaire interbancaire, et les intérêts versés sur les produits qui y circulent sont TRÈS fortement influencés par les taux directeurs, même si obliger la liquidité à passer par l’intermédiaire de banques et de produits financiers permet à ces spéculatrices de plus jouer avec les taux.

    Quant à la solvabilité (non pas à quel taux le prêt est consenti, mais est-il ou non renouvelable), il suffit de comprendre que les banques qui détiennent des bons du trésor en question verraient ces bons fondre simplement si elles l’obligent à faire défaut dessus. Au contraire, prêter à nouveau préserve la valeurs de ces titres et permet de gagner des intérêts. C’est vite plié.

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