Les taux indiens

L’Inde, l’un des grands pays émergents, m’a lui aussi causé beaucoup de travail. Mais ça s’est révélé instructif. J’ai pu collecter les taux directeurs, les taux interbancaire (Mibor) et les taux de la dette souveraine à 1 an. J’avais plusieurs taux directeurs cette fois-ci particulièrement divergents (presque un rapport de 1 à 2 en 2009, soit 275 points de base !), ce qui m’était très inhabituel. La BCE par exemple, observe un écart de ± 75 points de base, mais même ainsi, les taux semblaient en général coller beaucoup plus : l’un des taux directeurs domine largement et constamment. Là non. Autres difficultés : les séries sont très brèves je n’ai pu faire remonter les bons du Trésor que jusqu’en 2005, et encore, seulement l’échéance à 1 ans, il ne semble tout simplement pas y avoir d’échéance à 3 mois, comme à mon habitude. Et bien sûr j’ai trouvé les chiffres du Trésor indien sur le site de la Reserve Bank of India et non sur le sien, normal. Du coup c’est aussi la profondeur temporelle du graphique parce que, naturellement le taux interbancaire est encore moins fourni et commence… mi-2008 ! Quatre ans de longueur, c’est faramineux. Pourtant, j’étais enthousiaste en découvrant qu’il archivait et publiait le taux directeur principal depuis 1935, mais comme nous le verrons, c’est ce taux qui est le plus inintéressant. Enfin, les relevés des séries sont faits à fréquences hautement variables, j’ai donc dû raccorder les dates une à une jusqu’à obtenir des séries qui se juxtaposent temporellement ; ça veut dire que sur le graphique, une même distance sur l’abscisse ne vaut pas toujours une même durée de temps, mais qu’une même abscisse est simultanée pour toutes les séries (à quelques approximations près). Mais passons au graphique, maintenant qu’il est enfin fait :

Les taux interbancaire (jaune) et de la dette publique (vert) suivent l’un ou l’autre des taux directeurs (bleu).

Commençons par expliquer le bleu : les taux directeurs. Deux courbes bleues ondulent à distance l’une de l’autre. Celle du bas (bleu clair) est le taux « Reverse Repo », celle du haut (bleu intermédiaire) le taux « Repo », elles fonctionnent en miroir : Le Repo pour « repurchase agreement » consiste à ce que la banque centrale achète le bon du Trésor d’une banque en manque d’argent (pièces, billets, réserves), sous la clause contractuelle préalable que cette banque le rachète ultérieurement à un prix supérieur. La différence entre les deux prix donne le taux Repo. Le Reverse Repo est tout simplement l’inverse du Repo : si une banque dispose d’argent mais ne sait pas où le placer, la Reserve Bank of India lui propose un bon du Trésor à acheter et le lui rachète ultérieurement à un prix supérieur. Évidemment, le taux Repo est toujours supérieur strictement au taux Reverse Repo et non l’inverse, sans quoi, on pourrait trouver de l’argent en quantité illimitée auprès de la RBI à un taux inférieur à celui qu’elle garantit comme rendement minimal, tout le monde se ruerait sur cette source de profit sans risque et illimitée et il y aurait assez vite hyper-inflation… Le taux bleu foncé est supposé être le taux directeur principal. Ou il le fut peut-être. En tout cas, s’il semble de mi-2006 à 2008 servir de plafonds au taux Reverse Repo, ce dernier le franchit tout tranquillement le 3 mai 2011, et il faut attendre le 14 février 2012 pour qu’on se rende compte qu’on l’avait oublié dans son coin et qu’on le remonte. Tout cela semble très protocolaire. On est loin de la BCE avec ses deux autres taux qui sont strictement à + 0,75 et à -0,75 de ce taux central. Pire, il a été trop remonté, bien qu’on les ait tous ensuite baissés simultanément. On peut négliger ce dernier taux.

Les taux de la dette publique sont ici représenté par ceux des bons du trésor à 1 an en vert. De manière un peu surprenante, malgré sa « longue » échéance, il suit le taux Repo sans trop de distance, au contraire. Sans surprise, au plus fort de la crise, en novembre 2008, on ne cherche plus à sous-enchérir et on prend les bons quasiment au taux Reverse Repo, la rentabilité minimale (respectivement 5,02 % et 5,00 %) ! Ensuite, la courbe reprend son cours habituel avec la stabilisation de l’économie : parmi toutes les opportunités d’investissement, on se met à exiger autant d’intérêt qu’on se sent sûr de soi. Mais la différence avec le taux Repo, c’est à dire avec l’argent gagné en échangeant ces mêmes bons avec la banque centrale, ne culmine qu’à 114 points de base et brièvement. Le taux de corrélation entre ces deux taux s’élève à 0,91, sachant que la série est courte (55 paires de données), et que le système indien et comme nous le voyons un peu « artistique », c’est plus que suffisant pour confirmer qu’il suit les taux directeurs (surtout le Repo donc).

Le taux interbancaire est encore un peu plus étrange tout en confirmant lui aussi la prégnance des taux directeurs. J’ai choisi le Mibor au jour-le-jour (« overnight »), et pourtant, à ma petite surprise, il ne suit pas le taux directeur aussi férocement que dans le cas néozélandais. Plus étrange encore, le 20 avril 2010, le Mibor est légèrement inférieur au taux Reverse Repo (respectivement 3,60 % et 3,75 %). Ce dernier était pourtant conçu pour être le taux minimal du système monétaire. J’ai vérifié, et le graphique est bon, sans imprécision des relevés. Comme c’est ce jour-là que le taux Reverse Repo a été relevé de 25 points de base, l’explication serait que que les transactions se déroulaient d’abord au taux Reverse Repo précédant (3,50 %), et que la Reserve Bank of India l’a remonté au beau milieu des transactions. Étrange tout de même. Peut-être qu’il y a d’autres choses peu claires comme celle-là qui expliqueraient pourquoi le relevé est d’une fréquence si erratique. Peut-être qu’il n’y a pas que le « Bank Rate » qui est protocolaire… Pour le reste, on observe la même chose qu’avec les bons du trésor à un an, mais accentuée : le Mibor suit le taux Repo, sauf en période de crise, où il se met à suivre le taux Reverse Repo, et ce jusqu’à retour à la normale. Avec le Repo, son taux de corrélation est de 0,96.

J’ai ainsi pu détailler comment fonctionnent les taux directeurs, plutôt que de sempiternellement les simplifier en un seul. Sinon la conclusion est la même que d’habitude : les taux sont très fermement dans les mains de la banque centrale, et directement branchés sur sa planche à billet : la dette publique n’est nullement insoutenable pour un pays souverain.

Vous pouvez retrouver les précédents épisodes de ma série confirmant ce constat : la Nouvelle-Zélande, l’Australie, la Suède, le Canada, l’Afrique du Sud, le Brésil, le Japon, le Royaume-Uni et les États-Unis. Encore un dernier et j’aurais accompli les 10 graphiques promis !


Note :

1 Voici les dix autres de la série :
L’Inde
La Nouvelle-Zélande
L’Australie
La Suède

Le Canada
L’Afrique du Sud
Le Brésil

Le Japon
Le Royaume-Uni
Les États-Unis d’Amérique

9 Commentaires

Classé dans La planche à billets maîtrise les taux

9 réponses à “Les taux indiens

  1. Windofchange

    Travail passionnant, félicitations. Pour quelles raisons ne traitez-vous pas les taux à 10 ans ? Ne sont-ils pas moins contrôlables que les autres ?

  2. Ils sont moins contrôlables car ils sont plus distant : ils dépendent des anticipations des emprunteurs : s’ils croient que les taux directeurs monteront, alors ils vont le répercuter…

  3. Windofchange

    Merci beaucoup pour votre réponse et encore pour le travail considérable accompli sur un blog dont je trouve l’audience beaucoup trop confidentielle (mais n’est-ce pas le lot des blogs plus techniques ?). Les questions que je me pose, au terme de votre démonstration comparative, sont : quelle est le réel pouvoir des banques centrales sur ces taux à 10 ans ? Dans quelle mesure le pilotage des taux courts, dont vous montrez l’efficacité, est-il efficace sur les taux longs ? Enfin, ne pourrait-on pas imaginer un système mixte de monétisation, dont une moitié se ferait directement (sans passer par les primary dealers, je crois que Martin Wolf est sur cette ligne) en alimantant soit l’Etat, ou une banque publique d’investissement et l’autre passant par les banques (sous réserve de proscrire CDS et jeux spéculatifs à découvert).

    Merci encore, très sincèrement, pour la clarté de votre analyse en dépit de la complexité des phénomènes que vous étudiez

  4. Regarde le Japon : malgré la lourdeur du processus, les investisseurs finissent par s’aligner Dans le pire des cas, le Trésor peut se financer à court terme seulement s’il en ressent le besoin…

  5. Windofchange

    effectivement, ça suit tendanciellement…. merci

  6. Windofchange

    Une question subsidiaire : dans le cas de la Grèce, peut-on dire que le jeu sur les CDS est l’une des armes spéculatives majeures permettant de fausser le jeu sur les taux, la Banque de Grèce n’ayant pas les moyens de contrer ces attaques… jusqu’à ce qu’on l’autorise, comme récemment, à intervenir ? En d’autres termes, les nouveaux modes de spéculation sur les dérivés ne sont-ils pas des amplificateurs de déséquilibres (que l’on neutralise, comme l’Allemagne, en contexte critique) ?

  7. Qu’importe le mécanisme précis de la spéculation : une fois que la banque centrale est empêché de maîtriser le taux de la dette publique, la volatilité de cette dernière est libérée. Il est vrai que la finance se développe des outils toujours plus efficace pour spéculer, donc que ça augmente encore la volatilité, la spéculation, mais c’est assez secondaire, en l’occurrence.

  8. Windofchange

    Merci. N’avez vous pas pensé à rassembler votre travail dans un ouvrage, un peu sur le modèle de ce qu’a fait Berruyer (et sans les erreurs commisses sur les taux courts) ? L’approche analytique que vous défendez est très méconnue en France.

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