Pourquoi seul l’État frappe monnaie ?

Pour simplifier la présentation du néochartalisme, j’ai affirmé à plusieurs reprise que seul l’État peut frapper la monnaie et que seule la monnaie frappée par l’État mérite le titre de monnaie. Il s’agit d’une approximation qui pourrait chagriner ceux qui s’attachent à diverses tentatives de monnaie hors de l’État. Ce billet a pour objet d’expliquer simplement pourquoi elles sont si nombreuses tout en étant si peu connues.

Il suffit de prendre le problème dans l’autre sens pour comprendre. Tout le monde peut créer de la monnaie, c’est-à-dire que tout le monde peut décider de créer avec une feuille de papier et un stylo des comptes dans une unité monétaire ad hoc, appelée Schtroumpf par exemple, et proposer à quiconque d’échanger ses biens et ses services contre des prix en ces Schtroumpfs, par un compte supplémentaire ou mis à jour, tenant le compte des transactions effectuées en Schtroumpfs. Après tout, chacun est libre, pourquoi ne pas se mettre d’accord pour utiliser des Schtroumpfs plutôt que des euros à l’avenir douteux. Et, conformément au vœu de Hayek, chacun choisirait la monnaie dans laquelle il a le plus confiance en l’échangeant au cours qu’il souhaite par rapport aux autres, avec la bonne monnaie chassant la mauvaise, par le jeu du marché. Sauf que des problèmes se posent historiquement, qui éradiquent cette possibilité :

Si nous recherchons une monnaie, c’est pour avoir un moyen de paiement universellement accepté, la référence étalonnant toutes les autres. Nous tendons donc encore plus qu’à l’accoutumé au paradoxe de la concurrence : un seul acteur survit à la compétition est devient de fait un monopole. Pour choisir entre différentes monnaies concurrentes, nous choisirons d’abord celles qui nous sont le plus indispensables, ensuite celles qui sont très largement acceptées à défaut d’être indispensables, enfin éventuellement seulement nous accepterons d’autres monnaies. Or, l’État, par décision souveraine, peut imposer la demande pour sa monnaie en taxant dans ladite monnaie ; il suffit donc qu’il la gère grossièrement aussi bien que ses concurrents privés pour qu’il les éliminent inéluctablement, chacun préférant une monnaie dont la valeur pour soi est sûre plutôt qu’une monnaie soumise à conditions. À côté, les tickets restaurants font pâle figure, même si je concède volontiers qu’ils sont l’objet de pratiques monétaires.

Plus fort encore, si les autres monnaies ont des cours flottants, par exemple parce que ceux qui les acceptent en paiements exigent néanmoins des décotes, alors la monnaie d’État devient refuge de l’esprit pour les simples particuliers : ils pourront s’acquitter de leurs taxes sans se soucier de les changer trop tôt ou trop tard, mais attirera les spéculateurs qui feront parfois de grosses fortunes en brutalisant les cours, donc ils radicaliseront le réflexe de refuge vers la monnaie d’État. Ainsi des Bitcoins, qui, malgré une certaine vogue, restent un curiosité vu qu’en l’espace d’une seule année, leur valeur en dollar a varié de 1 à 10, pareil pour l’euro :

Cours du Bicoin en euros

On peut s’amuser à détenir quelques bitcoins pour participer à l’aventure, mais veut-on vraiment, anxieusement, savoir quand racheter ou revendre ses bitcoins pour payer ses taxes en euros ? Les bitcoins sont un loisir, lorsque les comptes en euro sont déjà solides, on s’offre un compte en bitcoin et on voit ce qu’on peut faire avec. La seule chance pour le bitcoin de s’imposer est que l’eurosystème s’effondre, il le remplacerait comme le Rand sud-africain a remplacé le dollar zimbabwéen. L’espoir lui est permis, mais même en ce cas, ça ne durera qu’un temps.

Historiquement, ce problème de change est partiellement pallié en prenant une couverture : il est promis d’échanger la monnaie de son porteur contre autre chose. Hier, c’était de l’or ;aujourd’hui, c’est la monnaie d’État elle-même, pour la monnaie bancaire comme pour les chèques-restaurant. Il a l’immense inconvénient de ne pas suivre le volume de production, créant tantôt inflation, et le plus souvent déflation. La déflation est la plus redoutable : les prix baissant parce qu’il n’y a pas assez d’argent, mieux vaut épargner pour pouvoir acheter plus de chose avec la même somme plus tard ; mais en épargnant on retire de la monnaie de la circulation… Pire, pour baisser les prix, il faut prédire en temps réel l’évolution de la production entre la décision du prix et son paiement (par exemple les salaires versés par un employeur, les mensualités d’un prêt) et négocier la variation de prix dû à l’évolution entre offre et demande. Le rapport de force joue déjà beaucoup lorsque les prix sont stables, dans de tels conditions, les agents économiques seront encore plus aux abois : les adaptations coûteront le plus aux plus fragiles, qu’on n’empêchera de couler qu’en extrême nécessité. Le bitcoin est un cadeau particulièrement empoisonné de ce point de vue : à terme, la masse de bitcoins dans le monde n’évoluera plus, ce qui veut dire que ce problème de masse monétaire accommodant l’épargne, résolu par Keynes et qui est revenu depuis le retour du libéralisme dans les années 1970 (la différence entre l’Investissement et l’Épargne excédentaire, déprimant l’économie) se posera de manière paroxystique.

Or, en cas de désordre laissant les individus désemparés, pour retrouver une emprise sur nos destins, nous nous adressons à la structure par excellence destinée à trancher les nœuds gordiens et rétablir un ordre commun : l’État. Pourquoi dès lors chipoter mesquinement sur la présence d’une monnaie d’État, pourquoi plutôt ne pas conseiller une meilleure gestion de cette monnaie ? C’est la position néochartaliste.

L’État n’est pas le seul à frapper monnaie parce que les autres n’essayent pas, mais parce qu’ils n’y parviennent pas aussi efficacement : tout comme la police ou l’armée, la monnaie est par excellence un bien commun dont la gestion lui incombe…

7 Commentaires

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7 réponses à “Pourquoi seul l’État frappe monnaie ?

  1. A l’époque des pièces d’or, une autorité politique proposait de frapper les pièces d’or de chacun en lui payant un seigneuriage de 5%. Chacun repartait ainsi avec des pièces d’or plus faciles à échanger. Chaque pièce d’or avait l’effigie du souverain et il était difficile d’imiter la pièce d’or.

    L’émission actuelle de la monnaie est d’une nature différente de la frappe ancienne de la monnaie. Il ne faut pas confondre deux opérations de nature si différentes entre elles.

    La raison pour laquelle nul autre que l’Etat n’émet de la monnaie est que chaque Etat détient le monopole légal de la monnaie dans son pays. Il est interdit d’émettre une nouvelle monnaie. Il est aussi interdit de faire circuler une autre devise que la monnaie légale du pays. Cette interdiction prend la forme d’un surcoût causé par qq dispositions administratives. Ce surcoût rend prohibitif l’usage d’une autre devise que la monnaie légale.

    Pour la pseudo-monnaie « bitcoin », je l’assassine dans un petit papier http://gidmoz.wordpress.com/2012/02/04/bitcoin-un-enfumage-reussi/

  2. Les lois de cours légal et de cours forcé sont essentiellement inutiles. Au Canada, il n’y a pas de cours légal. L’abandon de l’or élimine de fait le cours forcé. Que les souverains n’ait profité que de 5 % de leur droit de seigneuriage ne m’étonne pas, pour les raisons indiquées dans la Genèse des Shadoks, mais merci beaucoup pour cette précision, et je serais ravi que tu m’indiques quelques sources favorites si tu en as. Ce n’est pas moi qui confond la frappe de l’or et la souveraineté monétaire : lorsque le souverain décide qu’il accepte de créer de la monnaie sur du cuir pour payer la rançon du roi, il a bien montré que la souveraineté monétaire surplombe la frappe de l’or, quand bien même il se prête avec vanité à l’or. De même, puisque lui seul peut organiser une monnaie fiduciaire (en Chine, faute d’or, le commerce développa les billets de banque au XIème siècle, et ce fut la source de tels abus que l’autorité impériale dut s’immiscer pour garantir la tenue des compte, jusqu’à ce qu’ils trouvent de l’or et laisse leur formidable avance disparaître dans les poussières des archives.), immanquablement le passage ultimement indispensable à une monnaie fiduciaire (et en tout cas souhaitable pour éviter de n’épargner qu’en trouvant de l’or ou en baissant les prix) se traduit par la redécouverte de la souveraineté monétaire et de tout ce qu’elle implique, comme l’avait anticipé à son grand désarroi G. F. Knapp dans Théorie étatique de la monnaie, avec presque trois-quarts de siècle d’avance ! (cf les citations d’une édition anglaise dans Understanding Modern Money, de L. R. Wray p. 28)

    Il me faut bien préciser mon point de désaccord avec l’école autrichienne : la monnaie ne doit ni plus ni moins être rare que le sont les points d’un match de sport. Je vois, c’est terrible, les autrichiens comme des farceurs interrompant un match sportif et disant aux joueurs : « On vous trompe, malheureux ! En fait, vous ne vous battez pas pour une récompense digne de ce nom, puisque les points que vous essayez d’obtenir existent en quantité illimitée et que seul l’arbitre en restreint l’usage, l’hyperinflation de point est à vos portes. Vous dites que vous vous en fichez et que vous voulez faire du beau jeu et obtenir les productions des uns et des autres sans vous soucier de la rareté effective absolue des points, mais un jour cette hyperinflation vous spoliera ! » Et cela alors que les joueurs s’étaient mis d’accord pour utiliser des comptes à la craie sur un tableau parce qu’ils ne trouvaient plus assez de Diamant 15 000 carat (il faut être sûr que ce soit rare) pour chaque point. Concrètement pour le cas Bitcoin, ce n’est pas la rareté qui me choque. Oui, ce n’est qu’un algorithme qui fait que la somme totale des bitcoins s’arrêtera définitivement, et oui, on peut faire pareil avec des bitcoin2, mais faut-il considérer que l’or ne sera jamais une bonne monnaie puisque qu’on peut aussi en faire avec de l’argent (pas une monnaie souveraine, soit dit en passant) ? Cela mettrait deux monnaies en circulation fonctionnant selon le principe des bticoins, et non deux fois plus de bitcoins1.

    Si je ne crois pas en l’avenir des bitcoins, c’est à cause justement de cette mauvaise rareté : la croissance des bitcoins ne suit qu’à peine la croissance de l’économie : seule le volume des transactions à calculer influe sur le nombre de bitcoins ajoutés, même pas le montant desdites transactions. Pire, la création de bitcoins se réduit inflexiblement jusqu’à disparaître. Le seul moyen serait alors de pallier en jonglant entre des bitcoins1 et des bitcoins2 ; ce serait pathétique pour une monnaie qui se veut l’étalon universelle de la valeur ! Enfin, lorsque l’économie entrera en récession, elle sera incapable d’augmenter plus vite pour renflouer le secteur privé, de même qu’elle force à l’endettement en phase de croissance, et ne peut pas stagner lorsque l’économie est atone ou ne fonctionne que par bulle d’endettement (mauvaise régulation), bien que ce dernier cas soit rare. Bref, mieux vaut construire un ordre qui convienne à notre nature humaine et nous émanciper de la nature cruelle plutôt que de rester à la merci de ses caprices… C’est ça, la civilisation. Je préfère le plein emploi, la croissance, la stabilité des Trente Glorieuses aux crises et moindre croissance du trop idéalisé XIXème siècle jusque dans les années 1930. Quant à l’inflation, je fais confiance à l’Employeur en Dernier Ressort pour la maîtriser encore plus efficacement que durant les Trente Glorieuse.

  3. L’école autrichienne d’économie est favorable au free banking. Chacun peut créer une banque. Chacun peut créer une nouvelle monnaie. Tout cela sans autorisation ni contrôle de l’Etat.

    Le monopole monétaire de l’Etat est tout aussi nuisible que le serait le monopole étatique de la production et de la distribution des chaussures dans un pays.

  4. D’où la contradiction que je pointais dans ton discours : le bitcoin est de la banque libre, simplement, sa rareté est assuré par un mécanisme de cryptographie décentralisée plutôt que par les limites physiques de l’exploitation de notre planète dans le cas de l’or. Qu’une autre banque puisse faire un bitcoin2 en copiant le principe du bitcoin n’y change rien. Que le bitcoin soit entièrement dématérialisé n’y change rien. Dans ton post, tu affirmes « Rien n’interdirait un programmeur d’inventer une nouvelle collection de “bitcoin2″ entièrement différente des Bitcoins. Et ainsi de suite pour des bitcoin3 et des bitcoin4. Et ainsi de suite. Le nombre de ces entités numériques sont infinies. Il n’existe donc aucune rareté de telles entités numériques. ». C’est sur cette partie de ton raisonnement que je ne te suis plus… Par rapport à l’or, le bitcoin a l’avantage de n’être qu’une monnaie : aucune valeur comme marchandise, ni même comme objet numismatique, de la valeur uniquement comme monnaie ! Ça devrait te plaire. Une monnaie pure, et sans État.

    Ce qui me chagrine chez l’école autrichienne, que j’avais exploré lorsque j’étais un libéral cherchant à s’assurer de ses fondations conceptuelles, c’est qu’elle est bine meilleure pour démontrer comment disfonctionne la monnaie actuelle que pour expliquer comment en faire fonctionner une efficacement, c’est-à-dire sans chômage chronique ni croissance anémiée.

    Bonne journée et bon blog :)

  5. @Jean-Baptiste Ba
    J’explique pourquoi bitcoin est une monnaie très médiocre car volatile.
    Des milliers de biens seraient d’excellent candidats à devenir des monnaies. Le monopole monétaire interdit l’existence d’autres monnaies que les monnaies légales.

  6. Sophie

    Vous écrivez « mais en épargnant on retire de la monnaie de la circulation… »
    Il me semblait qu’aucune monnaie n’était retirée de la circulation par l’épargne (que je ne confonds pas avec la thésaurisation de billets) puisque l’épargne quitte un DAV pour entrer dans un DAT mais est re prêtée et revient donc en M1 dans un autre compte DAV…. non?

  7. Non, justement. Le Trésor ne fonctionne pas avec de simples comptes en banques comme nous (ménages, entreprises, associations). Ce que tu dis n’est vrai que si tout le monde avait ses comptes dans des banques. Mais lorsque nous payons nos taxes, la monnaie n’est pas retirée d’une banque, mais de toutes les banques. Ultimement, toute la monnaie pouvant être retirée de la sorte, il n’y en aurait plus aucune dans le système bancaire, si ce n’est les réserves que la banque centrale lui alloue, et les agents non-financiers (les mêmes ménages, entreprises, etc.) seraient entièrement financés à crédit, les laissant sur la ligne de crête de la parfaite prévision de leurs revenus donc de leurs emprunts ainsi financés, avec l’abîme de la banqueroute d’un côté et la folie de la pyramide de Ponzi de l’autre.

    Heureusement, le Trésor peut aussi injecter des réserves, lorsqu’il paie au lieu de percevoir. Les effets des opérations du Trésor sont si déstabilisants pour le système bancaire que diverses stratégies ont dues être mises en place pour lisser son fonctionnement (cf Le grand camouflage).

    Lorsque nous voulons, tous collectivement mais seuls, épargner, nous ne le pouvons pas en raison du paradoxe de l’épargne : chacun essaie d’épargner les revenus qu’il aurait sinon donné à l’autre et sur lesquels ce dernier comptait lui-même pour épargner. Du coup, même si certains épargnent, c’est en obligeant les moins doués (ou les plus faibles) à désépargner. Pour que nous épargnons tous, il faut que le Trésor accepte de moins percevoir de sa monnaie qu’il n’en distribue : fasse un déficit public. Le crédit n’aide en rien, il ne fait que déplacer dans l’espace l’épargne au niveau social : l’un n’épargne que ce que l’autre s’endette, et dans le temps au niveau individuel : le prêt consentie est perdu maintenant mais regagnée ultérieurement avec intérêt. Le prêt peut augmenter la vitesse de circulation de la monnaie, pas sa quantité. Il n’y a pas d’épargne nette possible par prêt. Cf La passivité du crédit.

    Lorsque le Trésor laisse par son déficit les agents non-financiers se désendetter, la banque centrale vend des bons du Trésor pour éponger les réserves devenues excessives (parce qu’elles auraient mené les taux d’intérêt inter-bancaire à environ 0%, sauf crise financière et défiance généralisée, bien sûr.), de sorte qu’en pratique, volume de crédit et volume d’épargne sont très indépendants…

    Es-tu satisfaite :) ?

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