« L’austérité est un masochisme »

C’est ce que nous dit littéralement le célèbre chroniqueur Martin Wolf du plus célèbre encore Financial Times dans son dernier article Arrêtez ce masochisme dans le choix de vos politiques.

Herbert Hoover, vous aviez raison. C’est le consensus de toutes les personnes de droite quant à la politique fiscale du Royaume-Uni. (…)
Remarquablement, l’Institut d’Études Fiscales, qui est aussi droitier que possible, (…) affirme que « l’argumentaire pour un stimulus fiscal de court-terme pour tonifier l’économie est plus fort aujourd’hui qu’il ne l’était il y a un an. Les décisions prises au Discours d’Automne ont eu un impact probablement faible mais positif sur la croissance. Les arguments pour persévérer en ce sens ne sont pas univoques : la présente incertitude sur la future situation fiscale et l’importance de la crédibilité argumentent contre, mais la faiblesse persistante de l’économie et les faibles chances que l’austérité monétaire l’annule la rende plus attrayante qu’il y a un an.

C’est une constante, confronté au principe de réalité qui inflige une véritable bastonnade à nos politiciens (pourrissement de la situation économique, réélection quasi-impossible, etc.), ils se mettent à douter et ne savent plus trop que penser.

Au passage, je préfère éventer l’argument de la politique monétaire qui aurait de quoi intimider la politique fiscale. Certes, lorsque un déficit budgétaire menace d’être inflationniste tant il est volumineux, la banque centrale peut (et doit) décider de corseter cette monnaie créée par déficit en limitant le volume de crédit (quasi-monnaie qui permet de faire circuler plus vite la monnaie d’État). Mais cela ne signifie pas que la politique budgétaire de déficit ait échoué : elle est au minimum parvenue à désendetter le secteur privé, puisque ce dernier reçoit plus de monnaie et diminue son endettement en cours…

Mais le plus intéressant est à venir :

L’argumentaire serait renforcé si la perspective économique du Royaume-Uni se détériorait brutalement ».
Ma seule différence avec cette analyse est que la performance économique est déjà lamentable. Elle n’a pas besoin de se détériorer plus. Jusqu’à quel point faut-il être masochiste ?

Nous voilà au cœur du problème. Je finis aussi par penser que le ressort le plus intime de l’équilibre budgétaire s’apparente au sado-masochisme. Il n’y pas à être masochiste. Ce sadisme n’a aucune justification valable et nous ne devrions pas nous y complaire en développant le masochisme actuel. Il faut, prétend-on, limiter le budget à l’équilibre sinon l’État dépenserait n’importe comment. Certes, il y avait des dépenses critiquables dans les budgets de l’État lorsqu’il se croyait presque dispensé d’équilibrer son budget, mais le budget est-il devenu plus raisonnable ? Pas du tout, avec la décentralisation et l’européanisation, rarement nous avons eu un État aussi lourdement inefficace ; quant au secteur privé, il regrette ce temps béni des Trente Glorieuses et n’a pas eu l’explosion de dynamisme bénéfique et impétueux qu’on promettait. Sous prétexte que l’inflation était une punition pour un mauvais budget de l’État, on a imposé des punitions pires encore avec l’équilibre budgétaire, devenus critères de Maastricht puis du Pacte de Stabilité et de Croissance (une antiphrase digne de 1984), puis les plans d’austérité toujours plus fréquents et intenses, puis la volonté actuelle des Allemands de ni plus ni moins saisir les pays récalcitrants, en abolissant complètement et officiellement leurs souverainetés, comme on peut le voir avec la Grèce.

Seul un masochiste peut se réjouir d’avoir échappé à l’inflation à ce prix. Une personne saine d’esprit aurait considéré l’inflation comme une punition en elle-même suffisante pour le manque de discernement dans la politique économique, et se serait attachée à réduire ce problème en préservant voire en augmentant les progrès déjà accomplis sur les autres fronts, et non en choisissant le chômage de masse délibérément.

Précision utile de Martin Wolf :

 comme Jonathan Portes de l’Institut National de Recherches Économique et Sociale le note, la « dépression » du Royaume-Uni — la période pendant laquelle la production est en dessous de son pic d’avant-crise — est maintenant plus longue que la Grande Dépression, en laissant de côté les récessions suivantes.

Le Royaume-Uni est peut-être aujourd’hui le seul pays dans ce cas, mais de toute façon, en poursuivant le suicide de l’austérité, tous les pays finiront inéluctablement par faire le même constat à leurs tours…

La question, dès lors, porte sur la faisabilité. Les opposants à la politique fiscale argueraient que la politique monétaire est effective en elle-même, que la politique fiscale serait désastreuse, ou les deux. L’argument que la politique monétaire est efficace d’elle-même est au strict minimum indémontrée quand les taux d’intérêts sont déjà tellement bas. Jusqu’à présent, la politique monétaire non-conventionnelle choisie par la Banque d’Angleterre — achat de bons gouvernementaux du Royaume-Uni — ne semble pas très efficace. Je soupçonne que des taux d’intérêt à long-terme plus bas, même s’ils sont atteints, ne feraient que « pousser avec une corde ». Cependant, avec la masse monétaire et le prêt bancaire qui se réduisent, l’argument pour la Banque de faire plus est également très fort.

Non, justement cela le rend très faible. Comme je l’ai expliqué, les banques essaient déjà d’endetter tout ce qu’elles peuvent, et leur offrir de la monnaie supplémentaire à prêter n’y change rien : elles ont besoin de cette monnaie pour s’acquitter de leurs paiements, mais sitôt ces paiements effectués, elles cherchent à la prêter pour gagner des intérêts. Si la Banque d’Angleterre pouvait faire plus, alors l’abaissement des taux d’intérêt, et cette monnaie supplémentaire auraient abouti à un accroissement du volume de crédit bancaire, c’est-à-dire de la masse monétaire, pas à sa réduction. La passivité du crédit était déjà expliqué par Keynes, notamment avec la métaphore de la corde citée par Wolf, et elle fut encore récemment confirmée par les experts de la BRI, à l’encontre de la vulgate obstinément prêchée par les manuels néolibéraux régnant sur l’université (c’est très schématique, je le reconnais). Milton Friedman avait tout faux : l’effondrement du volume des prêts lors de la Grande Dépression ne prouvait pas que la Fed en était responsable, elle ne pouvait pas agir efficacement de toute façon…

Reste la politique fiscale. L’argument massue contre elle est qu’elle détruirait la crédibilité et mènerait à une crise sauce grecque. Ne dites jamais jamais. Mais cet argument apparaît très faible. Premièrement, il semble de plus en plus clair que les emprunteurs non-souverains de l’eurozone sont dans une position différente d’un pays souverain, tel que le Royaume-Uni. Deuxièmement, un déterminant primordial de la positon d’endettement ultime est à quelle vitesse l’économie se restaure. Ainsi, le but doit être d’adopter des mesures fiscales qui sont crédiblement temporaires et promeuvent une demande additionnelle, à court terme, et une offre additionnelle à long terme. Ce n’est pas impossible. Ça demande juste un peu d’imagination.

Tout est là, oui, le seul argument contre la politique fiscale, c’est le tabou de la planche à billet, cette prétendue nécessité d’équilibrer le budget inventée de toutes pièces, et oui, si l’émetteur est souverain, la catastrophe promise ne peut pas arriver, car la monnaie souveraine, la seule vraie monnaie en définitive, celle qui n’oblige à aucun paiement futur, celle qui permet de clore les comptes et de savoir où on en est, cette monnaie souveraine n’a aucune autre destination que les mains du souverain, et avant d’y retourner elle crée techniquement un déficit. Mais Martin Wolf, tout en effleurant la solution, ne parvient pas à s’y donner complètement : il croit que la souveraineté ne suffit pas tout à fait, et commet du coup une bourde. Il faut, dit-il, que la dépense gouvernementale crée d’abord de la demande, puis se retire pour laisser de l’offre. C’est la théorie du bon déficit, celui d’investissement. Il est absurde au niveau macroéconomique. À ce niveau, le déficit gouvernemental vient efficacement créer de la demande pour cette activité économique qui ne parvient pas à se réaliser sur le marché, faute de débouché. Mais pourquoi, oui vraiment pourquoi, lorsque le déficit sera coupé ultérieurement et que de cet investissement il résultera alors un supplément d’activité économique cherchant débouché, pourquoi elle se mettrait enfin à trouver toute seule la monnaie pour être achetée ? Au contraire, tant pour financer la croissance que l’épargne, le déficit public est nécessaire puisque le secteur privé ne peut émettre la monnaie supplémentaire nécessaire à la stabilité des prix et de l’endettement.

Après quelques cafouillages dans la même veine, Martin Wolf se rapproche encore d’un cran de la solution :

Lorsque le gouvernement peut emprunter à des intérêts réels en-dessous de zéro, de bons projets d’investissement limités dans le temps doivent avoir du sens. Finalement, on se coordonne avec la Banque pour faire usage de sa volonté de créer de la monnaie, ou « dette publique perpétuelle à taux zéro », pour financer temporairement les augmentations de déficit.

Le tabou de la planche à billet saute presque : le montage pour faire fonctionner la planche à billet est dit créer cette dette perpétuellement, sans plus se soucier de son financement, mais il est encore dit que ce montage ne doit être que temporaire. Que cela signifie-t-il ? La dette obéirait à ce stupide système de Ponzi qui fait faussement croire qu’elle est hors de contrôle, puis, lorsque le gouvernement est suffisamment effrayé et réduit trop le déficit nécessaire à la santé de l’économie, on lui ré-autoriserait le déficit cette fois à taux zéro c’est-à-dire sans pyramide de Ponzi, on la mettrait sur un compte séparé, celui où elle est automatiquement roulée à taux zéro, c’est-à-dire en séparant la dette publique en deux, l’une à ne jamais rembourser à taux zéro, et l’autre augmentant par ses taux et qui ne serait jamais remboursée non plus, bien qu’on fasse semblant de le croire ? Alors, est-ce qu’on ne ferait seulement semblant de ne pas croire qu’elle serait remboursée, pour la dette perpétuelle constante, ou l’espère-ton secrètement encore ? Si tout cela est une hypocrisie aussi grossière et un secret de polichinelle, pourquoi ne pas simplement accepter l’idée que l’État crée la monnaie en la dépensant, et qu’il la détruit en la taxant ? Pourquoi créer de pseudo-échéances dans l’intervalle ? Le caractère futilement Ponzi de la dette n’a aucune incidence tant sur le financement technique que sur l’inflation.

Mieux vaut abandonner ces derniers restes d’instinct masochiste et se proclamer souverain de sa destinée, délivré de tout servage pour dette (citations du billet), et possédant une monnaie due à personne parce qu’émise sans être due à personne. Se croire vil et indigne attire des sadiques opportunistes sans la moindre garantie tangible de rédemption…

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