Nouvelles directions dans la théorie monétaire : Un entretien avec Marc Lavoie (2ème partie)

Article original sur Naked Capitalism, traduit par mes soins. Vous pouvez trouver l’essentiel du système d’ensemble de Wynne Godley, un précurseur du néochartalisme, dans 4. Le commerce extérieur. Voir aussi la première partie de cet entretien.

Marc Lavoie est professeur au Département de Science Économique de l’Université d’Ottawa. Il est l’auteur de nombreux livre d’économie post-kéynésienne. Son dernier ouvrage « Monetary Economics » écrit avec feu Wynne Gogley, est maintenant disponible en version broché sur Amazon.

Entrevue conduite par Philip Pilkington.

Philip Pilkington : Je pense que la première partie de cet entretien fournit une assez bonne esquisse de que vous et Godley ont construit dans ce livre – bien que, évidemment, ça n’effleure qu’à peine la surface et qu’il y a beaucoup plus que cela dans le livre. En dépit de cela, je crois que les lecteurs devraient être capable de saisir l’objectif global du livre, au moins.

Si vous le voulez bien, j’aimerais passer à des questions plus pratiques. Les modèles que vous lancez dans le livre conduisent à des conclusions très différentes de celles des modèles orthodoxes dominants autant que des effets sur la politique macroéconomique peuvent l’être. Cela a des implications colossalement importantes tant pour les décideurs politiques que les personnes travaillant sur les marchés financiers. Je creuserai ultérieurement cela un peu plus, mais d’abord j’aimerais attirer l’attention sur le fait qu’un modèle simple dérivé du cœur de votre travail avec Godley est déjà utilisé par des praticiens du marché et des économistes marqués par Keynes, comme Martin Wolf du Financial Times [NdT voir un de ses articles L’austérité est un masochisme, lui aussi quasiment néochartaliste]. Les aficionados de ce qui est venu à s’appeler Modern Monetary Theory (MMT) [NdT : synonyme courant de néochartalisme] reconnaîtront également le modèle qui est, bien sûr, appelé « Modèle de la Demande Globale par les Soldes Financiers Sectoriels ». Pourriez-vous brosser brièvement ce que ce modèle décrit et montrer son importance pour l’analyse économique ?

Marc Lavoie : D’abord je dois dire que j’ai appris tout cela de Wynne. Oui, il est vrai que cette analyse fondée sur les soldes financiers sectoriels suscite beaucoup d’intérêt, et il utilisa ce modèle intensivement pour ses prévisions conditionnelles depuis la fin des années 1990. Même la Pieuvre Géante, Goldman Sachs, fournit des analyses fondées sur cette équation, qui dit que le solde financier par le secteur domestique privé (épargne moins investissement) et le secteur domestique public (les recettes totales de l’impôt moins les dépenses totales du gouvernement) doit égaler le solde de la balance courante (BC : exportations nettes plus revenu extérieur net), ou avec la notation standard : (S-I) + (T-G) = BC [NdT : Effectivement, en bon néochartaliste je l’avais développée dès 4. Le commerce extérieur].

Cette équation peut être tirée de nos modèles à deux pays dans le livre. Wynne considérait que c’était une percée lorsqu’il a découvert cette identité comptable macroéconomique au milieu des années 1970, une identité mise en avant également par Joseph Steindl (un élève de Kalecki [NdT : Aspects politiques du plein emploi, par Michal Kalecki]) alors qu’il se plaignait du délabrement de la théorie macroéconomique (déjà alors en 1984). De manière intéressante, cette identité, que j’appelle identité comptable fondamentale, peut être trouvée également dans le manuel de première année de Baumol et Blinder [NdT : sic]. Donc, ce n’est pas comme si les auteurs orthodoxes n’en avaient jamais pris conscience.

Quelle est l’utilité de cette identité ? Initialement, Wynne voyait l’identité comme une manière appropriée de vérifier la cohérence des hypothèses et prévisions incluses dans diverses partie d’un modèle : prévisions sur l’investissement, taux d’épargne, déficit gouvernemental, solde extérieur, et ainsi de suite. Ensuite il utilisait cette identité comme une manière d’évaluer si certains déséquilibres étaient viables ou non, en regardant leurs implications quant aux stocks. Finalement, vers la fin de sa vie, il essayait de l’utiliser de la manière dont vous l’avez défini, comme « modèle de la demande globale par les soldes financiers sectoriels ». Autant j’étais à l’aise avec les deux premières utilisations, autant je n’ai jamais été vraiment convaincu par sa capacité à en dire beaucoup sur la demande globale. L’identité est formidable pour pointer les incohérences : ainsi, lorsque le gouvernement britannique réalise quelques prévisions à propos des exportations nettes futures et des déficits gouvernementaux, alors, en connaissant l’épargne privée, il est clair grâce à cette identité que le gouvernement britannique suppose une énorme hausse de l’investissement privé, quelque chose qui ne peut tout simplement pas survenir dans le climat actuel, quelle que soit la confiance générée par les politiques d’austérité parmi la classe des affaires.

Et à propos de la demande globale ? Le PIB comporte quatre composantes : la consommation, l’investissement, les dépenses gouvernementales et les exportations nettes. Il se peut que le solde (S-I) soit négatif, signifiant que le secteur privé domestique emprunte, stimulant ainsi l’économie, mais ça ne signifie pas grand chose pour la demande globale si l’investissement est quasi-nul ou si les dépenses gouvernementales sont très faibles.

Je pense qu’il y a toute une controverse à propos de cela dans la blogosphère [NdT : Effectivement voir par exemple mon billet avec graphique traitant du jeu entre endettement privé et endettement public]. Donc l’identité est utile et pertinente, mais il y a une limite à ce qu’elle peut nous dire. Je pense que la contribution pratique de notre livre est que nous avons réhabilité l’utilisation et l’importance des analyses en flux financiers et de leurs inhérents soldes au bilan de la comptabilité nationale. C’est un point rendu très clair par l’économiste danois Bezemer, lorsqu’il revendique que ceux qui ont vu la crise venir, et ont fourni des raisons analytiques à la crise, sont principalement des économistes préoccupés par les flux financiers et bilans macroéconomiques. En effet, j’ai récemment vu des papiers par des économistes travaillant à la BCE et à la Banque d’Angleterre qui se réfèrent à notre analyse et argumentent que les liens entre les bilans peuvent aider au repérage de futurs épisodes de fragilité financière. Malgré la longue tradition de l’analyse en flux de monnaie, la plupart des macroéconomistes, tout particulièrement ceux dominants, sont parvenus à la conclusion qu’il n’y a presque rien de significatif qui peut en être tiré. J’étais moi-même sceptique dans les années 1980, après avoir supervisé des thèses de maîtrise sur les flux financiers canadiens. Mais nous avons tous réalisé que les flux financiers et les stocks de dettes sont importants pour comprendre l’évolution de l’économie. Bien sûr les lecteurs de Minsky savent tout cela depuis longtemps. Je dirais que le travail de Godley, et partant de notre livre, fournit un cadre pour simuler et développer ces idées.

PP : Vous avez raison, il y eut un peu de controverse sur les blogs à propos du secteur privé dans ce modèle. Peut-être, étant donné que vous avez travaillé aux côtés de Godley, pourriez-vous nous donner quelques idées de plus à ce sujet. Pourquoi ne pensez-vous pas que l’emprunt par le secteur privé contribue à la demande globale ? Je pense que les partisans de ce point de vue vous diraient que la dette nette du secteur privé est dépensée dans l’économie  pour acheter des biens et services et devrait ainsi être considérée comme une composante de la demande globale. Que diriez vous de cela ?

ML : Si les entreprises empruntent pour investir dans de nouvelles machines ou de nouvelles constructions, cela contribuera assurément à la demande globale. Toutefois, vous pourriez certainement décider d’emprunter pour acheter des actions, parce que vous pensez que la valeurs de ces actions montera ; le type qui vend ces actions pourrait penser à l’inverse que le marché des actions va s’écraser, aussi ce gars va-t-il entreposer la recette de la vente sur un compte en banque. Comment cela aide-t-il la demande globale ? La dette globale a monté, mais pas la demande globale. Également, vous pourriez considérer la parabole de la banane utilisée par Keynes dans les années 1930. Supposez qu’il s’y déroule une campagne pour l’épargne, où les ménages sont incités jusqu’à l’apshyxie, de manière à ce que le prix des bananes baisse. Les entreprises auront des pertes, et elles auront besoin d’emprunter aux banques pour couvrir leurs pertes. Là aussi, la dette globale, cette fois chez le secteur des entreprises, a monté, mais l’économie s’effondre. Le bilan des banques s’accroit, le surcroît de monnaie des ménages dans le bilan a comme contrepartie les avances supplémentaires que les entreprises devaient prendre, mais l’économie est à l’arrêt.

PP : Bien vu. Mais la même chose ne pourrait-elle pas être dite des déficits du secteur public utilisés pour recapitaliser des banques zombies et/ou payer les intérêts de la dette publique en cours ?

ML : Tout à fait exact quant aux banques zombies ! Lorsque les gouvernements achètent les actions de banques insolvables, cela ajoute à la dette globale, pas nécessairement à la dette nette. Au Canada, la dette du gouvernement fédéral s’est accrue de 75 milliards de dollars avant que l’économie canadienne n’entre en récession et alors que le gouvernement avait un budget toujours à l’équilibre : le gouvernement a indirectement acheté pour 75 milliards de dollars d’hypothèques immobilières. Mais bien évidemment l’argument ici était que les banques devaient être sauvées pour éviter un effondrement du système financier, et par là de mauvaises conséquences pour l’économie réelle.

Les paiements des intérêts sur la dette publique en cours sont un peu plus compliquées : ils ne font pas partie du PIB, bien qu’ils y étaient dans la première version de la comptabilité nationale, avant en 1953. Mais les paiements des intérêts sont comme des taxes négatives : ils s’ajoutent au revenu disponible. Tous ceux qui reçoivent des paiements d’intérêt sur des obligations gouvernementales pourraient les dépenser en consommation, tout comme ceux qui empruntent pourraient choisir de dépenser la monnaie supplémentaire en consommation. Donc c’est pour cela que les paiements des intérêts ne font pas partie de la demande globale ; d’un autre côté ils peuvent avoir un effet indirect à travers la consommation ou même la composante investissement. En fait, tenir compte de ce flux d’intérêt de la dette publique est une des différences clés entre les modèles comptablement cohérents [stock-flow consistent] et les modèles standards, qui souvent omettent ce flux dans leur comptabilité.

PP : Vous dites que le revenu des intérêts du gouvernement – qui est un revenu, après tout – ne se traduit pas directement en demande globale ; diriez-vous la même chose pour certains types de revenus spéculatif du secteur privé comme les gains tirés du marché des actions, des expansions immobilières et d’autres sortes de spéculation ? Et cela se lie-t-il avec votre conception de la dette privée et de ses effets sur l’économie plus généralement ? Et liez-vous cela à vos modèles ?

ML : En effet, c’est similaire. Les gains de capitaux, qui sont différents du revenu courant, mais qui s’ajoutent à ce revenu tel que défini par Hicks, Haig et Simons, s’ajoutent à la richesse, et nous savons qu’il y a une relation empirique entre la richesse et la consommation, un ajout de 100 dollars de richesse apporte environ 4 dollars supplémentaires de consommation. Donc, oui, il y a une relation indirecte entre ces gains de capitaux et la demande globale. Nous avons cela dans nos modèles théoriques, et de même pour les modèles empiriques inspirés de Godley utilisés au Levy Institute. En effet, c’est une idée de Wynne qui remonte aux années 1970, lorsque, avec ses collègues Francis Cripps et Ken Coutts, Godley a argumenté qu’il existait une norme en flux-stock entre la richesse désirée et le revenu effectif. Ce n’est que plus tard qu’il réalisa que cette norme pouvait être dérivée de l’hypothèse que les ménages dépensent une certaine proportion de leur revenu courant et une (beaucoup plus faible) proportion de leur richesse. Personnellement, je ne pense pas considérer ce genre de norme lorsque je choisis ma consommation, mais Wynne revendiquait le faire !

PP : Passons à des découvertes plus surprenante de vos modèles simulés par ordinateur que votre livre a initiés. L’un d’eux est que les déficits publics sont à la base des variables endogènes. C’est-à-dire qu’ils ne sont pas véritablement « décidés » par le gouvernement du tout [NdT : C’est ce qu’avait déjà conclu la plupart des économistes keynésiens après-guerre, au point que Milton Friedman l’avait lui-même admis du bout des lèvres], mais le sont à la place par d’autres variables comme l’épargne du secteur privé et la balance commerciale. Peut-être pourriez-vous expliquer l’importance de cette découverte dans un monde où les décideurs politiques et les professionnels de la finance ensemble avec de nombreux économistes exigent des budgets publics équilibrés au moins à moyen ou long terme ?

ML : Eh bien, nous sommes de retour aux soldes sectoriels. Nous savons, comme identité, que le déficit public doit égaler le déficit de la balance courante plus l’épargne financière nette du secteur privé. Donc ce dont nous avons besoin maintenant est un modèle qui simulera certaines équations comportementales et certaines causalités. En conditions réelles, en regardant les données, par exemple tant aux États-Unis qu’au Canada, il y a une ferme relation entre l’épargne financière du secteur privé et le déficit public. Comme Kalecki l’aurait demandé, lequel des deux est le plus susceptible d’influencer l’autre ? Je tends à penser que plus probablement l’investissement et le comportement de l’épargne influence le solde budgétaire public. Similairement, du moins lorsque les économies atteignent un état semi-stationnaire, avec aucune croissance, les déficits gouvernementaux et les déficits publics vont de pair. Dans ce cas, la causalité est bidirectionnelle. Des déficits budgétaires peuvent survenir parce que les gouvernements souhaitent dépenser plus ; mais ils peuvent survenir aussi parce que, quelle qu’en soit la raison, la balance commerciale s’aventure dans le rouge. Tout le monde est suffisamment intelligent pour comprendre que tous les pays ne peuvent simultanément avoir une balance courante excédentaire ; mais s’il n’y a pas de croissance, cela implique également que tous les pays ne peuvent simultanément avoir des surplus budgétaires. Et ainsi, si certains pays opèrent des surplus budgétaires, les autres en arriveront à avoir des déficits budgétaires.

Ces relations sont particulièrement importantes lorsqu’on considère ce qui se passe dans la zone euro, qui est grosso modo à l’équilibre pour sa balance courante avec le reste du monde. Les Allemands ne semblent pas réaliser que si les pays du sud de l’Europe ont des balances courantes déficitaires et des déficits publics, cela pourrait être en rapport avec le fait qu’ils ont restreint les salaires et la demande globale domestiques en Allemagne, de manière à ce que les Allemands opèrent un plantureux surplus sur leur balance courante, ce qui résulte en des déficits jumeaux [NdT : déficit public et déficit de la balance courante] chez beaucoup d’autres pays de la zone euro. Ailleurs que ce que nous disons dans le livre sur les économies ouvertes, nous avons développé un modèle à trois pays dans un article publié dans le Cambridge Journal of Economics en 2007, deux de ces pays (disons l’Allemagne et l’Italie) étant dans la zone euro avec une banque centrale unique. Là, si l’Allemagne améliore sa compétitivité par rapport à un troisième pays, disons les États-Unis, cela générera un déficit de la balance courante et un déficit budgétaire en Italie. Ainsi en effet, le solde budgétaire est endogène, et le déficit sans faute de la part du pays déficitaire. Ça n’a rien à voir avec une conduite irresponsable.

PP : Mais cela a d’énorme conséquences pour la politique macroéconomique, n’est-ce pas ? Presque toute politique macroéconomique aujourd’hui – que ce soit les arbitraires critères de Maastricht en Europe ou les plafonds d’endettement aux États-Unis – est cornaquée par d’arbitraires restrictions budgétaires qui sont fondées sur la prémisse que les décisions de dépense gouvernementale sont déterminées de manière exogène par le gouvernement. Mais si les gouvernements n’ont virtuellement aucun contrôle sur leurs décisions de dépenses alors pratiquement tous les gouvernements du monde font fausse route eu égard à leur politique. Peut-être pourriez-vous énumérer quelques unes des implications possibles ?

ML : Je le dirai ainsi : Dans une économie fermée, les modèles existants comptablement cohérents montrent que les ratios de dette publique rapportée au PIB vont probablement se stabiliser de manière endogène, même si les gouvernements poursuivent des politiques de plein emploi et laissent les dépenses gouvernementales et les déficits publics augmenter pour atteindre cet objectif, en supposant que les taux d’intérêt réels après taxes ne sont pas trop élevés. Ainsi, cela sera en accord avec ce que les économistes néo-chartalistes (MMT) disent : occupons-nous d’abord du problème du chômage, et le problème du déficit se résoudra de lui-même avec le temps., que ce soit par la croissance ou par la hausse des paiements des intérêts par le gouvernement, qui générera plus de consommation donc plus de demande globale, comme il était clairement le cas dans l’Italie des années 1980, lorsque la dette souveraine italienne était détenue par les Italiens.

Dans une économie ouverte, avec un taux de change flexible, où le gouvernement emprunte dans sa propre monnaie, Wynne et moi dirions qu’en gros cette conséquence tient toujours. Toutefois lorsque le gouvernement emprunte dans une monnaie étrangère, comme c’est le cas de la plupart des pays, alors cela en soi est de nature à créer toutes sortes de problèmes. Dans le cas d’un taux de change fixe, ou dans le cas de l’euro, la politique expansive d’un pays seul aggravera le déficit de son gouvernement. Dans ce cas-ci, on a clairement besoin de coopération. Si un pays seul s’embarque dans des politiques d’austérité, alors que tous les autres continuent leur expansion, ce pays réussira à réduire ses déficits budgétaire et commerciaux. Toutefois, comme vous le mentionnez, les critères de Maastricht en Europe demandent à tous les gouvernements de réduire leurs dépenses, aussi ces politiques d’austérité concertées auront des effets néfastes sur tous ; ceux opérant de vastes déficits sur leur budget public et leur balance courante continueront ; et tous les pays arriveront avec un PIB réduits ou au mieux un moindre taux de croissance du PIB.

De même, nous pourrions très bien avoir des politiques de relance dans tous les pays, et principalement dans les pays qui ont des surplus commerciaux actuellement, afin que tous finissent avec un PIB plus élevé ou avec des taux de croissance supérieurs du PIB, c’est-à-dire, cibler un équilibre élevé plutôt qu’un plus bas, et ainsi convaincre les marchés financiers que tout le monde est sur la bonne voie, et qu’avec un peu de chance les problèmes du déficit se résoudront de manière endogène, comme dans le cas d’une économie fermée. Je ne pense pas qu’il y ait quoi que ce soit d’extraordinaire dans tout cela : même le FMI a demandé avec insistance aux pays avec une bonne position financière et commerciale d’initier des programmes de relance et de différer les dénommés programmes de consolidations à moyen terme.

PP : Le modèle des soldes sectoriels a été adopté par des sources plutôt dominantes – notamment Martin Wolf chez le Financial Times (il l’appelle son « graphique favori »)  et des analystes chez Goldman Sachs. Était-ce votre objectif avec Godley – je veux dire un échange sérieux avec ceux à l’extérieur des cercles économiques hétérodoxes ?

ML : Il est difficile de parler pour Wynne, maintenant qu’il n’est plus là, mais je vais le faire, en me fondant sur plusieurs conversations que nous avions eu en écrivant le livre. Wynne était parfaitement conscient qu’il avait dédié un sacré bout de temps à la prévision et à la politique économique, mais il sentait que sa contribution la plus durable serait consacrée à la théorie, par là-même il attachait une grande importance à l’écriture du livre, bien qu’il en était constamment détourné par l’actualité.

Il est évident que, toute sa vie, Wynne voulait avoir un impact sur la politique économique, comme démontré par l’incroyable masse d’articles et de lettres aux éditeurs qu’il publia dans des journaux durant sa vie académique. Aussi, certainement, le fait que Martin Wolf au Financial Times ou Jan Hatzius à Goldam Sachs ont utilisé son approche par l’identité fondamentale a certainement fait plaisir à Wynne, parce que ça signifiait que ses idées seraient ultimement reprises par la sphère politique. Mais je pense que Wynne savait qu’il était considéré comme un rebelle au sein de la sphère académique, et qu’il y avait peu de chance qu’il ait de l’influence en dehors des cercles académiques hétérodoxes. C’était aussi mon point de vue, et c’est pourquoi nous avons senti que le réel public du livre était les économistes hétérodoxes ou peut-être également quelques économistes pratiques ou des participants du marché intéressés par la théorie économique.

L’autre principal attrait du livre est qu’il fournit une approche formelle de la théorie post-keynésienne, reconnaissant que les modèles comptablement cohérents qui intègrent les secteurs financier et réel ne sont pas le seul type de modélisation formelle qui peut être fait. Il y a des étudiants en économie autour de nous qui recherche quelque chose d’autre que la science économique néoclassique, parce qu’ils sentent qu’elle manque de réalisme, mais qui pour autant ne veulent pas abandonner tout formalisme. Aussi pour eux, le livre est un apport bienvenu, et peut-être que cela aidera quelques brillants étudiants au sein de la science économique hétérodoxe ou post-keynésienne. Comme Gennaro Zezza et moi-même l’avons pointé dans notre introduction aux Selected Writings of Wynne Godley (2012), Wynne voulait donner une contribution à la théorie économique, mais seulement dans la mesure où ses méthodes et modèles aidaient à fournir des moyens pour trouver des réponses à des questions clés de la politique économique.

PP : Bien, je suppose que la meilleure manière de finir tout cela serait de vous demander une question vraiment générale. Je ne pense pas qu’il serait dépourvu de mérite de dire que ce livre de vous et de Godley est l’un des plus prometteurs pour intéresser le reste de la profession à la science économique hétérodoxe. La plupart des plaintes soulevées par la profession – bien que, je dois le dire : elles ne sont pas aussi répandues chez les membres les plus jeunes – se fondent sur le fait que les théories alternatives ne sont pas étayées par des modèles complets. Mais avec ce livre je ne pense pas qu’ils puissent réellement encore faire cette critique. Aussi, pensez-vous que, à la suite de la crise mondiale, la science économique néoclassique peut être évincée de la profession ? Bien que je doute de devoir vous l’expliquer, par cela je ne veux pas dire qu’une espèce de nouvelle synthèse néoclassique-keynésienne de modèle ISLM prendra place ; je veux dire, croyez-vous qu’il y ait la moindre chance que des perspectives réellement hétérodoxes puissent se frayer suffisamment la voie durant les prochaines décennies pour influencer les économistes plus jeunes, etc ?

ML : Les économistes hétérodoxes ont toujours eu quelque influence sur les économistes dominants, par exemple l’hypothèse du salaire d’efficience, populaire parmi les auteurs néo-keynésiens, qui dit que des salaires plus hauts induisent les employés à travailler plus dur ou les induiront à moins tirer au flanc au travail, est une idée qui a été prise aux auteurs marxistes ou institutionnalistes. Mais ces idées hétérodoxes sont empaquetées dans un cadre néoclassique standard, fondé sur la maximisation de l’utilité ou du profit. Aussi est-il probable, après la crise financière des subprimes, que plus de concepts hétérodoxes auront un certain impact sur la pensée macroéconomique dominante, par exemple l’idée que la dette personnelle a des conséquences macroéconomiques nuisibles, comme suggéré par Minsky, ou que les flux du crédit, non le stock de monnaie sont réellement la clé. Mais je ne pose pas vraiment ces questions moi-même. J’avance mes idées, comme nous le faisons dans le livre, et j’espère que des universitaires les choisiront et les développeront plus avant, et j’espère que certains lecteurs verront leur potentiel pour la politique économique.

1 commentaire

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Une réponse à “Nouvelles directions dans la théorie monétaire : Un entretien avec Marc Lavoie (2ème partie)

  1. Bonjour,
    Je ne prends connaissance de votre post qu’aujourd’hui, sur la recommandation d’un de mes amis qui m’indique que la MMT refait surface.
    Je ne partage pas votre point de vue et en particulier la signification que vous donnez à l’égalité comptable. Vous trouverez des éléments sur ma position à l’adresse suivante :
    http://www.bayard-macroeconomie.com/analyseTEE2012.html
    Par ailleurs, j’ai relevé une erreur : ML dit que « les intérêts de la dette publique ne font pas partie du PIB ». Si l’on prend le TEE de 2017 (dernier publié) qui analyse le PIB, on peut lire à la ligne D41 les intérêts payés par l’Etat et les collectivités (col. S13) une somme de 43,3 milliards d’euros.
    Cordialement à vous
    Jean Bayard

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