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Lord Turner se positionne contre le tabou de la création de nos devises

[Mise-à-jour du 8 mars 2014 : Turner.OP 87, combinant le discours et les diagrammes du diaporama, fut réalisé pour le Group of 30 — un panel de profils financiers de très hauts niveau, confirmés — m’a été aimablement transmis par Bruno Théret. Qu’il en soit ici remercié.]

Irrésistiblement, les pensées monétaires actuelles convergent vers le néochartalisme et nous en avons un très bel exemple avec le discours d’Adair Turner le 6 février 2013 à la Cass Business School. Depuis septembre 2008, il était le dernier président de la Financial Services Authority abolie en mars 2013 (une partie ayant été gardée au sein de la nouvelle Financial Conduct Authority). Jonathan Adair Turner fut président de la Confédération de l’Industrie Britannique (CBI) et ennobli baron Turner d’Ecchiswell en 2005.

Petite visite guidée de son discours (Son diaporama est également disponible.), avec ses forces et ses faiblesses.

La première chose à noter est la raison pour laquelle Turner se positionne en faveur de la création monétaire pure : « Parce que l’analyse de la totalité des options (y compris le financement monétaire manifeste) peut aider clarifier les concepts de base et à identifier les inconvénients et risques potentiels des autres outils de politiques moins extrêmes actuellement déployés » (p. 2 du discours). Courageusement, il défend la création monétaire pure et s’appuie pour cela sur plusieurs choses. La première, la principale, est l’article par Milton Friedman de 1948 A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability, article que mes lecteurs connaissent bien puisque j’en ai fourni une large partie sur ce blog bien avant que Turner en fasse son discours et l’ai traduit en intégralité et commenté, en introduction et conclusion, dans l’annexe 6.2 de mon livre. Comme moi, il repousse l’interdiction du crédit souhaitée par Milton Friedman car les avantage de cette théorie peuvent être obtenues à moindre coût social (cf le chapitre 4.2.3 de mon livre en particulier). Turner s’appuie encore sur deux autres travaux de libéraux moins connus : Irving Fisher et Henry Simmons. Or, ces deux travaux datent de 1936, c’est-à-dire du nadir de l’autorité libérale sur les esprits. Friedman parcourut ensuite le chemin exactement inverse après-guerre : partant d’ une acceptation de la devise de l’État contre le trop instable crédit privé procyclique en 1948 vers le monétarisme reprenant les thèses de Fisher que ce dernier avaient abandonnées à cause de la Grande Dépression (Cf ce billet sur les avatars de la théorie « de Friedman »).

Toutefois, et bien qu’il explique que ce sont précisément les déficits publics qui nous empêchent de sombrer dans une nouvelle Grande Dépression, il souligne à quel point le « tabou » (il utilise ce terme à 10 reprises) est encore persistant : « Même simplement mentionner la possibilité d’un financement monétaire manifeste [NdT : FMM, « Overt Monetary Finance », OMF, ce que j’appelle création monétaire pure.] est presque briser un tabou. Lorsque quelques uns de mes commentaires l’automne dernier furent interprétés comme suggérant que le FMM devrait être considéré, quelques articles de presses expliquèrent que cela mènerait inévitablement à l’hyper-inflation. » puis il mentionne les habituelles « expériences de l’Allemagne de 1923 ou du Zimbabwe ces dernières années. » (p. 3)

Du coup, Turner louvoie parfois laborieusement. Il fait immanquablement penser à Paul Samuelson pondérant si le mythe du déficit zéro en vaut la peine avant de finir par reconnaître que non. Petit florilège :

« Même lorsqu’il est effectivement proposé, le financement monétaire manifeste est la politique qui n’ose pas dire son nom.
Le FMM maintient donc son statu de tabou – et il y a de bonnes raisons d’économie politique
[NdT : l’ancien nom de la « science économique »…] pour lesquelles il en est ainsi. Mais il est également vrai qu’il […] pourrait être dangereux de rendre le tabou trop absolu. (p. 30). Et quelques pages plus loin, p. 37 : « Mais bien que souligner cela pourrait ajouter à la clarté intellectuelle, cela peut aussi compliquer des débats politiques tendus. Dans ce cas, continuer avec une politique qui n’ose pas dire son nom peut être l’approche la plus sensée. ». En fait, il s’agit peut-être moins de reprendre le contrôle de la situation pour assainir le débat, que de se résoudre à contre-cœur à cet assainissement pour garder le contrôle de la situation — la confiance règne laborieusement — , p. 3 : « parce que si nous ne débattons pas à l’avance de comment nous pourrions déployer le FMM dans des circonstances extrêmes, tandis que nous maintenons des disciplines rigides de règles et d’autorités indépendantes qui sont requises pour nous garder des risques inflationnistes, nous accroîtrons le danger d’utiliser finalement cette option d’une manière indisciplinée et dangereusement inflationniste. ». Enfin, comme Samuelson à nouveau, il s’appuie sur les leçons de l’histoire et renverse l’argument extrêmement spécieux de l’hyper-inflation ayant tué la République de Weimar, p. 34 :

  • Si Herbert Hoover avait su en 1931 que le FMM était possible, la Grande Dépression des É.-U. aurait été moins sévère.
  • Si l’Allemagne du chancelier Brüning avait su alors que c’était possible l’histoire de l’Allemagne et de l’Europe dans les années 1930 aurait été moins horrible. Les percées électorales de Hitler de 2,6 % des votes aux élections de mai 1928 à 37,4 % aux élections de juillet 1932 étaient accomplis avec en toile de fond d’une chute rapide des prix et non de l’inflation.
  • Et bien que l’expérience déflationniste du Japon de ces 20 dernières années fut bien moins sévère que celles des années 1930, (conséquence, explique Koo, des déficits fiscaux qui étaient efficaces malgré qu’ils soient financés) il y a un solide dossier affirmant que Bernanke avait raison et que si le Japon avait déployé le FMM il y a 10 ou 15 ans, il serait en bien meilleur position aujourd’hui, avec un niveau des prix rehaussé, un niveau de PIB réel plus élevé, et une plus faible fardeau de dette publique en % du PIB, mais avec une inflation toujours à de faibles niveaux quoique positifs. Et il est possible qu’il n’y ait aucun autre levier politique pour obtenir cela.

Je traite ces trois exemples, avec citations et graphiques, dans mon livre : principalement aux chapitres 3.5.1, 3.5.3 et 2.6.3. Notons qu’ils pouvait tous savoir que le FMM était possible, depuis au plus tard l’édition anglophone de Théorie étatique de la monnaie de Knapp, préfacée par Keynes, de 1924, pour les anglophones, et depuis 1905, date de l’édition originelle allemande pour Brüning. Knapp était en effet un Allemand ! Cf chapitre 3.4 du livre notamment. D’ailleurs, ils pouvaient tous le savoir depuis la première édition de Wealth of Nations d’Adam Smith, s’ils étaient des lecteurs attentifs, cf p. 18 du livre…
Le passage concernant les « déficits fiscaux qui étaient efficaces malgré qu’ils soient financés » est absolument délicieux : comment mieux résumer le sac de nœuds intellectuel que génère le tabou libéral contre le concept de monnaie ? N’ai-je pas moi-même utilisé cette (anti)logique pour titrer un de mes anciens billets « Ne pas financer pour éviter de ne pas financer » ? C’est fou ce que le déficit public finance bien une économie lorsqu’il est financé, en effet.

Concluons avec le principal défaut du texte de Turner, qui l’empêche d’atteindre le niveau néochartaliste de compréhension monétaire : il n’a pas compris ce qu’expliquait Michal Kalecki dans Les Aspects Politiques du Plein Emploi (intégralement disponible et commenté au chapitre 6.1 de mon livre) :

À la page 25, Turner approuve Bernanke qui proposa « une réduction d’impôt pour les ménages et les entreprises qui serait explicitement couplé à des achats graduels de dette gouvernemental par la Banque du Japon, de manière à ce que la réduction d’impôt soit de fait financé par de la création monétaire ». Il ajoute même à la page suivante que l’assouplissement quantitatif « pourrait tourner post facto à du financement monétaire (mais peut-être pas manifeste). ». Ce jeu entre « dette publique réelle » et « dette publique fictive » (Mais peut-on disjoindre ainsi l’unique débiteur Trésor public ?) avait déjà été proposé par Martin Wolf. Ajoutons encore que l’assouplissement quantitatif rend encore plus « manifeste » bien que pas parfaitement explicite, la création monétaire. Kalecki expliquait dès 1943 (en plein étalon-or !) que les liens organiques institutionnels entre Trésor public et Banque centrale faisait que, fonctionnellement, le Trésor « payait avec sa dette publique » et que la banque centrale se chargeait de satisfaire aux critères administratifs en convertissant cette dette en devises et inversement à volonté. Ainsi Turner écrit à contre-sens page 40 : « Les mutliplicateurs fiscaux sont probablement plus élevés lorsque les taux d’intérêts sont au plancher zéro, et lorsque les autorités monétaires se sont déjà engagées à une politique accommodante dans le futur… mais la soutenabilité à long terme de la dette doit être reconnue comme une contrainte significative. ».

Comme si la banque centrale ne maîtrisait les taux sur la dette publique que depuis les assouplissements quantitatifs, au contraire ! Que d’énergie perdue pour tourner autour d’un tabou. Lorsque la communauté politique cessera de tenir ses billets en main en se disant « Ils n’auraient quand même pas osé fabriquer cela avec une planche à billet ? Non, non : il y a trop peu d’inflation pour que ce soit le cas. », alors, enfin, nous pourrons nous poser la vraie question intelligente du débat monétaire : « Combien de billets doit imprimer la planche, et pour quels objectifs, avec quels effets ? ». Nous y arriverons. La monnaie a toujours perturbé les esprits, depuis toujours nombreux sont ceux qui ont voulu la résumer à du troc, mais elle émerge, irrésistiblement, n’en déplaise à tous ceux qui veulent rester en enfance. Soyons adultes et assumons le réel, ça nous éviter d’avoir à se débattre en plus avec les fantômes de nos tabous.

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La pièce à un billion de dollars

Vous avez peut-être entendu parler de l’histoire de la pièce à un billion de dollars (« one trillion dollars coin » en anglais) aux États-Unis. Rappelons qu’il s’agit pour l’État américain de contourner le plafonds de la dette, dont le relèvement régulier est source de psychodrames depuis la crise des subprimes : le Trésor peut, par disposition légale, frapper des pièces en platine, sans dénomination faciale particulière. Cette disposition fut adoptée lorsqu’on craignait des problèmes d’approvisionnement en or de la monnaie américaine. Puis elle fut oubliée jusqu’à ce que le commentateur Beowulf sur la blogosphère néochartaliste, mentionne l’idée comme solution technique à l’absurde problème de plafonds de la dette. (cf cet historique très complet de la genèse et de la diffusion de la pièce à un billion de dollar). Cette solution s’est popularisée jusqu’à être proposée par le Nobel Paul Krugman dans sa célèbre chronique du New York Times (Ici et etc.)

Petit rappel des lumières de Knapp à ceux qui ont la fausse impression que la pièce à un billion de dollars signifierait une catastrophe incontrôlable. Le métal, comme tout autre chose, n’a pas de valeur intrinsèque inaltérable. C’est même pour cette raison que les prix varient, parce qu’on ne sait jamais vraiment ce qu’une chose vaut, et parce que la valeur qu’on y voit dépend très fortement des constructions psychologiques qu’on y attache. L’or, comme l’argent ou le platine, n’a rien dans ses atomes qui le force à valoir x dollars. Du coup, pour fixer son prix, il est nécessaire d’en prendre la décision administrative. Le dollar, 1 dollar, est une monnaie, c’est-à-dire une unité de mesure arbitraire de la valeur. Il n’est pas nécessaire de lui trouver un support, des livres de compte font tout aussi bien l’affaire. Mais il est plus commode de pouvoir se déplacer avec lui sous forme de pièces ou de billets. De même que ce n’est pas le papier, l’encre, les hologrammes et la beauté du dessein qui font la valeur en dollar du billet en dollar, ce n’est pas la quantité de métal ni le type de métal qui fait la valeur de la pièce. On peut frapper un dollar sur un gramme d’or, un milligramme d’or ou un kilogramme d’or, indifféremment, ou encore sur un gramme de platine, un milligramme de platine, un kilogramme etc.
La vraie contrainte réside dans la quantité de dollar mise en circulation par rapport au nombre de dollars nécessaires pour s’acquitter des taxes auprès du Trésor américain acceptant ces dollars, ainsi que du désir d’épargne en devises dollars de l’économie. Si le gramme de platine se négocie à quatre dollars, alors la pièce d’un gramme de platine frappée d’un dollar fonctionne (le Trésor américain accepte la pièce en question à hauteur d’un dollar de paiement) mais disparait de la circulation : des petits malins préféreront utiliser la pièce d’un dollar d’un gramme de platine comme un gramme de platine plutôt que comme un dollar, et gagner ainsi trois dollars de plus. Les pièces émises par le Trésor seront ainsi progressivement retirées de la circulation et remises aux orfèvres, chimistes et autres…
Seule solution, fixer la valeur faciale de la pièce d’un gramme à parité ou au-dessus de la valeur marchande de son contenu brut, par exemple, frapper les deux dollars de platine brut en une pièce de cinq dollars valeur faciale (bien sûr, on peut aussi diminuer la quantité de platine dans la pièce, par exemple n’en mettre que cent milligrammes). Plus la valeur faciale est haute par rapport au cours du métal brut, plus il est certain que les variations de ce cours ne permettront pas aux petits malins de fondre ces pièces lorsque le cours de marché passe au-dessus du cours légal. Grâce à cela, maintenant nous pouvons enfin payer avec nos pièces sans surveiller fébrilement le cours des métaux !1 C’est une chose très difficile à comprendre pour un métalliste qui voudrait que l’administration n’ait rien à voir dans l’histoire et que tout ne devrait être que du troc, mais ils finiront un jour par le comprendre (ils ont déjà fait beaucoup de progrès au point de se raréfier comme peau de chagrin).

La pièce à un billion maintenant. L’idée est pour le Trésor d’utiliser cette disposition légale réelle mais oubliée, pour acheter un peu de platine (un milligramme suffit amplement, mais il faudra un alliage pour avoir la place de marquer la dénomination), et de frapper la pièce avec une valeur faciale élevée. Très élevée. La plus élevée sera la meilleure. La dénomination la plus souvent mentionnée est un billion de dollars (1 000 000 000 000 $). Vu que l’économie américaine compte plusieurs billions de dollars, et que le budget des États-Unis est aussi en billions (3,6 en 2011), il serait encore plus efficace de la frapper à dix ou cent billions (encore qu’on ne soit pas à quelques centaines de grammes de platine près pour d’autres pièces). Ensuite, le trésor peut présenter cette pièce à la Federal Reserve qui est alors autorisée à créditer son compte du même montant, et le Trésor peut continuer ses opérations habituelles ne mettant en circulation que ce qui lui semble bon, sans défaut de paiement par plafonds de la dette ni dette supplémentaire.

Astucieux mais ridicule diront beaucoup.
C’est vrai.

Comme le dit Krugman, la situation est devenue ridicule bien avant, dès le moment où des élus du Congrès trouvèrent très malin de voter des dépenses mais pas le financement de ces dépenses. J’ajoute : et même encore avant, à la fin de l’étalon-or en 1971, lorsque la dette publique qui servait à contourner l’étalon-or ne fut pas supprimée (qu’aucune nouvelle émission ne soit faite) avec l’or.
Le choix est le suivant : soit le gouvernement pratique cette astuce peu glorieuse et nous pouvions continuer à avancer, soit le Trésor arrête tous ses paiements et déclenche une crise économique à faire passer la Grande Dépression des années 1930 pour une bluette. Nous aurions tort de sous-estimer ce « gadget à un billion de dollar » : c’est sûrement sa menace qui obligera le Congrès à voter le relèvement du plafonds de la dette avec beaucoup moins d’atermoiements que la dernière fois. Et une fois de plus, il sera prouvée que la possibilité de défaut était une contrainte légale idiote auto-imposée, dépourvue de fondement comptable ou économique.


Note :

1. En fait, il faut quand même surveiller le cours des métaux, ne serait-ce que pour repérer la spéculation. C’est si vrai que les pièces aux valeurs faciales les plus faibles peuvent devenir à nouveau plus chères brutes que frappées. Mais il s’agit de l’exception, le principe demeure. Au pire, nous nous rabattrons sur le papier.

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La clé de voûte

Article de présentation du chartalisme et de son importance originellement proposé à des blogs grand public, et qu’ils ont malheureusement refusé. Dommage.

Parfois, des enjeux colossaux sont misés sur des détails techniques apparemment dérisoires. Et très souvent, il s’agit du sens d’un rapport de causalité : une chose cause-t-elle une autre ou l’autre cause-t-elle l’une ? Il est toujours effarant de constater la disproportion des conséquences rapportées à cette minuscule origine. Le Soleil tourne-t-il autour de la Terre, ou la Terre autour du Soleil ? Et voilà la révolution copernicienne, avec juste derrière, Galilée mais surtout Kepler, la science, etc. Un monde s’ouvre. La Boétie nous expliquait que ce n’étaient pas les tyrans qui mataient les peuples, mais les peuples qui se soumettaient aux tyrans. Et voilà les Lumières, le contrat social, la démocratie, etc. un monde s’ouvre. (Certes, il faudrait parachever et renforcer la démocratie, surtout en ce moment, mais tout de même, ce monde s’est déjà largement ouvert et il peut s’ouvrir plus). Etc.

Il faut que je vous narre l’histoire d’un débat tout aussi cryptique qui décide actuellement de nos destinées économiques. À l’origine, on négligeait cette question, on avait d’autres priorités, comme survivre. Ce n’est que très tard que le choix entre les deux alternatives s’est présenté, et le rôle « la méchante phalange de pédantisme vivant de la tradition et du monopole de l’enseignement, menacée dans leur médiocrité académique » (Koestler Arthur, Les somnambules, Les belles lettres, Paris, 2010 (1959), 595 p., p. 423-424) est cette fois-ci tenu par les libéraux. Cette alternative-là peut être résumée ainsi : Les recettes du Trésor public financent-elles ses dépenses, ou les dépenses du trésor public financent-elles ses recettes ? Cela semble une question dérisoire, pointilleuse et passablement absurde, non ? Et « tout le monde sait » que ce sont les recettes du Trésor qui financent ses dépenses, n’est-ce pas ? Si vous avez répondu oui à cette dernière question, pas de chance, vous venez d’affirmer que la Terre est plate. Et je vais vous le démontrer !

Revenons aux sources, à Adam Smith, par convention libérale concernant l’origine de la pensée économique. Au livre 1 chapitre 4 de son magna opus Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations de 1776, Adam Smith bricole intuitivement ce qui est devenu depuis le crédo libéral concernant l’origine de la monnaie :

Afin d’éviter les inconvénients [du troc], tout homme avisé de tout temps, après la première division du travail, doit naturellement tenter de gérer ses affaires d’une manière à avoir toujours auprès de lui, en plus du produit particulier de son industrie [NdT : au sens ancien de travail en général, comme dans « industrieux »], une certaine quantité d’une marchandise ou d’une autre, de manière à ce qu’il imagine que peu de gens refuseraient vraisemblablement en échange du produit de leur industrie.

Beaucoup de marchandises, c’est probable, ont été successivement pensées et utilisées dans ce but. À l’aube de la société, le bétail est dit avoir servi d’instrument courant de commerce ; et, bien qu’il a dû être particulièrement peu pratique, dans les temps anciens nous voyons que les choses étaient fréquemment estimées selon la quantité de bétail qui était échangé contre elles. […] Dans tous les pays, toutefois, les hommes semblent avoir préféré finalement déterminés par d’irrésistibles raisons, pour cet usage, aux métaux plutôt qu’aux autres marchandises.

La fameuse thèse de la monnaie par le troc. Remarquons les expressions « doit naturellement … c’est probable … semblent ». La raison est que Smith déduit cette uchronie des quelques bribes archéologiques dont il dispose (il est vrai que les recherches étaient alors beaucoup moins avancées dans ce domaine). Cette thèse est ce qui plaît à la sensibilité libérale : un marché auto-organisateur et évolutionniste. C’est celle que les libéraux reprendront toujours, à la suite de Smith. Si elle semble innocente pour le moment, c’est parce que nous la voyons dans sa plus tendre enfance. Adam Smith, qui n’est pas un idéologue du libéralisme, mais un penseur à sensibilité libérale, écrit la thèse opposée au chapitre 2 du livre 2 du même De la Richesse des Nations. Mais cette fois, ce sont les faits qui s’appuient sur sa soif de connaissance contre sa sensibilité libérale :

La monnaie-papier de chaque colonie étant acceptée en paiement des taxes locales, à sa valeur nominale d’émission sans décote, elle dérive nécessairement de cette utilité une certaine valeur, en surcroît de ce qu’elle aurait eue au terme réel ou supposé avant son retour final avec remboursement [NdT : contre l’or ou l’argent promis]. Cette valeur supplémentaire était plus ou moins grande selon que la quantité de papier-monnaie émise était plus ou moins supérieure à ce qui pouvait être utilisé pour payer les taxes de la colonie particulière qui l’avait émise. Ça allait dans toutes les colonies bien au-delà de ce qui pouvait être utilisé ainsi.

Un prince qui légiférerait pour qu’une certaine proportion de ses taxes soit payée par un certain type de monnaie-papier pourrait ainsi donner une certaine valeur à cette monnaie de papier, quand bien même le retour final devrait dépendre entièrement de la volonté du prince. Si la banque qui a émis ce papier fut suffisamment prudente pour maintenir sa quantité quelque peu en-dessous de ce qui pourrait être aisément utilisé ainsi, la demande pour cette monnaie pourrait être telle qu’elle surpasserait, par son cours sur le marché, la quantité de monnaie or ou argent pour laquelle elle fut émise.

D’un côté, les implacables lois du marché dictant ce qui doit être, sinon on ne peut faire que moins bien. C’est le « TINA » (« There Is No alternative » : « Il n’y a pas d’alternative. ») de Margaret Thatcher. De l’autre, comment une communauté émet des bons sur son propre fonctionnement et comment elle maintient le cours de cette monnaie en son sein, et à ses fins. D’un côté le primat du Marché. De l’autre le fonctionnement pratique d’une communauté, quelle que soit ses objectifs. Faut-il préciser que les libéraux, durant plus d’un siècle et demi (d’Adam Smith à l’après-guerre en gros), furent massivement de farouches métallistes ? La tradition opposée est appelée chartaliste (du latin charta signifiant écrit, car la monnaie y est scriptural et non un troc), elle fut défendue par les scolastiques progressivement rejetés puis oubliés, retrouvée périodiquement par les gouvernements voulant parer aux difficultés posée par le métallisme. Un économiste allemand, Georg Friedrich Knapp, redéfrichera la théorie chartaliste et lui donnera son nom, principalement en 1905 dans Théorie étatique de la monnaie. Chez les libéraux l’accueil est glacial.

Le grand économiste libéral Joseph Schumpeter dans son Histoire de l’analyse économique, par exemple, reconnait la vérité du chartalisme, bien obligé, en s’en moquant au passage, puis s’enthousiasme pour le crédit privé : « Une manufacture de monnaie ! Le crédit, créateur de monnaie ! Manifestement, voilà qui ouvre des perspectives autres que symboliques. » (tome I : L’âge des fondateurs, Gallimard, Paris, 2004 (1954, 1983), XVIII+519 p., p. 446). Or, le crédit est un miroir aux alouettes. Paul Jorion a expliqué pourquoi Schumpeter confond la monnaie avec du troc, dans la plus pure tradition libérale, : « On en devine la conséquence : la distinction entre monnaie et marchandises ayant disparu, celle entre troc et paiement disparaît elle aussi automatiquement. » La plus pure tradition libérale, tant la monnaie, véritable envers du marché, ne se réduit pas à ce dernier.

Mais le vent a tourné. Schumpeter est mort en 1950, quatre ans après un autre économiste qui a supplanté de haute lutte le libéralisme : Keynes. Ce dernier a imposé la création de monnaie à hauteur des besoins de financement de l’économie, par opposition au laissez-faire libéral. Il a pour cela conçu un missile exocet intellectuel : uniquement destiné à imposer la relance budgétaire, afin de créer une brèche dans la forteresse idéologique libérale :

Ce Treatise on Money, sans que l’on puisse vraiment parler d’échec, suscita des critiques respectueuses mais destructrices et, surtout, ne parvint pas à exprimer de façon satisfaisante la vision de Keynes. Sur ce, avec une détermination admirable, celui-ci résolut de se débarrasser des pièces de l’appareil qui l’embarrassaient et se mit en devoir de forger tout un système d’analyse qui exprimerait son idée fondamentale et rien d’autre. Le résultat, qu’il offrit au monde en 1936, semble l’avoir complètement satisfait, à tel point qu’il considéra avoir sorti la science économique de cent cinquante ans d’erreur, pour la conduire au royaume de la vérité absolue, prétention qui ne peut être examinée ici, mais qui fut volontiers acceptée par les uns qu’elle discrédita son œuvre aux yeux des autres.

Schumpeter Joseph Aloïs, Histoire de l’analyse économique : III – L’âge de la science, Gallimard, Paris, 2004 (1954, 1983), 710 p., p. 544-545

Son œuvre de 1930 comportait le chartalisme, pas la Théorie Générale de 1936. Mais qu’importe ! Était dorénavant imposé un fonctionnement monétaire incompatible avec l’étalon-or et des priorités différentes, et l’Occident connait ce qui ressemble rétrospectivement à un âge d’or : stabilité financière et économique, forte croissance, plein emploi. Les libéraux sont défaits et doivent reconstituer leurs forces pour l’avenir et faire des concessions pour le présent. Milton Friedman, déjà profondément libéral, acte la décrépitude de l’étalon-or parmi les économistes, tut en ménageant une échappatoire libérale :

Les déficits et les surplus du budget gouvernemental seraient reflétés au dollar près dans les changements de la quantité de monnaie ; et réciproquement, la quantité de monnaie ne changera qu’en conséquence des déficits et des surplus. Un déficit signifie une augmentation de la quantité de monnaie ; un surplus, une réduction.
Les déficits et les surplus eux-mêmes deviennent des conséquences automatiques du niveau d’activité économique. … Par cette proposition, la quantité globale de monnaie est automatiquement déterminée par les nécessités de la stabilité domestique. Il s’ensuit que des variations de la quantité de monnaie ne peuvent être également utilisées — comme ils le sont dans un étalon-or pleinement opérationnel — pour parvenir à l’équilibre du commerce internationale. … La proposition a bien sûr ses dangers. Le contrôle explicite de la quantité de monnaie par le gouvernement et l’explicite création de monnaie pour financer les déficits effectifs du gouvernement peuvent établir une atmosphère favorable à l’action irresponsable des gouvernements et à l’inflation. Le principe d’un budget équilibré pourrait ne pas être suffisamment fort pour contrer ces tendances. Ce danger pourrait bien être plus grand pour cette proposition que pour d’autres, cependant d’une certaine manière il est commun à la plupart des propositions pour mitiger les fluctuations cycliques. Cela ne peut être empêché vraisemblablement qu’en s’engageant dans une direction totalement différente, c’est-à-dire, vers une monnaie entièrement métallique, l’élimination de tout contrôle gouvernemental, et le re-couronnement du principe du budget effectif en équilibre. … Une proposition telle que la présente, qui ne s’occupe pas de la politique immédiate mais de réforme structurelle ne doit pas être précipitée vers le public à moins et jusqu’à ce qu’elle ait résisté au test de la critique professionnelle. C’est dans cet esprit que le présent article est publié.

Milton Friedman, A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability in The American Economic Review, juin 1948, vol. 38, n° 3

De ces débats, le public ne saura donc rien, les instincts libéraux anti-étatiques auront prévalu. Pour l’étalon-or, favori de Friedman, il est trop tard, le mythe s’effondre et Hayek le reconnait : « L’étalon-or opérait surtout grâce à l’existence de la conviction généralement partagée qu’être exclu du régime de convertibilité en or était une calamité majeure et une honte nationale.
»
(von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 333). Pour empêcher la communauté de se construire avec sa monnaie, reste d’après Friedman le déficit zéro, la fameuse règle d’or. C’est cette option qui a toujours plus prévalu. Tout l’art de Milton Friedman ayant consisté à faire croire que ce n’est pas l’État qui finance par ses dépenses l’économie, monnaie à partir de laquelle faire crédit, puis retire la monnaie par ses taxes. Mais que c’est le grand, tout-puissant Marché qui se fait crédit en néant, jongle avec ses échéanciers à la perfection, au point qu’il gère même les ponctions de l’État qui taxe pour financer ses dépenses, et prévoit même à l’avance les futures taxes qu’il lui faudra et épargnerait en conséquence dès à présent le montant de ces taxes, anéantissant ainsi toute possibilité de relance budgétaire. Pure fantaisie ! Le crédit n’a jamais pu être à ce point efficace. Déjà dans l’Antiquité, on recourait, par exemple dans le Lévitique, à des années Jubilé annulant toutes les dettes et libérant les esclaves. Plus récemment, la crise des subprimes ou celles des dettes européennes que les techniques avancées de notations, titrisation, banque centrale, etc. qui devaient faire monter les subprimes jusqu’au ciel ou au moins permettre un atterrissage en douceur n’ont été qu’une chimère de plus. Si la sphère financière augmente plus rapidement que la sphère réelle, c’est tout simplement parce qu’elle fait du Ponzi pour éviter le défaut.

Mais qu’importe le réel ! Starve the beast ! comme disent les libéraux. C’est-à-dire mettez l’État en faillite pour le réduire (jusqu’à élimination ?). Milton Friedman, encore lui, fut l’un des principaux avocats de variantes de la règle d’or aux États-Unis. De manière intéressante, il préférait limiter le pourcentage de PIB des taxes du trésor plutôt que son déficit. Il en savait plus long quant à la nécessité du déficit public que la plupart des loups qui hurlaient avec lui. Effectivement, si on prend le cas de la France, elle n’a jamais pu éviter le déficit public depuis l’abandon de l’étalon-or. Il en va de même chez la plupart des pays du monde, ou chez le monde lui-même pris globalement. Il faut d’abord que l’émetteur de la monnaie la dépense avant que de pouvoir la reprendre ; il faut que le Trésor public dépense d’abord ce qu’il va taxer, sinon c’est qu’il fait face à de la contrefaçon.

Une fois cela fait, l’État est dans un rapport masochiste envers ses sadiques conseillers libéraux : ces derniers lui fixe un objectif irréaliste, puis le blâme pour ne pas y parvenir, ainsi que pour les effets récessifs qu’il cause en essayant. Encore dernièrement, l’Organisation Internationale du Travail a appelé à la relance pour préserver améliorer l’emploi. Les libéraux ignoreront impitoyablement ces avertissements, car le primat du marché à leurs yeux implique ces sacrifices. De peur d’y toucher, ils ont choisi le chômage il y a bien longtemps :

En matière politique, on est en voie de revenir sur l’idée que le chômage est plus grave que l’inflation. M. Tanaka vient de tomber au Japon à cause de l’inflation. La même chose est arrivée un peu plus tôt à M. Heath en Grande-Bretagne, toujours à cause de l’inflation. Les hommes politiques vont finir par se rendre compte que l’inflation n’est pas le moyen de se maintenir au pouvoir. Lorsqu’on en sera vraiment convaincu et que la majorité de la population en sera consciente, nous pourrons arrêter le désastre et sortir de cette ronde infernale. Nous arrêterons l’inflation, nous remettrons le gouvernement à sa place et nous rétablirons l’ordre qui veut que les citoyens soient maîtres du gouvernement, et non l’inverse.

FRIEDMAN Milton, Inflation et systèmes monétaires, Calamann-Lévy, Paris, 1985 (1974), 380 p., p. 63

Qu’importe que l’inflation puisse avoir des causes très différentes, et ne pas être d’origine monétaire contrairement à ce que prétendait Friedman (ce peut être un choc par réduction de l’offre, comme lors des chocs pétroliers). Qu’importe que les déficits ne soient pas nécessairement générateurs d’inflation comme le montre par exemple la comparaison entre les années 1970 et ces dernières années (la période à plus faibles déficits des années 1970 a connu une plus forte inflation). Qu’importe comment la réalité fonctionne pourvu que le dogme du Marché soit intact.

D’où les catastrophes récurrentes. Tant que le bon rapport de causalité n’est pas compris, on reste prisonnier des libéraux : aussitôt qu’on veut faire de la relance, les libéraux traite les impétrants d’irresponsables qui vont mettre le pays en faillite. Alors il faut attendre la récession et ses souffrances pour qu’on se réautorise (un peu) à faire du déficit. Et on recommence ainsi, en brisant chaque reprise dans l’espoir de réduire l’endettement public, fallacieusement assimilé à une dette privée alors qu’elle est celle de l’émetteur de la monnaie ! Une dette factice donc. Aux États-Unis, les périodes de réduction substantielle de la dette (plus du quart) ont systématiquement précédé chacune des six dépressions économiques de leur histoire économique.

On tombe très facilement et très naïvement dans ce piège libéral : l’esprit humain appréhende ce qu’il ne connait pas par analogie avec ce qu’il connait et qui lui ressemble. Ici le budget de l’émetteur de la monnaie avec le sien. Celui qui souhaite une économie pleinement financée mais ne comprend pas ce piège idéologique se retrouve, confronté à la concurrence impitoyable pour ce qui reste de monnaie imposée par les libéraux, à demander à son bourreau de faire durer le supplice un peu plus. Voici une dernière citation, d’un Nobel d’économie, pour aider à méditer ces questions :

Je pense qu’il y a un élément de vérité dans l’opinion que la superstition assurant que le budget doit être équilibré en permanence, une fois éventée, enlève une des sécurités que toute société doit avoir contre les dépenses hors contrôle. Il doit y avoir une discipline dans l’allocation des ressources ou vous aurez un chaos anarchique et inefficace. Et une des fonctions d’une religion ancienne manière était d’effrayer les gens avec ce qui pourrait être vus comme des mythes afin de se comporter de la manière qu’une civilisation à long terme requiert. […] Maintenant j’en viens à croire que, si je puis paraphraser, apprenez la vérité et la vérité aidera à vous rendre libre et peut-être même efficient.

Paul Samuelson in Blaug Mark, John Maynard Keynes : Life, Ideas, Legacy, St. Martin’s Press, New York, 1990, 95 p., p. 63– 64

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Inventeur de l’ECU (ancêtre de l’euro) : « Le néochartalisme est tabou, incontesté et exact »

Bernard Lietaer, l’un des concepteurs de l’ECU (prédécesseur de l’euro qui fonctionnait nettement mieux), nous livre ses convictions sur le néochartalisme :

Combien d’entre vous sont diplômés en économie ? La plupart. Ce cours concerne l’économie ! Bien. Combien d’entre vous connait le chartalisme ? Un chartaliste ? Intéressant, n’est-ce pas ? L’école chartaliste existait dans les années 1920, est toujours vivante, produit des articles, des journaux, dont vous n’entendez jamais parler. Et vous ne trouverez jamais une référence chez quelqu’un ou quelque part dont vous parlez. Pourquoi ? En vérité ils montrent qu’il est possible d’avoir un système monétaire assurant le plein emploi ET la stabilité des prix, mais à condition de franchir le Rubicon de l’émission monétaire par le gouvernement. [sifflotements, puis chantant :] Tabou, tabou ! Personne n’en parle. Mmmh ?! Ces types habitent à l’Université du Missouri à Kansas City, ce qui est équivalent dans le système soviétique à la Sibérie. Vous envoyez les gens là-bas et vous n’entendez plus jamais parler d’eux. Et vous vous assurez qu’ils n’obtiendront jamais de retours de la part de [NdT : inaudible] ou de n’importe qui d’autre. Non ? Donc, il est maintenant possible de le plein emploi et l’inflation. Académiquement, cette école n’a jamais été mise en difficulté, et pour ce que j’ai pu en étudier, ils ont raison !

Bernard Lietaer exagère l’ostracisme et le tabou frappant le néochartalisme. Mais il y a beaucoup de vrai, tant les libéraux ont l’État pour tabou. Enfin, il oublie Warren Mosler qui habite Christiansted (au sud de la Floride) et surtout William Mitchell à Newcastle en Australie, l’un de mes néochartalistes favoris (avec Wray).

Voici un lien vers l’intégralité de la conférence de Bernard Lietaer sur les angles morts monétaires et leurs solutions structurelles.

[Ajouté le 21 juillet] Voici des extraits d’un entretien de Lietaer donné à Usbek & Rica pour leur numéro de l’hiver 2012 :

surtout, on entretien un grand flou artistique autour de la monnaie. L’économiste John Kenneth Galbraith disait : « Le domaine de la monnaie est, en économie, celui dans lequel la complexité est utilisée pour cacher la réalité plutôt que pour l’expliquer. » Les lobbies sont ultra-sophistiqués sur le plan sémantique, vous sortent un vocabulaire au sens biaisé et des équations à tomber raide mort. Tout ça n’est pas innocent.

Galbraith était l’un des économistes d’après-guerre ayant le plus eu l’oreille des présidents, et l’un des plus critiques de l’économie capitaliste aux États-Unis. À noter que son fils, James, a suivi la même voie et est extrêmement proche du néochartalisme (je ne suis pas sûr qu’il le revendique).

Le morceau de Lietaer sur Krugman est tout aussi savoureux. Paul Krugman est proche du néochartalisme dans le sens où il estime que les gouvernements n’ont pas à rembourser leurs dettes. Mais il est trop ambigu par ailleurs pour être jugé néochartaliste, et il se revendique différent d’eux.

Lors d’un congrès à Séoul, Paul Krugman, qui sort comme moi du MIT, me confiait : « Il y a un conseil de nos professeurs du MIT que j’ai toujours religieusement suivi : « Never touch the money system »

« Ne touchez jamais au système monétaire. » en français.

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Une illusion en or

Pour une minorité des débatteurs de la question monétaire, la cause est entendue : tous ces problèmes de dettes insolubles s’originent dans le funeste abandon de l’or (éventuellement de l’argent) comme fondement de la monnaie. Si l’État et les financiers avaient dû se fournir de l’or plutôt que de créer des dettes à partir de rien, rien de toute la tragédie actuelle ne serait advenu, assènent-ils.

À défaut d’avoir raison, les métallistes (c’est leur nom) aiguillonnent le débat et enrichissent une réflexion largement congelée chez les cercles dominants des économistes (on observe toutefois un frémissement avec la crise). Ainsi de la récente venue à Paris d’un spécialiste mondial de l’or, Antal Fekete, organisée par le Cercle Aristote et Pierre Jovanovic.

L’âge d’or qui n’avait jamais existé.

Stabilité. Les métallistes illustrent cette vertu par des exemples du type « la même quantité d’or permet d’acheter un beau costume aujourd’hui ou une toge pour un patricien romain au premier siècle ». Prospérité. L’étalon-or est la monnaie de la révolution industrielle. Évidence. Comment la monnaie pourrait-elle tirer sa valeur autre part que de quelque chose qui a déjà de la valeur ? Le métal précieux fait la préciosité de la monnaie.

Sauf que tout cela relève largement du mythe.

L’inflation est une chose d’autant plus délicate à mesurer que la distance temporelle s’agrandit. Peut-on mesurer le costume sans tenir compte du téléphone portable, du fait qu’il n’y pas que l’État et quelques aristocrates qui peuvent se payer des courriers, etc. ? Si on regarde le niveau général des prix, la tendance générale de l’étalon-or est à la déflation (baisse des prix), c’est-à-dire que les richesses produites tendent à croître plus vite que la quantité d’or en circulation. À l’inverse, comme au XVIème siècle, l’afflux d’or venant des colonies créent une forte inflation en Espagne et en Europe : l’économie réelle peine à croître au rythme de la découverte de l’or, avant de devoir à nouveau baisser ses prix lorsque les filons s’épuisent. Les prix étaient alors multipliés par 3 à 9 selon les marchandises et les pays. Les diverses variantes de systèmes fondés sur l’or sont si instables qu’elles entraient régulièrement en crise, obligeant les pays à retourner à une monnaie purement souveraine et remettre de l’ordre avant de renouer avec le prestige de l’or.

En fait de culmination de la prospérité, ce sont les Trente Glorieuses (environ 1945-1975) en Occident et au Japon qui sont la période culminante de croissance économique réelle la plus forte de toute l’histoire humaine. Or, il s’agit d’un système fondé sur l’or des plus abâtardis selon les métallistes, car les monnaies nationales étaient de papier, convertibles en dollar à taux de change fixes révisables, lui-même convertible en or (appelé étalon de change or). Les Trente Glorieuses étaient également une période de plein-emploi contrairement à l’étalon-or, et là aussi pour une raison simple : une fois le prix d’un bien fixé, le marché ajuste les prix et les quantités des autres biens selon ce premier, c’est-à-dire que si le bien or et le bien travail humain entrent en conflit, c’est au travail de l’homme de s’adapter, en baissant son salaire nominal ou en chômant. Au contraire le système keynésien des Trente Glorieuses, bien que toujours relié à l’or contrairement au vœu de Keynes, avait pour objectif premier le plein emploi et la croissance, plutôt que la stabilité des prix à prix d’or.

La fonction monétaire a sa propre valeur : on n’épargne pas parce que c’est de l’or, on épargne parce que la monnaie est acceptée comme moyen d’échange et peut être stockée en attendant. Toutes les périodes de guerres, crises ou ces quarante dernières années ont montré que l’or n’était que la cinquième roue du carrosse. Il suffit que le souverain décide d’accepter une monnaie comme moyen de paiement et de taxer dans cette monnaie pour que cette monnaie acquièrent de la valeur. Pire, la valeur de l’or et la valeur de la monnaie se parasitent mutuellement : celui qui veut épargner ne peut le faire qu’en or, donc il va renchérir le coût de production des orfèvres, des chimistes qui l’utilisent etc. simplement parce qu’il a un désir d’épargne, et inversement. De même les épargnants ont une « prime » si on trouve une nouvelle utilisation de l’or, ou une  pénalité » si on trouve comment l’économiser. Au Haut Moyen Âge, les places de change évaluaient les cours de changes des mêmes pièces d’or des différents souverains (donc à quantité fixe de métal) et les faisaient varier quotidiennement. Sans plus de respect pour l’« évidence » de la valeur que l’or seul conférerait à la monnaie.

De l’erreur à l’idéologie.

Tout cela est si vrai que des métallistes vont encore plus loin et expliquent que si l’or n’a jamais vraiment fonctionné, c’est parce qu’il n’a jamais vraiment été essayé. Position sans risque puisque l’or est impraticable : le souverain, ne peut, quand bien même il le voudrait, émettre des pièces en or à la valeur de la pépite d’or de même poids car il lui faut payer la frappe de la monnaie, et la différence de valeur s’accroit encore puisqu’il faut que le souverain ait un intérêt, le seigneuriage, à battre monnaie, sans quoi jamais lui et ses rivaux ne se seraient aussi âprement disputé le pouvoir de frapper monnaie. Qu’à cela ne tienne ! Il faut justement, nous disent les métallistes, que les billets valent une quantité d’or fixe et que tous les billets émis correspondent à la quantité d’or effectivement détenue dans les coffres de l’émetteur. Là nous aurions enfin l’âge d’or devenu réalité. Sauf que cela fut déjà tenté : par le Bank Charter Act de 1844, les britanniques tentèrent l’aventure : ce fut un échec avec à nouveau les crises de l’économie ne pouvant baisser ses prix aisément ni trouver de l’or à son rythme. Qu’à cela ne tienne ! Il faut aussi que les crédit soit couvert entièrement par de l’or, nous expliquent-ils… Bref, ce que ces métallistes expliquent (des libéraux de l’école autrichienne le plus souvent) c’est qu’il faut toujours moins de frappe de l’État, toujours moins de billets, de reconnaissances de dettes de toutes sortes, etc., toujours plus d’or jusqu’à un complet retour au troc, ce qui va à l’encontre de leur prétendu amour pour l’ordre spontané générant l’évolution de la monnaie (après tout, ce sont les banques, les financiers qui ont joué la plus grande part dans ce processus, les souverains comprenant rarement aussi bien ce qu’ils faisaient) et de leur prétention à expliquer la monnaie. Ils ne l’expliquent pas, ils l’éliminent.

Les libéraux, partisans des individus contre l’émergence de ce collectif semi-autonome qu’est l’État, ne comprennent pas la monnaie qui est créature de la souveraineté, partant, l’erreur de penser la monnaie sans l’État tend à devenir l’idéologie du marché sans monnaie, de pur troc, illusion sous-tendant toutes les robinsonnades (comme les appelaient Marx) libérales sur le fonctionnement du marché.

Obliger l’État à convertir sa monnaie en or, c’est l’obliger à une contrainte contre-productive, car plutôt que de gérer sa monnaie pour le plein emploi et la prospérité, il s’inhibera pour ne pas risquer la banqueroute dont il s’est imposé artificiellement la possibilité.

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1. La monnaie souveraine

Actuellement, dans cette crise économique, nous observons la lutte à mort entre deux conceptions de la monnaie : La monnaie souveraine, et la monnaie-crédit. Dans ce billet, nous expliquons ce qu’est la monnaie souveraine et son fonctionnement rudimentaire.

Bien qu’il soit possible de simplement réquisitionner les classes dominées pour effectuer des travaux dans son domaine, le souverain s’est rapidement rendu compte qu’il y avait plus efficace pour construire routes, ponts et moulins : lever une taxe sur les personnes pouvant la supporter, payer suffisamment ceux qui rendent les services désirés au souverain pour qu’on s’acquitte de ces taxes, et laisser s’arranger des échanges entre ceux qui sont taxés et ceux qui ont rendu service.

Cela permet d’obtenir des services de la part de ceux qui sont les plus motivés, d’une part parce que chacun rend le service où il est le meilleur et d’autres part parce que la rétribution pour le service rendu est beaucoup plus immédiate et personnelle : celui qui a construit la route est immédiatement récompensé de tant, plutôt que de goûter le plaisir d’une route mieux carrossable au fil des ans, parmi tant d’autres.

Voici donc comment se passe le marché dans sa forme la plus épurée : Deux protagonistes se rencontrent, l’un souhaite un service, l’autre de la monnaie, ils se les échangent au prix convenu. Lorsque le service est rendu et la somme de monnaie donnée, l’échange est accompli : il n’a plus aucune suite. Chacun fait ce qu’il lui plait.

Taxer, tout comme émettre cette monnaie, sont des actes souverains : sont décrétés, tout droit sortis du néant, une monnaie, une taxe, le service payé, le montant de la taxe et le montant payé pour le service. Taxer a deux fonctions. La première est de créer une demande pour la monnaie arbitraire du souverain : si la monnaie schmilblick est créée, et qu’une journée à construire la forteresse est payée 500 schmilbliks, personne ne verra l’utilité de travailler pour les acquérir : 500 schmilblicks, ce n’est rien, de la monnaie de singe. Mais si une taxe de 1 000 schmilbliks est levée sur chaque maison, et que la maison est saisie si la taxe n’est pas acquittée d’ici un mois, 500 schmilbicks, ça devient soudainement beaucoup. L’autre fonction de la taxation est de détruire la monnaie : une fois tous ces schmilblicks acquis, pour obtenir de nouvelles journées de travail, il faut qu’il n’y ait pas trop d’anciens schmilbliks encore en circulations. D’où l’intérêt de les faire disparaître d’ici-là, par exemple en ne distribuant pas gratuitement les anciens schmilblicks déjà taxés. L’État n’a pas d’autre usage de sa monnaie. Taxer crée une incitation si puissante, qu’il n’est même pas nécessaire de taxer tout le monde pour que tout le monde accepte la monnaie souveraine. Il suffit qu’un membre d’un groupe commerçant entre eux soit taxé pour que les autres aient un intérêt à accepter la dite monnaie afin de lui payer des services qui lui permettront en retour de s’acquitter de sa taxe. De proche en proche, l’acceptation de la monnaie souveraine profite donc d’un effet boule de neige.

Monnaie souveraine parce que maîtresse de la situation : elle décide quand payer, quand taxer, et a donc la souplesse pour s’adapter à toutes les situations. Sa seule faiblesse est celle de la souveraineté, c’est-à-dire celui de la servitude volontaire comme l’appelait Étienne de La Boétie. Le souverain, simplement pour que les autres obtiennent cette monnaie les libérant de leurs taxes, dispose d’un pouvoir d’achat ex nihilo, appelé seigneuriage, et peut donc s’offrir ce que les autres mettent tant d’effort à gagner. Il faut un subtil mélange politique de consentement et de coercition pour parvenir à ce résultat. Tout le monde ne trouve pas ce mélange légitime, surtout pour la coercition, et c’est ainsi qu’est venue à s’imposer la seconde conception de la monnaie que nous passerons en revue dans le prochain billet : la monnaie-crédit. On peut le constater avec des exemples aussi flagrants que Milton Friedman, le prix Nobel néolibéral, expliquant la nécessité pour l’État de financer des déficits par pure création monétaire en 1948, mais exprimant déjà ses réticences anti-étatiques. C’était avant que ces dernières ne prennent complètement le dessus et culminent dans les années 1980 et 1990 lors de son virulent lobbying contre le budget de l’État…

Vous voici mis en contact très simplement avec les rudiments de la thèse chartaliste de la monnaie, dont la figure historique la plus éminente est Georg Friedrich Knapp (1842-1926), et qui est l’un des courants de pensée exhumés, intégrés et dépassés par la Modern Monetary Theory.

Se moquer gentiment de l’expression Modern Monetary Theory est la marque de tout vrai partisan de cette théorie, paraît-il. Il faut dire que l’expression est assez peu inspirée : d’après Keynes, les choses se passent ainsi depuis 4 000 ans1 et les dernières recherches montrent qu’il en était de même du temps de Sumer (- 3 000) au plus tard2. Plutôt que de céder à la facilité et de ne pas traduire l’expression pour essayer de lui sauver la face en rejetant la faute sur la prétendue impossibilité de traduire fidèlement les choses en français, je préfère le terme « néochartalisme » (la Modern Monetary Theory est aussi appelée neochartalism). Puisque qu’en définitive tout découle de cette découverte première de la souveraineté monétaire, c’est-à-dire du chartalisme, si opiniâtrement occultée par les libéraux.

Série Les Bases > 2. Le crédit-monnaie


Notes :

1

L’État, par conséquent, est tout d’abord l’autorité de la loi appliquant les paiements de la chose qui correspond au nom ou à la description dans les contrats. Mais il est doublement présent lorsque, en sus, il revendique le droit de déterminer et déclarer la chose correspondant au nom, et de varier sa déclaration de temps en temps – lorsque, pour ainsi dire, il revendique le droit de rééditer le dictionnaire. Ce droit est revendiqué par tous les États modernes et le fut depuis quelques quatre mille ans au moins.

KEYNES John Maynard, Treatise on Money, 1930, p. 4 in WRAY Larry Randall, Understanding Modern Money, Edward Elgar, Cheltenham, 2003 (1998), x + 198 p., p. 29

2

Premièrement, les comptes de dette (sous forme de tablette d’argile) sont plus anciennes d’au moins 2 000 ans que les plus anciennes pièces connues [NdT : en Europe, elles apparaissent en Lydie à partir du VIIème siècle avant Jésus-Christ, soit des tablettes datant d’au moins 27 siècles avant J.-C. bien plus que les 20 siècles avant J.-C. minimaux de Keynes]. Deuxièmement les historiens de l’économie ont longuement été éberlués que la dénomination des monnaies de métal précieux (même celle de moindre valeur) valait beaucoup trop pour être utilisé dans le commerce quotidien. Pour exemple, les plus anciennes pièces étaient en électrum (un alliage d’argent et d’or) et la dénomination la plus commune aurait eu un pouvoir d’achat d’environ dix moutons, de manière à « ne pouvoir être une pièce utile pour les petites transactions » (Cook, 1958, p. 260). Elles auraient pu suffire pour la vente en gros de gros marchands, mais elles ne pouvaient être utilisées dans le commerce de détail. Plus encore, la valeur nominale apposée sur les pièces n’apparaît pas comme fermement régulée par le contenu en métal précieux

WRAY Larry Randall, Understanding Modern Money, Edward Elgar, Cheltenham, 2003 (1998), x + 198 p., p. 42

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Introduction

Ainsi commence mon premier billet, actant ma décision de finalement faire un blog francophone sur la Modern Monetary Theory.

Depuis le temps que j’étudie l’économie, qu’elle est en crise, que l’orthodoxie régnante est en crise, que j’ai progressivement mesuré à quel point la Modern Monetary Theory est de loin ce qui est le plus nécessaire pour reprendre le pouvoir sur la chose économique, d’une part, et vu l’absence de blog francophone sur le sujet d’autre part, j’ai décidé d’arrêter le très artisanal envoi de courriel personnalisé et de commencer un blog. Ça m’évitera de me répéter, tout en en faisant profiter le plus de monde possible.

Ce blog se veut très didactique. Il n’est pas nécessaire d’avoir une formation en économie (peut-être même au contraire), sont seuls requis une volonté de comprendre, de découvrir la vérité, un peu d’ouverture d’esprit, ce qui pour moi revient au même, et une intelligence décente. Trois choses que je crois à la portée du plus grand nombre.

Ce blog débordera les questions strictement monétaires pour des sujets connexes comme le commerce international, de la politique, de la sociologie, etc. en fonction de l’inspiration et de l’opportunité de le faire. mais c’est bien la Modern Monetary Theory qui en constitue le cœur.

À très bientôt, pour le premier billet d’une longue (mais concise) série.

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