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Aspects politiques du plein emploi, par Michal Kalecki

Cet article si clairvoyant, rétrospectivement, est traduit depuis cette version anglophone. Michal Kalecki (22 juin 1899 – 18 avril 1970) était un économiste polonais. Cet essai a d’abord été publié dans le Political Quarterly en 1943 ; il est reproduit ici pour un objectif éducatif non-lucratif. Une plus courte version de cet essai1 fut publiée dans La Dernière Phase de la Transformation du Capitalisme (Monthly Review Press, 1972).


I

1. Une solide majorité des économistes est maintenant d’avis que, même dans un système capitaliste, le plein emploi peut être assuré par un programme de dépenses gouvernementales, étant supposé qu’il existe un plan opérationnel pour employer toute la force de travail existante, et étant supposé un approvisionnement suffisant des matières premières étrangères nécessaires en échange d’exportations. Si le gouvernement entreprend des investissements publics (tels que construire des écoles, des hôpitaux, et des autoroutes) ou subventionne la consommation de masse (par des allocations familiales, une réduction de la taxation indirecte, ou des subventions pour diminuer les prix de produits de première nécessité), et si, en plus de cela, cette dépense est financée par emprunt plutôt que par taxation (qui pourrait impacter négativement l’investissement privé et la consommation), la demande effective pour les biens et services peut être augmentée au point où le plein emploi est atteint. Une telle dépense gouvernementale augmente l’emploi, soit dit en passant, non seulement directement mais aussi indirectement, puisque les meilleurs revenus ainsi obtenus résultent en une seconde augmentation de la demande pour des biens de consommation et d’investissement.

2. Il peut être demandé comment le public trouve-t-il la monnaie pour prêter au gouvernement s’il ne rabote pas sa consommation et ses investissements. La meilleure façon de comprendre ce processus consiste à, je pense, imaginer pour un moment que le gouvernement paie ses fournisseurs avec des bons du Trésor. Les fournisseurs ne vont pas, en général, garder ces bons pour eux mais les mettre en circulation en achetant d’autres biens et services, et ainsi de suite, jusqu’à ce que finalement ces bons du Trésor atteignent des personnes ou des entreprises qui les gardent comme actifs portant intérêts. À chaque intervalle de temps l’augmentation totale en bons du Trésor détenus (provisoirement ou définitivement) par des personnes morales ou physiques égalera les biens et services vendus au gouvernement. Ainsi ce que l’économie prête au gouvernement sont des biens et des services dont la production est « financée » par des bons du Trésor. En réalité le gouvernement paie pour ces services, non en bons du Trésor, mais en liquide, mais il émet simultanément des bons et ainsi draine tout ce liquide ; c’est équivalent au processus imaginaire décrit ci-dessus. Qu’arrive-t-il, toutefois, si le public ne veut pas absorber tous les nouveaux bons du Trésor ? Il les offrira finalement aux banques pour obtenir du liquide (billets ou dépôts) en échange. Si les banques acceptent ces offres, le taux d’intérêt est maintenu. Sinon, le prix des bons chutera, ce qui signifie une augmentation du taux d’intérêt, et cela encouragera le public à détenir plus de bons du Trésor par rapport aux dépôts.  Il s’ensuit que le taux d’intérêt dépend de la politique bancaire, et en particulier celle de la banque centrale. Si cette politique vise à maintenir le taux d’intérêt à un certain niveau, cela peut facilement être accompli, quelle que soit la grandeur du montant de l’emprunt gouvernemental. Telle était et est la situation en la présente guerre. En dépit de déficits budgétaires astronomiques, le taux d’intérêt n’a nullement augmenté depuis le début de 1940.

3. Il pourrait être objecté que la dépense gouvernementale financée par emprunt pourrait causer de l’inflation. À cela il peut être répondu que la demande effective créée par le gouvernement agit comme n’importe quelle augmentation de la demande. Si la force de travail, les moyens de production, et les matières premières étrangères sont en approvisionnement suffisant, à l’augmentation de la demande répond une augmentation de la production. Mais si le plein emploi des ressources est atteint et que la demande effective continue à augmenter, les prix vont monter de manière à équilibrer l’offre et la demande pour les biens et services. (En état de sur-emploi des ressources comme nous le constatons à présent dans l’économie de guerre, une pression inflationniste sur les prix n’a été évitée que dans la mesure où la demande pour des biens de consommation a été amoindrie par le rationnement et la taxation directe). Il s’ensuit que si l’intervention du gouvernement vise à assurer le plein emploi mais s’arrête net avant d’augmenter la demande effective au-delà du niveau de plein emploi, il n’y a aucune raison d’avoir peur de l’inflation.2

[NdT : Admirons combien Kalecki avait finement observé le fonctionnement de la monnaie et avait intuitivement trouvé la majeure partie du néochartalisme, à l’exception notable de la réflexion sur les stocks-tampons de William Mitchell qui a donné l’Employeur en Dernier Ressort, véritable antidote à la courbe de Phillips et à son dernier avatar : le NAIRU]

II

1. Ce qui précède est un tableau très fruste et incomplet de la doctrine économique du plein emploi. Mais il est, je pense, suffisant pour familiariser le lecteur avec l’essentiel de cette doctrine et ainsi lui permettre de suivre la discussion suivante sur les problèmes politiques induits par l’accomplissement du plein emploi. Il doit d’abord être constaté que, bien que la plupart des économistes sont maintenant d’accord que le plein emploi puisse être accompli par une dépense gouvernementale, ce n’a jamais été le cas même dans le passé récent. Parmi les opposants à cette doctrine il y avait (et il y a encore) d’éminents prétendus « experts économiques » étroitement liés aux banques et aux industries. Cela suggère qu’il y a un arrière-plan politique dans l’opposition à la doctrine du plein emploi, même si les arguments invoqués sont économiques. Cela ne veut pas dire que ceux qui les avancent ne croient pas en leurs pensées économiques. Mais l’ignorance obstinée est généralement une manifestation de motivations politiques. Il y a, toutefois, des indices encore plus patents qu’un enjeu politique de première importance est présent. Lors de la grande dépression des années 1930, la grande entreprise s’est systématiquement opposée aux tentatives pour améliorer l’emploi par une dépense gouvernementale dans tous les pays, exceptée l’Allemagne nazie. Cela fut clairement vu aux États-Unis (opposition au New Deal), en France (la tentative de Blum), et en Allemagne avant Hitler. Cette attitude est difficile à expliquer. Clairement, une production et un emploi plus élevés bénéficient non seulement aux travailleurs mais aux entrepreneurs aussi, parce que les profits de ces derniers augmentent. Et la politique de plein emploi esquissée ci-dessus n’empiète pas sur les profits parce qu’elle n’implique aucune taxation supplémentaire. Les entrepreneurs au milieu de la crise languissent en attendant la reprise ; pourquoi n’acceptent-ils pas joyeusement la reprise de synthèse que le gouvernement peut leur offrir ? C’est une question difficile et fascinante à laquelle je veux répondre dans cette article. Les raisons de l’opposition des « capitaines d’industrie » au plein emploi accompli par dépense gouvernementale peut être subdivisée en trois catégories : (i) aversion contre l’immixtion gouvernementale dans le problème de l’emploi en tant que tel ; (ii) l’aversion contre la direction de la dépense gouvernementale (investissement public et subvention à la consommation) ; (iii) l’aversion des changements politiques et sociaux résultant du maintien du plein emploi. Nous examinerons chacune de ces trois catégories d’objections à une politique gouvernementale d’expansion en détail.

2. Nous devons d’abord nous occuper de la réticence des « capitaines d’industrie » à accepter l’intervention du gouvernement dans le problème de l’emploi. Tout élargissement du périmètre de l’État est perçu par le milieu des affaires avec suspicion, mais la création d’emploi par la dépense gouvernementale a un aspect particulier qui rend cette opposition particulièrement intense. Sous un système de laissez-faire le niveau d’emploi dépend très largement du dénommé niveau de la confiance. S’il se détériore, l’investissement privé décline, ce qui cause une baisse de la production et de l’emploi (à la fois directement et par les effets secondaires de la baisse des revenus sur la consommation et l’investissement). Cela donne aux capitaliste un puissant contrôle indirect sur la politique gouvernementale : tout ce qui pourrait perturber le niveau de confiance doit être soigneusement évité parce que ça causerait une crise économique. Mais une fois que le gouvernement apprend l’astuce de l’augmentation de l’emploi par ses propres achats, ce puissant outil de contrôle perd son efficacité. Par là-même les déficits budgétaires nécessaires pour mener une intervention gouvernementale doivent être regardés comme dangereux. La fonction sociale de la doctrine des « finances saines » [« sound finance »] est de rendre le niveau d’emploi dépendant du niveau de confiance.

[NdT : Constatons à quel point le propos est d’actualité quelques sept décennies plus tard, et à quel point il est paroxystique chez les hauts financiers qui n’ont de cesse de nous menacer d’un effondrement total si nous dévions de leur diktat, peur fondée sur la prétendue « nécessité d’équilibrer le budget ». Constatons à quel point c’est exactement aussi ce qu’explique le libéral Milton Friedman cinq ans après le néo-marxiste Kalecki.]

3. L’aversion des grands hommes d’affaire pour une politique de dépense gouvernementale s’amplifie encore lorsqu’ils considèrent les cibles de l’argent public ainsi dépensé : de l’investissement public et des subventions pour la consommation de masse. Les principes économiques de l’intervention du gouvernement requiert que l’investissement public doit être confiné à des cibles qui ne concurrencent pas les équipements des affaires privées (ex. des hôpitaux, des écoles, des autoroutes). Sinon la profitabilité  de l’investissement privé pourrait en être handicapé, et l’effet positif de l’investissement public sur le chômage compensé, par l’effet négatif du déclin de l’investissement privé. Cette conception convient très bien aux hommes d’affaire. Mais l’étendu de l’investissement public de ce type est plutôt restreint, et il y a un danger que le gouvernement, en poursuivant cette politique, soit peut-être éventuellement tenté de nationaliser le transport ou les services au public pour gagner une nouvelle zone d’investissement.3 On pourrait donc s’attendre à ce que les hommes d’affaire et leurs experts soient d’autant plus favorables au subventionnement de la consommation de masse (par le moyen d’allocations familiales, subventions pour maintenir bas les prix des produits de première nécessité, etc.) qu’à l’investissement public ; puisque la subvention de la consommation ne s’engage dans aucune sorte d’entreprise. En pratique, toutefois, ce n’est pas le cas. En effet, subventionner la consommation de masse rencontre une opposition encore plus virulente par ces experts que l’investissement public. Parce que là un principe moral de la plus haute importance est en jeu. Les fondamentaux de l’éthique capitaliste requiert que « chacun gagne son pain à la sueur de son front » — à moins que vous ne disposiez de moyens privés.

4. Nous avons considéré les raisons politiques de l’opposition à la création d’emploi par la dépense gouvernementale. Mais même si cette opposition était surmontée — comme ce pourrait bien être le cas sous la pression des masses — le maintien du plein emploi causerait des changements sociaux et politiques qui donnerait un nouvel élan à l’opposition aux chefs d’entreprises. En effet, sous un régime de plein emploi permanent, être « viré » cesserait de jouer son rôle de « mesure disciplinaire ». La position sociale du patron serait minée, et la confiance et la conscience de classe chez les travailleurs augmenteraient. Les grèves pour des augmentations de salaires et des améliorations des conditions de travail créeraient des tensions politiques. Il est vrai que les profits seraient plus élevés sous un régime de plein emploi qu’ils ne le sont en moyenne sous le laissez-faire, et même l’augmentation de la part des salaires résultant du pouvoir de négociation accru des travailleurs réduira moins probablement les profits qu’il n’augmentera les prix, et ainsi impactera négativement seulement les intérêts des rentiers. Mais la « discipline dans les usines » et la « stabilité politique » sont plus appréciées que les profits par les chefs d’entreprises. Leur instinct de classe leur dit qu’un plein emploi durable est malsain de leur point de vue, et que le chômage est partie intégrante d’un système capitaliste « normal ».

III

1. L’une des plus importantes fonctions du fascisme, comme le caractérise le système nazi, était de supprimer les objections capitalistes au plein emploi.

L’aversion pour une politique de dépense en tant que telle est surmontée sous le fascisme par le fait que la machine de l’État est sous le contrôle direct d’un partenariat entre la grande entreprise et le fascisme. La nécessité du mythe des « finances saines » [NdT : Reconnu comme mythe en 1990 par Paul Samuelson, Nobel d’économie], qui servait à empêcher le gouvernement de compenser une crise de confiance en dépensant, disparaît. Dans une démocratie, on ne sait pas ce que le prochain gouvernement sera [NdT : Comme l’avait expérimenté Émile Moreau lorsqu’il était gouverneur de la banque de France.]. Sous le fascisme il n’y a pas de prochain gouvernement.

L’aversion pour la dépense gouvernementale, que ce soit en investissement public ou en subvention à la consommation, est surmontée par la concentration des dépenses publique sur l’armement. Et pour finir, la « discipline dans les usines » et la « stabilité politique » en situation de plein emploi sont maintenues par l’« ordre nouveau », qui s’étend depuis la suppression des syndicats jusqu’au camp de concentration. La pression politique remplace la pression économique du chômage.

2. Le fait que l’armement est la colonne vertébrale de la politique de plein emploi fasciste a une profonde influence sur le caractère économique de cette politique. L’armement massif est inséparable de l’expansion des forces armées et de la préparation de plans pour une guerre de conquête. Ils induisent également un réarmement concurrentiel des autres pays. Cela implique que le principal objectif de la dépense glisse progressivement depuis le plein emploi vers la maximisation des effets du réarmement. En conséquence, il y a un « trop-plein » d’emploi. Non seulement le chômage est aboli, mais une rareté aiguë de la force de travail prévaut. Des goulots d’étranglements surviennent dans tous les domaines, et ils doivent être gérés par un certain nombre de contrôles. Une telle économie a beaucoup d’aspects d’une économie planifiée, et est parfois comparée, souvent avec ignorance, avec le socialisme. Toutefois, ce type de planification est inévitable dès qu’une économie s’engage dans une certain niveau élevé de production d’un domaine particulier, quand elle devient une économie ciblée dont l’économie d’armement est un cas particulier. Une économie d’armement implique en particulier une réduction de la consommation rapportée à ce qu’elle aurait pu être en situation de plein emploi.

Le système fasciste commence par surmonter le chômage, se développe en une économie d’armement en situation de rareté, et finit inévitablement en guerre.

IV

1. Quel sera le résultat concret de l’opposition à une politique de plein emploi par la dépense gouvernementale dans une démocratie capitaliste ? Nous essaierons d’y répondre sur la base de l’analyse et des raisons données dans la section II. Nous y avions argué que nous pouvions nous attendre à l’opposition des capitaines d’industrie sur trois plans : (i) opposition sur le principe d’un déficit budgétaire ; (ii) opposition à cette dépense qu’elle soit dirigée vers l’investissement public — qui pourrait camoufler l’intrusion de l’État dans de nouveaux domaines d’activités économiques — ou vers le subventionnement de la consommation de masse ; (iii) opposition au maintien du plein emploi et non à la simple prévention de crises profondes et prolongées.

Maintenant il doit être reconnu que la période pendant laquelle les « chefs d’entreprise » [« business leaders »] pouvaient s’offrir de s’opposer à tout type d’intervention gouvernementale pour pallier une crise est plus ou moins dépassée. Trois facteurs ont contribué à cela : (i) le très plein emploi durant la présente guerre ; (ii) le développement de la doctrine du plein emploi ; (iii) partiellement en raison de ces deux facteurs, le slogan « plus jamais de chômage » est maintenant profondément enraciné dans la conscience des masses. Cette situation est reflétée dans les récentes déclarations des « capitaines d’industrie » et de leurs experts. La nécessité que « quelque chose soit fait lors d’une crise » est acceptée ; mais la bataille continue, d’abord, sur ce qui doit être fait lors d’une crise (c’est-à-dire la direction que doit prendre l’intervention du gouvernement) et deuxièmement, que cela doit être fait uniquement lors d’une crise (c’est-à-dire simplement pour pallier les crises plutôt que pour assurer un plein emploi permanent).

2. Dans les discussions actuelles sur ces problèmes émergent de temps à autres le concept de contrer la crise en stimulant l’investissement privé. Cela peut être effectué en abaissant les taux d’intérêt, par la réduction de l’impôt sur le revenu, ou en subventionnant l’investissement privé directement ou sous une autre forme. Qu’un tel schéma puisse être attrayant pour le milieu des affaire n’est pas surprenant. L’entrepreneur demeure le moyen par lequel l’intervention est conduite. S’il n’a pas confiance dans la situation politique, il ne sera pas soudoyé pour investir. Et l’intervention ne requiert pas que le gouvernement soit « joue avec » l’investissement public ou « gaspille de l’argent » en subventionnant la consommation.

Il peut être montré, cependant, que la stimulation de la demande privée ne fournit pas une méthode adéquate pour empêcher le chômage de masse. Il y a deux alternatives à considérer ici. (i) Les taux de l’intérêt ou de l’impôt sur le revenu (ou des deux) est réduit drastiquement lors de la crise et accrus lors de la reprise. En ce cas, tant la période que l’amplitude du cycle économique seront réduites, mais l’emploi non seulement lors de la crise mais même lors de la reprise peut être loin du plein emploi, c’est-à-dire que le chômage moyen peut être considérable, bien que ses fluctuations seront moins marquées. (ii) Les taux d’intérêt et d’impôt sur le revenu sont réduits lors de la crise mais pas accrus lors de la reprise subséquente. En ce cas la reprise durera plus longtemps, mais elle doit finir en une nouvelle crise : une réduction des taux d’intérêt ou d’impôt sur le revenu n’élimine pas, bien sûr, les forces qui causent des fluctuations cycliques dans une économie capitaliste. Lors de la nouvelle crise il sera nécessaire de réduire encore les taux d’intérêt et d’imposition et ainsi de suite. Ainsi dans un futur pas si lointain, le taux d’intérêt devra être négatif et l’impôt sur le revenu devra être remplacé par une subvention au revenu. [NdT : Cf illustration graphique de la chute des taux directeurs.] La même chose surviendrait si on tentait de maintenir le plein emploi en stimulant l’investissement privé : les taux d’intérêt et d’impôt sur le revenu devraient être continuellement réduits.4

En plus de cette faiblesse intrinsèque pour combattre le chômage par l’investissement privé, il y a une difficulté pratique. La réaction des entrepreneurs aux mesures décrites ci-dessus est incertaine. Si la récession est brutale, ils peuvent devenir très pessimistes quant au futur, et la réduction des taux d’intérêt ou d’impôt sur le revenu peut alors avoir pour longtemps peu ou prou d’impact sur l’investissement, et ainsi sur le niveau de production et d’emploi.

3. Même ceux qui prônent la stimulation de l’investissement privé pour contrer la crise fréquemment ne se repose pas dessus exclusivement, mais envisagent que cela doit être associé avec l’investissement public. Il semble à présent que les chefs d’entreprises et leurs experts (du moins certains d’entre eux) tendraient à accepter comme un pis-aller [en fr.] l’investissement public financé par emprunt comme moyen de pallier les crises. Ils semblent, cependant, être toujours opposés à la création d’emplois par la subvention de la consommation et au maintien du plein emploi.

Cet état de chose est peut-être révélateur du futur régime économique des démocraties capitalistes. En cas de crise, soit sous la pression des masses, ou même sans elle, de l’investissement public financé par emprunt peut être entrepris pour prévenir un chômage massif. Mais si des tentatives sont menées pour appliquer cette méthode de manière à maintenir un haut niveau d’emploi atteint lors de la reprise suivante, une forte opposition des chefs d’entreprises est probablement à craindre. Comme il a déjà été argumenté, un plein emploi durable n’est pas ce qu’ils aiment. Les travailleurs « s’échapperaient de leurs mains » et les « capitaines d’industrie » seraient pressés de leur « donner une leçon ». Plus encore, l’augmentation des prix lors de la reprise se fait au détriment des petits et gros rentiers, et les rend « épuisés par la reprise ».

Dans cette situation une puissante alliance sera probablement formée entre les intérêts de la grande entreprise et des rentiers, et ils trouveront probablement plus d’un économiste pour déclarer que la situation était manifestement malsaine. La pression de toutes ces forces, et en particulier de la grande entreprise — qui en règle générale est influente dans les ministères gouvernementaux — conduiront selon toute probabilité le gouvernement à retourner à la politique orthodoxe qui coupe le déficit public. Une crise s’ensuivra dans lequel la politique de dépense publique s’imposerait d’elle-même.

Ce schème de cycle d’économie politique n’est pas entièrement conjecturé ; quelque chose de très similaire est survenu aux États-Unis dans les années 1937-1938. La cassure dans la reprise dans la seconde moitié de 1937 était en fait due à la réduction drastique du déficit budgétaire. D’un autre côté, à la vue de la crise qui s’en est suivie le gouvernement est promptement retourné à sa politique de dépense.

Le régime du cycle d’économie politique serait une restauration artificielle de l’état de fait qui existait dans le capitalisme du dix-neuvième siècle. Le plein emploi serait atteint seulement au plus haut de la reprise, mais les crises seraient relativement mitigées et brèves.

V

4. Un progressiste doit-il être satisfait avec un régime de cycle d’économie politique comme décrit dans la précédente section ? Je pense qu’il doit s’y opposer sur deux fondements : (i) cela n’assure pas de plein emploi durable ; (ii) l’intervention du gouvernement est lié à l’investissement public et ne comporte pas la subvention à la consommation. Ce que les masses demandent maintenant n’est pas de mitiger les crises mais leur totale abolition. Non plus la plus complète utilisation des ressources ne doit être appliquée à des investissements publics non-voulus seulement pour fournir du travail. Le programme de dépense gouvernementale ne devrait être dévolu à l’investissement public que dans la mesure où cet investissement est effectivement nécessaire. Le reste de la dépense gouvernementale nécessaire pour maintenir le plein emploi devrait être utilisée au subventionnement de la consommation (par des allocations familiales, des pensions pour personnes âgées, des réductions des impôts indirects, et la subvention des produits de premières nécessité). Les opposants d’une telle dépense gouvernementale dise que le gouvernement n’en aura pas pour leur argent. La réponse est que la contrepartie de cette dépense est un meilleur niveau de vie pour les masses. N’est-ce pas le but de l’activité économique ?

5. Le « capitalisme de plein emploi » devra, bien sûr, développer de nouvelles institutions politiques et sociales ce qui reflétera la puissance accrue des travailleurs. Si le capitalisme peut s’adapter au plein emploi, il aura opéré une réforme fondamentale lui aura été opérée. Sinon, il se trouvera être un système démodé qui devra être mis au rebut.

Mais peut-être que la bataille pour le plein emploi mènera au fascisme ? Peut-être le capitalisme s’adaptera au plein emploi de cette manière ? Cela semble extrêmement improbable. Le fascisme a éclos en Allemagne sur un terreau de chômage colossal, et s’est maintenu au pouvoir en assurant le plein emploi alors que la démocratie capitaliste y échoue. La bataille des forces progressistes pour l’emploi de tous est simultanément une manière de prévenir la récurrence du fascisme.


Notes :

1 Cet article correspond grossièrement à une conférence donnée à la Société Marshall de Cambridge au printemps de 1942.

2 Un autre problème d’une nature plus technique est la dette nationale. Si le plein emploi est maintenu par la dépense gouvernementale financée par emprunt, la dette nationale va croitre continuellement. Cela ne provoquera pas, toutefois, obligatoirement quelque perturbation que ce soit dans la production et l’emploi, si les intérêts sur la dette sont financés par une taxe annuelle sur le capital. Le revenu courant, après paiement de la taxe sur le capital, de certains capitalistes peut être inférieur et d’autres supérieurs que si la dette nationale ne s’était accrue, mais leur revenu agrégé restera inchangé et leur consommation agrégée ne variera vraisemblablement pas significativement. Plus encore, l’incitation à investir dans du capital fixe n’est pas affecté par une taxe sur le capital parce qu’elle est payée sur tout type de richesse. Qu’un montant soit détenu en liquide ou en bons du Trésor ou investi dans la construction d’une usine, la même taxe sur le capital est payé dessus et ainsi les avantages comparatifs sont inchangés. Et si l’investissement est financé par des prêts il n’est clairement pas affecté par une taxe sur le capital parce que cela ne signifie pas une augmentation de la richesse de l’entrepreneur investissant. Ainsi ni la consommation du capitaliste, ni son investissement ne sont affectés si les intérêts sur la dette publique sont financées par une taxe annuelle sur le capital. [Voir « Une Théorie de la Taxation des biens, des Revenus, et des Capitaux »]

[NdT : Autre différence avec le néochartalisme, Kalecki ne semble pas comprendre que le gouvernement ne peut pas faire défaut sur sa propre dette, et que les intérêts versés aux rentiers ne sont qu’un moyen parmi d’autre de distribuer le nécessaire déficit. Mais justement ce subventionnement de fait des rentiers le gêne et il préfère soudainement la « pureté originelle du marché » qui est une sorte de prudence matoise envers l’existant, sauf dogmatisme libéral. Pourtant, sa proposition pourrait bien infléchir le ratio consommation/investissement des ménages faisant partie de son assiette fiscale, une broutille…]

3 Il doit être noté ici que l’investissement dans une industrie nationalisée peut contribuer à la solution du problème du chômage seulement si entrepris sur des principes différents du retour sur investissement du privé, ou il doit programmer délibérément son investissement pour compenser ceux de l’entreprise privée. Le gouvernement devrait être gratifié d’une moindre fréquence des crises.

4 Une démonstration rigoureuse de cela est donnée dans mon article publié dans Oxford Economic Papers. [Voir « Le Plein Emploi par la Stimulation de l’Investissement Privé ?]

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L’autre dogme libéral

Je n’en fais pas mystère, ce blog est dédié aux questions monétaires. Toutefois, la réalité étant un tout continu plutôt qu’une armoire à tiroirs bien séparés, il est inévitable que certains sujets connexes reviennent souvent. Parmi eux, la question du commerce international : elle s’invite dans l’équation fondamentale du néochartalisme en servant à reculer l’inéluctable déficit, elle est la solution favorite des candidats à la présidentielles, et constitue l’autre source majeure de nos sous-performances économiques de ces dernières décennies (du moins parmi les questions strictement économiques). Ce billet consiste à dissiper spécifiquement ce dogme et fait suite à celui expliquant pourquoi le libéralisme dégénère toujours (l’utilitarisme inhérent au primat de la liberté).

Empiriquement, c’est plutôt le protectionnisme qui est facteur de croissance. Voici les résultats des recherches du professeur Paul Bairoch de l’université de Genève (mythes et paradoxes de l’histoire économique, La Découverte, Paris, 1994 (1993), 286 p., p. 233-234):

Le premier est ce que les historiens de l’économie appellent la grande dépression européenne, celle qui débuta vers 1869-1873 alors que les politiques européennes avaient atteint un degré de libéralisme sans précédent (et qui ne fut d’ailleurs égalé à nouveau qu’après 1962). Ce fut une dépression très grave, beaucoup plus profonde et plus longue que celle des années trente. […]
Le deuxième fait indiscutable n’est pas seulement qu’il y eut ralentissement de la croissance économique, mais aussi régression du volume des échanges internationaux, ce qui est pour le moins paradoxal en période libérale.
Le troisième fait indiscutable est que les États-Unis, qui n’avaient pas pris part au mouvement de libre-échange et, au contraire, avaient relevé le niveau de leur protection, connurent une période de forte croissance alors que l’Europe était en pleine dépression. Cette période peut même être considérée comme la plus prospère de l’histoire des États-Unis.
Le quatrième fait indiscutable est que la reprise de la croissance exogamique date du moment où l’Europe continentale s’engagea à nouveau dans une politique protectionniste de plus en plus marquée. Au niveau de chaque pays et indépendamment de la date de la révision des politiques, le retour au protectionnisme fut rapidement suivi d’une accélération de la croissance économique. […]
Enfin, et c’est très important, le sixième fait indubitable est qu’au XIXème siècle l’expérience de libéralisation des échanges échoua complètement dans le tiers monde. Il n’est pas exagéré de dire que l’ouverture de ces économies fut l’une des premières causes de l’absence de développement au XIXème siècle. On est même très en-dessous de la réalité en parlant de non-développement puisqu’il s’agit là d’un processus de désindustrialisation et de bouleversement des structures qui devait ultérieurement rendre le développement économique plus difficile.

Le Nobel d’économie français Maurice Allais confirme le diagnostic pour la période contemporaine (La mondialisation, la destruction des emplois et de la croissance, La Découverte, Paris, 1999, 647 p., p. 53-54 ) :

Une mondialisation généralisée des échanges entre des pays caractérisés par des niveaux de salaires très différents aux cours des changes ne peut qu’entraîner finalement partout, dans les pays développés comme dans les pays sous-développés, chômage, réduction de la croissance, inégalités, misères de toutes sortes. Elle n’est ni inévitable, ni nécessaire, ni souhaitable.

Pire encore, les diverses puissances mondiales qui ont dominé le monde se sont toutes bâties sur du protectionnisme : la Grande-Bretagne, les États-Unis, et aujourd’hui la Chine. Les deux premières a connu et connait leurs déclins au beau milieu de leur phase libre-échangiste. Le milieu des historiens de l’économie, malgré le fort attrait qu’exerce sur eux la domination des économistes, ne peut se résigner à préférer le libre-échange, tant l’histoire enseigne une leçon contraire.

Mais pourquoi un tel dogmatisme ? J’ai expliqué que les libéraux préféraient encore un fonctionnement économique toujours plus médiocre plutôt que de s’avouer l’importance indispensable de l’État (cf sa préférence explicite pour le chômage), il en va de même pour le commerce international. Idéologiquement, si on reconnait la nécessité de l’État sur le point particulier du commerce international, on ouvre la « boîte de Pandore », on risque de voir se poser la question de la pertinence de l’État sur d’autres questions, jusqu’à ce que le Marché soit ravalé du statut de divinité harmonisatrice à celui d’outil commode mais rustique d’allégement de l’administration du pays. Or, les libéraux sont les apôtres du Marché. Donc, comme nous l’explique Joseph Schumpeter, l’un des plus fins esprits de toute l’histoire de la pensée libérale :

la politique de libre-échange représente beaucoup plus qu’une manière de traiter les questions de commerce extérieur. En fait, on pourrait soutenir que c’en est là l’aspect le moins important, et qu’un homme pourrait être libre-échangiste, même s’il donne peu de considération à la cause purement économique du libre-échange comme tel. Il est facile de voir […] que la politique de libre-échange est avec les autres politiques économiques un rapport tel que, pour des raisons politiques aussi bien qu’économiques, il est difficile de poursuivre ces autres politiques sans une politique de libre-échange, et vice versa. En d’autres termes, le libre-échange n’est qu’un élément d’un vaste système de politique économique, et il ne faut jamais l’examiner isolément. Et ce n’est pas tout. L’argument de réelle importance qu’il faut faire ressortir, c’est que ce système de politique économique impose ses conditions à quelque chose dont il dépend dans le même temps, quelque chose de plus vaste encore, à savoir une attitude ou une vision générale, politique et morale, qui s’affirme dans tous les secteurs de la vie nationale et internationale, et qu’en vérité l’on peut rattacher à l’utilitarisme.

SCHUMPETER Joseph Alois, Histoire de l’analyse économique, tome II, Gallimard, Paris, 2004 (1954), 499 p., p. 36-3

Pour rappel, l’utilitarisme est l’idéologie selon laquelle tout est calcul d’utilité, c’est-à-dire des plaisirs et des peines, en évacuant tout la dimension irrationnelle de l’humanité, celle qui prend sur elle par espoir, celle qui à l’inverse désespère qu’elle soit ou non matériellement ouatée, celle qui se projette et se trompe, parfois, et découvre des mondes nouveaux, parfois. Celle qui fait toute la grandeur et la saveur de l’aventure humaine.

Envolée lyrique complètement creuse ? Voici deux autres extraits pour montrer à mon lecteur que ce n’est pas le fruit de mon imagination. Le premier concerne la faillite du paradigme utilitariste, du calcul mécanique des plaisirs et des peines, comme voie principale du bonheur. Elle est commentée par d’autres auteurs prestigieux et tourne autour de John Stuart Mill, l’un des plus célèbres économistes libéraux :

Bentham avait poussé l’absurde très loin : « De ce mépris, en théorie comme en pratique, de la culture de la sensibilité résultait naturellement une sous-évaluation de la poésie, et de l’imagination en général en tant qu’élément de la nature humaine. On voit couramment – ou l’on voyait – dans les utilitaristes des ennemis de la poésie : cela fut vrai, en partie, de Bentham lui-même : il avait coutume de dire que « toute poésie est une fausse représentation » ; mais, au sens où il l’entendait, on eût pu le dire de tout discours visant à impressionner, de toute représentation ou persuasion de nature plus oratoire qu’une somme arithmétique. » (MILL John Stuart, Autobiographie, Aubier, Paris, 1993 (1873), 261 p., p. 112).

Le principal effet de cette doctrine est la dépression qu’elle engendre inéluctablement : l’utilitarisme nie la générosité d’une chose en l’originant strictement et entièrement dans une seconde chose qui assignerait la première à ses propres fins, mais si cette seconde chose n’est aussi qu’utilité, et ainsi de suite récursivement, la générosité disparait complètement comme le vécut le célèbre économiste libéral, fils d’économiste libéral, John Stuart Mill (p. 132) :

Telles furent les pensées qui se mêlèrent à l’accablement, lourd et sec, du mélancolique hiver de 1826-1827. Toutefois, elles ne m’empêchaient pas de vaquer à mes occupations usuelles. Je les poursuivais machinalement, par la seule force de l’habitude. J’avais été si bien conditionné que je pouvais continuer un certain type de réflexion alors que tout l’esprit s’en était évaporé. J’allai même jusqu’à composer et prononcer plusieurs discours dans la Société de débats, mais sans savoir par quel miracle ni avec quel succès. De mes quatre années d’interventions continues, c’est la seule dont je ne me rappelle presque rien.

En un sens férocement ironique, on peut parler de réussite : J. S. Mill est bien devenu l’automate décrit par la théorie. C’est uniquement en prenant la vie comme une aventure, un défi, un enchantement plutôt qu’un algorithme à appliquer, qu’il parvient à retrouver le bonheur — précisément ce que l’utilitarisme pensait atteindre le plus efficacement ! « Les grâces de la vie (telle était désormais ma théorie) sont suffisantes pour qu’on puisse en jouir quand on les cueille en passant [en fr.], sans en faire son objet principal. Sitôt qu’elles le deviennent, on ressent leur insuffisance. Elles ne supportent pas un examen attentif. Demandez-vous si vous êtes heureux et vous cesserez de l’être. La seule chance est de traiter non pas le bonheur, mais quelque but qui y est extérieur, comme la fin dernière de la vie. Laissez votre conscience de vous, votre analyse, vos doutes, s’épuiser là-dessus ; et si en outre vous êtes chanceux, vous respirerez le bonheur avec l’air que vous inhalez, sans vous attardez sur lui ni y penser, sans le prévoir par l’imaginaire ou le mettre en fuite par des interrogations fatales. Tel était à présent le fondement de ma philosophie de la vie. » (p. 134). Schumpeter ne cache pas son admiration : « Avec une honnêteté et une liberté d’esprit qui ne seront jamais assez admirées, il a porté sa critique jusqu’aux fondements de sa religion laïque et utilitariste — car c’est bien d’une religion qu’il s’agissait » (SCHUMPETER Joseph Alois, Histoire de l’analyse économique, tome II, Gallimard, Paris, 2004 (1954), 499 p., p. 207).

La seconde citation concerne le retour du calcul utilitariste, dans la foulée de la mort de Schumpeter, on peut déjà constater, à la dernière phrase, l’absorption mortelle de la vie par le glacial calcul égoïste :

Il y a cependant quelque chose de trompeur dans le fait que cette stratégie conduit à une victoire complète de Sherlock Holmes, alors que, comme nous l’avons vu, l’avantage (c’est-à-dire de la valeur d’une partie) est définitivement en faveur de Moriarty. (Notre résultat pour E, N indique que Sherlock Holmes est mort à 48 % quand son train s’ébranle à Victoria Station. Suggestion de Morgenstern : le voyage est inutile, car le perdant pourrait être déterminé avant le départ.)

VON NEUMANN John, MORGENSTERN Oskar, Theory of Games and Economics Behavior, 1953, in SÉRIS Jean-Pierre, La Théorie des jeux, PUF, Paris, 1974, 96 p., p. 35

Voilà deux auteurs qui ont tout compris à la littérature et à l’humanité…

Le prochain billet reprendra la suite d’Au programme avec le septième candidat à la présidentielle Marine Le Pen.

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Un instinct libéral ?

Dans la suite de mes billets cherchant à expliquer cet étrange libéralisme, en voici un qui s’attarde non sur la théorie qu’il développe, mais plutôt sur les ressorts psychiques qu’il active à son avantage. À tort ou à raison.

Un instinct très naturel consiste à identifier la chose avec ce qu’on en fait. C’est si vrai qu’une des premières questions que l’on pose à quelqu’un qu’on souhaite connaitre c’est « Que fais-tu ? » et on attend une trajectoire professionnelle avec son actuel positionnement, ensuite des activités complémentaires de loisirs. Expression un peu surannée mais plus révélatrice que jamais, on désignait sa profession comme sa « raison sociale », toutefois aujourd’hui le nom d’une entreprise est la seule acception commune restant à cette expression.

La monnaie contrarie cet instinct : elle crée un symbole arbitraire de la valeur, et on est sommé d’évaluer dans cette étrange unité de mesure une foule de choses dont nous n’accordons même pas une valeur constante dans le temps, selon les circonstances, etc. Alors décréter qu’une chose a une valeur de X unités monétaires, il faut vraiment y être habitué dès l’enfance pour trouver cela assez naturel. Les commerciaux se font une spécialité de jouer sur le caractère artificiel de la chose pour gagner leur train de vie. Longtemps, l’assimilation de la valeurs à des métaux précieux, or en tête, a permis de certifier, de rendre palpable cette valeur : dur, brillant, inaltérable, tout un symbole en soi, non ?

Mais comme l’explique le néochartalisme, l’or n’est qu’un support arbitraire de la valeur, et comme l’avait prophétisé (Larry Randall Wray, Understanding Modern Money, Edward Elgar, 1998, p. 28) Knapp le fondateur du chartalisme, c’est devenu un support trop encombrant. Que mon lecteur sache que même ceux qui ont compris les mécanismes et la logique néochartaliste ne parviennent pas forcément à rassurer ce si inquiet instinct ! Ça a donné le Modern Monetary Realism (MMR, Réalisme Monétaire Moderne) par opposition à la Modern Monetary Theory (MMT, Théorie Monétaire Moderne), l’un des noms anglophones du néochartalisme, dont il est une branche hétérodoxe.

Les partisans du MMR reconnaissent, conformément au néochartalisme, que l’État moderne ne peut pas faire défaut malgré lui en sa propre monnaie, que ce sont les stabilisateurs automatiques qui s’occupent de la stabilité des prix plus que la banque centrale, et infiniment plus que la prétendue contrainte budgétaire de l’État, et pourtant, ils essaient de remplacer l’équation comptable fondamentale des soldes sectoriels (travaux de Wynne Godley, voir toutes les explications sur 4 Le commerce extérieur) Spub + Ssect privé – BC = 0 par une autre : S = I + (S – I). Que mon lecteur reste avec moi, la courte explicitation de ces équations est hilarante.

La première équation signifie tout simplement que la somme des revenus de tous s’annule : la dépense de l’un est la recette de l’autre ; une fois les revenus nets agrégés entre le secteur public, le secteur privé national et le secteur étranger, on comprend aisément que le secteur privé national ne peut croître qu’avec un déficit public ou en dégageant un revenu net sur l’étranger (Balance courante positive) : Ssect privé = Déficitpub + BC. Comme l’étranger lui-même a la même alternative, il lui faut un déficit public pour son secteur privé, et même pour le nôtre si nous ne voulons pas de déficit public chez nous…

La second équation signifie… ne signifie rien en fait. On peut s’en rendre compte en remplaçant l’épargne avant investissement noté S par, mettons, le débit en mètre cube par heure du fleuve Amazone, et l’investissement I par l’âge d’un des capitaines naviguant sur cette même Amazone. L’équation est encore vérifiée. C’est parce qu’un nombre est toujours égal à un autre nombre plus sa différence avec lui.

Faisons assaut de bienveillance et tâchons de savoir pourquoi les MMR tiennent tant à cette équation, pourquoi ils la jugent si éclairante et la brandissent aux visages des MMT. Grâce à cette équation, disent-ils, on comprend que la richesse est créée par l’investissement et que l’État ne fait que « faciliter le processus d’accumulation de richesse en procurant des actifs financiers nets qui aident le secteur privé à monétiser cette richesse réelle ». Chose que le néochartalisme avait toujours clamé : la monnaie sert à déplacer des ressources réelles vers les projets approuvés et menés sous la direction gouvernementale ; mieux vaut que ça se passe bien, sans difficultés inutiles pour le secteur privé, voilà tout l’objectif du néochartalisme, et parmi ces difficultés se trouvent des crises financières à répétition, le chômage de masse et la précarité. Mais les MMR insistent : quand un agriculteur élève des vaches, et d’une vache nait une ribambelle de génisses, il y a accroissement de la richesse sans monnaie, et cette dernière n’est souhaitable que lorsque ces vaches seront vendues. Chose évidente au néochartaliste, il a même toujours clamé que c’est justement ce décalage entre la chose de valeur et le symbole de la valeur correspondant qui crée la nécessité de l’épargne nette du secteur privé, donc du déficit public. Mais les MMR, plutôt que de regarder le vrai problème que pose la monnaie, veulent se focaliser sur les « vraies choses » opposées à l’abstraite monnaie.

C’est le même esprit qui veut que seul l’or soit une vraie monnaie, et qui se méfie viscéralement de l’État au point de ne plus pouvoir s’en servir dans son intérêt, au point de ne plus voir qu’une créance sur un investissement n’est pas une épargne très fiable, ni que l’investissement peut avoir de réelles opportunités sans qu’il y ait d’épargne peu chère disponible… Mais non, on ne veut pas que l’État utilise la puissance dont il dispose pour tous nous enrichir, mesquinement. C’est ça l’instinct libéral. J’exagère ? L’évolution depuis le MMR jusqu’au libéralisme pur et dur est déjà écrite, par John Carney, rédacteur en chef à CNBC :

John Carney s’aligne sur le MMR (…) L’honnêteté m’oblige à dire que, je suis plus libertarien que les types du MMR. Peut-être que je suis Néo-MMR.

Les libertariens sont les plus libéraux des libéraux, même Hayek, de l’école autrichienne rechignaient à se dénommer ainsi1. De la même manière que les libéraux néoclassiques sont plus libéraux qu’Adam Smith et autres libéraux classiques, de la même manière les néolibéraux sont plus libéraux que les néoclassiques (Marshall avait théorisé des imperfections du marché2, le néolibéralisme consiste à l’occulter.), les MMR sont libéraux là où les MMT sont libres, et les Néo-MMR sont encore plus libéraux que les MMR, dernière étape avant l’anarcho-capitalisme3. Ce n’est pas la défiance de tous contre tous qui nous rendra plus forts dans nos épreuves.


Notes :

1 Car trop lié à l’esprit idéologique selon son goût :

Aux États-Unis, où il est presque impossible d’employer le mot « libéral » dans le sens que je lui ai donné, on lui a substitué le mot « libertarien ». Peut-être est-ce la solution ; pour ma part, je trouve ce mot bien peu attrayant et je lui reproche de sentir l’artificiel et le succédané. Ce que je souhaiterais serait un mot qui évoque le parti de la vie, le parti qui défend la croissance libre et l’évolution spontanée. Mais je me suis creusé la tête en vain pour trouver un terme descriptif qui s’impose de lui-même.

von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 403-404

2 Schumpeter Joseph Aloïs, Histoire de l’analyse économique : III – L’âge de la science, Gallimard, Paris, 2004 (1954, 1983), 710 p., p. 282-9

Mais Marshall affirmait avoir une certaine sympathie pour les objectifs socialistes et parlait sans autre précision ni restriction des « maux de l’inégalité » ; c’est aussi le premier théoricien qui ait prouvé théoriquement que le laissez-faire, même en cas de concurrence parfaite et indépendamment de ces maux de l’inégalité, n’assurait pas le bien-être maximal à la société dans son ensemble ; et il était favorable à une forte imposition, plus qu’il n’est compatible avec un libéralisme authentique. Cela s’applique à la plupart des économistes anglais. Le fait qu’on les classe comme « libéraux » tient au solide soutien qu’ils ont apporté à la liberté du commerce et aussi peut-être à ce qu’on ne prête pas suffisamment attention aux métamorphoses du credo du parti libéral anglais

3 von Hayek Friedrich August, La Constitution de la liberté, Litec, Paris, 1994 (1960), XXVII+530 p., p. 59 (l’emphase est mienne) :

Ce n’était pas la « liberté naturelle » en quelque sens du terme, mais bien les institutions développées en vue d’assurer « la vie, la liberté et la propriété », qui rendaient bénéfiques ces efforts individuels. Ni Locke, ni Hume, ni Smith, ni Burke, n’auraient jamais soutenu, comme le fit Bentham, « que toute loi est un mal car toute loi est une atteinte à la liberté ».
Leur thèse n’a jamais été celle d’un « laissez-faire » complet, qui, comme les mots eux-mêmes l’indiquent, se rattache à la tradition rationaliste française, et qui, dans son sens littéral, n’a jamais été défendu par aucun des économistes anglais. Ils savaient mieux que la plupart de leurs critiques postérieurs, que ce n’est pas par un tour de magie que les efforts individuels ont pu se trouver efficacement canalisés vers des fins sociales bénéfiques – mais par l’évolution d’institutions « bien constituées », de nature à réunir « les règles et principes touchant les intérêts opposés et les avantages issus des compromis ». En fait, leur thèse n’a jamais été ni orientée contre l’État en tant que tel, ni proche de l’anarchisme – qui est la conclusion logique du laissez-faire ; elle a été une thèse tenant compte, à la fois, des fonctions propres de l’État et des limites de son action.

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Rocard touche le point sensible : l’autoritarisme libéral

C’est l’un des secrets les plus inavouables du libéralisme. Le libéralisme, partisan inconditionnel de la liberté, est tiraillé entre deux évolutions inconciliables : L’une veut que tout soit admis au nom de la liberté — c’est la racine sceptique et relativiste du libéralisme. Il ne fut que lentement reconnu que l’absolutisme de la majorité et des institutions démocratiques, telles que Rousseau les proclamait, peuvent aussi être un vecteur de despotisme. L’URSS avait une Constitution très démocratique et s’en vantait beaucoup, simplement l’appareil de terreur politique visant à empêcher l’émergence d’un oligopole de ploutocrates est un remède encore pire que le mal pour s’assurer de la direction prise par le système formel. L’autre évolution veut que seul ce qui est fait selon la stricte conformité de ce qu’ils ont défini comme étant la liberté soit permis, mais alors on ne voit plus ce qui fait société, question que le libéralisme prétendait résoudre : c’est l’exemple de l’entrepreneur plus ou moins voyou, qui, devenu commercialement suffisamment fort et abusant de ce pouvoir pour se verser des rémunérations déconnecté de tout résultat économique, corrompre les régulateurs, etc. s’exclame, pris sur le fait, « qu’à sa place on aurait fait pareil », en somme qu’il n’y avait qu’à se précipiter avant lui pour nuire tout autant au reste de la société. C’est la racine pragmatique et opportuniste du libéralisme.

Tocqueville notait déjà dans L’Ancien Régime et la Révolution (chapitres 3 et 12) l’accommodement au despotisme de la branche pragmatique et opportuniste du libéralisme, des architectes du marché :

Les économistes ont eu moins d’éclat dans l’histoire que les philosophes ; moins qu’eux ils ont contribué peut-être à la Révolution ; je crois pourtant que c’est surtout dans leurs écrits qu’on peut le mieux étudier son vrai naturel. Les philosophes ne sont guère sortis des idées très générales et très abstraites en matière de gouvernement ; les économistes, sans se séparer des théories, sont cependant descendus plus près des faits. Les uns ont dit ce qu’on pouvait imaginer, les autres ont indiqué parfois ce qu’il y avait à faire. Toutes les institutions que la Révolution devait abolir sans retour ont été l’objet particulier de leurs attaques ; aucune n’a trouvé grâce à leurs yeux. Toutes celles, au contraire, qui peuvent passer pour son œuvre propre ont été annoncées par eux à l’avance et préconisées avec ardeur ; on en citerait à peine une seule dont le germe n’ait été déposé dans quelques uns de leurs écrits ; on trouve en eux tout ce qu’il y a de substantielle en elle.
(…) Ce sont pourtant en général, des hommes de mœurs douces et tranquilles, des gens de bien, d’honnêtes magistrats, d’habiles administrateurs ; mais le génie particulier à leur œuvre les entraîne.
Le passé est pour les économistes l’objet d’un mépris sans bornes. « La nation est gouvernée depuis des siècles par de faux principes ; tout semble y avoir été fait au hasard », dit Letronne. Partant de cette idée, ils se mettent à l’œuvre ; il n’y a pas d’institution si vieille et qui paraissent si bien fondée dans notre histoire dont ils ne demandent l’abolition, pour peu qu’elle les incommode et nuise à la symétrie de leurs plans. L’un d’eux propose d’effacer à la fois toutes les anciennes divisions territoriales et de changer tous les noms des provinces, quarante ans avant que l’Assemblée constituante ne l’exécute.
Ils ont déjà conçu la pensée de toutes les réformes sociales et administratives que la Révolution a faites, avant que l’idée des institutions libres ait commencé à se faire jour dans leur esprit. Ils sont, il est vrai, très favorables au libre échange des denrées, au laisser faire ou au laisser passer dans le commerce et dans l’industrie ; mais quant aux libertés politiques proprement dites, ils n’y songent point, et même quand elles se présentent par hasard à leur imagination, ils les repoussent d’abord. (…)
L’aisance seule exempte ; quand un cultivateur figure annuellement parmi les plus hauts imposés, ses fils ont le privilège d’être exempts de la milice : c’est ce qu’on appelle encourager l’agriculture. Les économistes, grands amateurs d’égalité en tout le reste, ne sont point choqués de ce privilège ; ils demandent seulement qu’on l’étende à d’autres cas ; c’est-à-dire que la charge des paysans les plus pauvres et les moins patronnés devienne plus lourde. « La médiocrité de la solde du soldat, dit l’un d’eux, la manière dont il est couché, habillé, nourri, son entière dépendance, rendraient trop cruel de prendre un autre homme qu’un homme du bas peuple. »

On y retrouve la « rationalisation » des structures administratives à base de regroupement de commune, de fusion au sein d’une Europe fédérale, etc. et surtout on y trouve la sacralisation du résultat du marché : le riche est à enrichir puisqu’il est riche selon le jugement du marché, et on peut laisser le pauvre s’appauvrir, il n’est bon qu’à ça puisqu’il est pauvre selon ce même marché. Seul le statut de riche âprement gagné sur le marché donne droit à leur reconnaissance, à être considéré comme un être humain à part entière.

Dans les théories des illuminés du marché, la baisse général des prix (dont les salaires) est une chose que le marché accomplit sans heurt, comme toujours, et qui permettrait de limiter la quantité de la monnaie sans dommage. Nombre de métallistes, de partisans de l’or sont ainsi convaincus qu’on peut rationner la monnaie dévolue à l’économie sans soucis particuliers. Or, c’est faux. Faire baisser les prix est un processus chaotique parce que chacun « défend son prix », ce qu’il croit avoir obtenu par ses efforts et qu’il n’est pas prêt à abandonner facilement, même en sachant qu’il n’est pas le seul à baisser ses prix ; chacun a payé avec un niveau de prix élevé et préfère que ce soit l’autre qui commence à vendre à un niveau plus bas. En général, on préfère baisser les quantités, donc créer du chômage. La seule dévaluation interne (autre nom de la baisse des prix généralisée) ayant réussit, c’est-à-dire ayant conservé les proportions des prix les uns aux autres, c’est l’Italie fasciste de Benito Mussolini en 1926. Une répression féroce avec interdiction des grèves et renflouement des banques furent nécessaires pour cela.

Ce n’est pas la première accointance du libéralisme avec l’autoritarisme, comme l’illustrent la Révolution sus-mentionnée, avec le Second Empire, mais aussi les fameux Chicago Boys de Pinochet, l’alliance du Parti Communiste Chinois avec le capitalisme le plus débridé et mondialisé, etc. Est-ce la fin ? L’ancien premier ministre Michel Rocard reconnait (via le forum démocratique), lui, la nécessité d’un pouvoir autoritaire pour forcer la réalité à rentrer dans une telle camisole de force idéologique :

Il n’est pas possible de gouverner ce peuple en lui disant qu’il va perdre 25 % de son revenu dans les dix ans si on tient à payer toutes les dettes. Personne ne le dit, mais il ne peut y avoir d’issue en Grèce qu’avec un pouvoir militaire.

L’union Européenne s’assoit sur les référendum et les contrôles démocratiques, comme pour le Traité de Lisbonne passant outre le référendum de 2005, ou plus récemment le Mécanisme Européen de Stabilité. Jusqu’où les libéraux dominant l’Europe glisseront-ils ? Emmanuel Todd intitulait un lire qu’il publiait en 2008 Après la démocratie

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Quand Milton Friedman était presque néochartaliste

Le Nobel d’économie 1976 Milton Friedman est surtout connu pour être la figure fondatrice du monétarisme (doctrine par laquelle le libéralisme est revenu au pouvoir monétaire), un libéral acharné, le propagandiste talentueux de Free to Choose, est un féroce adversaire du budget public et de l’inflation, quitte à s’accommoder du chômage. Pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi. Dans l’American Economic Review de juin 1948, il publia un article intitulé Une doctrine monétaire et fiscale pour la stabilité économique1 qui est une sorte de consensus autour de la finance fonctionnelle d’Abba Lerner. Florilège (l’emphase et la traduction sont de mon fait) :

Pendant la fin du 19ème siècle et le début du 20ème, les problèmes du jour focalisaient les économistes sur l’allocation des ressources et, dans une moindre mesure, sur la croissance économique, et presque pas sur les fluctuations de court-terme à caractère cyclique. Depuis la Grande Dépression des années 1930, l’attention est inversée. Les économistes tendent dorénavant à se concentrer sur les mouvements cycliques, à agir et parler comme si n’importe quel amélioration, aussi minime soit-elle, pour le contrôle du cycle justifie n’importe quel sacrifice, aussi important soit-il, de l’efficacité à long terme. (…) Une conséquence de cette attitude est que l’attention consacrée à la possibilité de satisfaire aux deux catégories d’objectifs simultanément est inadéquate.

En construisant la doctrine monétaire est fiscale proposée dans cet article, je donne délibérément une considération première pour les objectifs de long-terme. (…)

La proposition extrêmement simple que ces objectifs de long-terme m’amènent à avancer ne contient aucun élément nouveau. Et même, au regard du nombre de propositions qui ont été faites pour altérer l’une ou l’autre des parties de la doctrine monétaire et fiscale actuelle, il est difficile de croire que quelque chose de complètement neuf peut être ajouté. La combinaison qui émerge de ces éléments fait un peu moins cliché ; cependant, aucune revendication d’originalité ne peut être faite pour autant. Comme il n’est peut-être pas surprenant après ce qui vient d’être dit, cette proposition est peut-être quelque chose comme le plus grand dénominateur commun de beaucoup de propositions différentes. (…)

Le montant absolu de dépenses, toutefois, variera selon le cycle automatiquement. Elles tendront à être élevées lorsque le chômage est élevé et faibles lorsque le chômage est faible. (…) La structure de la taxation ne doit pas varier en fonction des fluctuations cycliques, bien que la recette fiscale effective le fasse. (…) Le gouvernement ainsi tiendra deux budgets : le budget stable, dans laquelle tous les chiffres se rapportent au revenu hypothétique, et le budget effectif. Le principe d’équilibrer dépenses et recettes pour un revenu hypothétique donné se substituera au principe d’équilibre des recettes et dépenses effectives.

L’essence de cette quadruple proposition est d’utiliser l’adaptation automatique du budget public au flux de revenu pour compenser, au moins en partie, les changements dans la demande globale et pour changer la création monétaire de manière appropriée. (…)

Par la présente proposition, les dépenses gouvernementales seront financées entièrement soit par les recettes fiscales ou par la création de monnaie, c’est-à-dire, l’émission de titres ne portant pas d’intérêt au public. Le gouvernement n’émettra pas de titres portant intérêt auprès du public (…) Une autre raison parfois donnée pour émettre des titres portant intérêt est qu’en période de chômage il est moins déflationniste d’émettre ces titres que de lever des taxes. C’est vrai. Mais il est encore moins déflationniste d’émettre de la monnaie.

Les déficits et les surplus du budget gouvernemental seraient reflétés au dollar près dans les changements de la quantité de monnaie ; et réciproquement, la quantité de monnaie ne changera qu’en conséquence des déficits et des surplus. Un déficit signifie une augmentation de la quantité de monnaie ; un surplus, une réduction.
Les déficits et les surplus eux-mêmes deviennent des conséquences automatiques du niveau d’activité économique. (…)
La taille et les effets automatiquement produits par les changements du revenu national dépendent évidemment de l’étendue des activités que le gouvernement entreprend, puisque cela déterminera en retour l’ordre de grandeur général du budget public. Toutefois, un élément essentiel de cette proposition est que les activités entreprises par le gouvernement sont déterminées selon des fondements entièrement différents. (…)

Par cette proposition, la quantité globale de monnaie est automatiquement déterminée par les nécessités de la stabilité domestique. Il s’ensuit que des variations de la quantité de monnaie ne peuvent être également utilisées — comme ils le sont dans un étalon-or pleinement opérationnel — pour parvenir à l’équilibre du commerce internationale.  L’accord international qui semble être la contrepartie logique de la doctrine proposée est des taux changes flexibles, librement déterminées sur des marchés de changes étrangers, de préférence entièrement par des transactions privées. (…)

S’il en est ainsi au point de rendre le système raisonnablement efficace, l’amélioration tendra à être cumulative, puisque l’expérience de fluctuations atténuées amènera des habitudes de prédiction de la part tant des hommes d’affaires que des consommateurs qui rendraient rationnels pour eux d’agir de manière à atténuer encore plus les fluctuations. Cet heureux résultat ne surviendra, toutefois, que si le système proposé fonctionne raisonnablement bien sans une telle aide ; aussi, de mon point de vue, cette proposition, et toutes les autres par la même occasion, devraient être jugées avant tout sur leurs effets directs, pas sur leurs effets indirects stimulant une atmosphère psychologique favorable à la stabilité. (…)

La proposition a bien sûr ses dangers. Le contrôle explicite de la quantité de monnaie par le gouvernement et l’explicite création de monnaie pour financer les déficits effectifs du gouvernement peuvent établir une atmosphère favorable à l’action irresponsable des gouvernements et à l’inflation. Le principe d’un budget équilibré pourrait ne pas être suffisamment fort pour contrer ces tendances. Ce danger pourrait bien être plus grand pour cette proposition que pour d’autres, cependant d’une certaine manière il est commun à la plupart des propositions pour mitiger les fluctuations cycliques. Cela ne peut être empêché vraisemblablement qu’en s’engageant dans une direction totalement différente, c’est-à-dire, vers une monnaie entièrement métallique, l’élimination de tout contrôle gouvernemental, et le re-couronnement du principe du budget effectif en équilibre. (…)

Une proposition telle que la présente, qui ne s’occupe pas de la politique immédiate mais de réforme structurelle ne doit pas être précipitée vers le public à moins et jusqu’à ce qu’elle ait résisté au test de la critique professionnelle. C’est dans cet esprit que le présent article est publié.

Ces simples extraits sont éloquents à plusieurs points de vue :

  1. La finance fonctionnelle d’Abba Lerner, qui est un peu le squelette du néochartalisme, était alors si bien ancrée dans la pensée des économistes que Milton Friedman la qualifie non de proposition révolutionnaire, mais de « plus grand dénominateur commun ».
  2. L’erreur qui a consisté pour les libéraux d’avant 1919 à se focaliser sur quelques problèmes intéressants mais limités pendant que le reste devenait hors de contrôle fut répétée par les keynésiens qui absolutisèrent la relance et le plein emploi, avant d’être répétée par les néolibéraux qui ne jurent plus que par la stabilité des prix.
  3. Frapper monnaie n’est nullement un acte absolument catastrophique, et c’est pour des raisons politiques, par procès d’intention contre le gouvernement qu’il préfèrerait le faire fonctionner selon le mythe pré-analytique du budget à l’équilibre. C’est même pour cette raison que Milton Friedman se montre favorable à l’or. Laisser le gouvernement frapper monnaie, imprimer des billets, des « titres ne portant pas intérêts au public », n’est pas une impossibilité technique, mais un tabou libéral et un choix antipolitique.
  4. Bien que Milton Friedman défende une variation du schème d’Abba Lerner, il semble le faire avant tout pour le mettre en doute auprès de ses lecteurs, et j’ai coupé de longues digressions sur les conjectures qu’il enchaîne quant à la fiabilité et la préférabilité de sa proposition. Le final est plus explicite : il désavoue sa proposition à demi-mots et appelle ses confrères à taire la chose jusqu’à ce qu’il soit décidé de son opportunité politique…
  5. Ceux qui ont peur d’avouer le statut d’émetteur de la monnaie intrinsèque au souverain, ont peur de la chose, partant, seront facilement retournés. Si Milton Friedman appelle à ce que la création monétaire ne se fasse que pour le déficit, c’est qu’il veut cacher qu’il n’a pas besoin, logiquement, de taxer pour financer tout le reste. Il suffit de retarder la taxe après la dépense, pour que cette dernière devienne un déficit créateur de monnaie et la taxation une simple destruction. Une fois le verrou du tabou de la planche à billet éliminé, il est évident que la fonction du budget est avant tout celle de stabilisation économique, et indirectement seulement, de financement des dépenses (du déplacement des ressources réelles en faveur de l’État)…
  6. La politique d’austérité prétendant ramener la croissance parce qu’elle ramènerait la confiance est absurde : c’est l’effet intrinsèque qui amorce l’effet psychologique cumulatif, et non l’inverse. C’est la relance qui crée la confiance alimentant cette relance, et non l’hypothétique confiance donnée par l’équilibre du budget public à grand renfort d’austérité s’abattant sur ceux qui doivent retrouver confiance qui leur permettent de participer à la relance.

Abba Lerner avait approfondi la relance keynésienne en l’épurant par le chartalisme de Knapp et en donnant la finance fonctionnelle (le simple circuit monétaire dans la théorie néochartaliste). Après, le néochartalisme s’est constitué en enrichissant la finance fonctionnelle de la notion de stock-tampon, en l’appliquant au problème du chômage, et sous la forme de cette idée géniale : assurer la stabilité des prix par le plein emploi grâce à l’Employeur en Dernier Ressort.

PS : Après avoir lu ces premiers écrits de Friedman recommandant la planche à billet nécessaire pour financer les déficits eux-mêmes nécessaires à la stabilité économique, ce passage beaucoup plus tardif semble très hypocrite, pour ne pas dire une mystification malveillante bien qu’essayant peut-être de ne pas éliminer le nécessaire déficit public :

La loi telle qu’initialement proposée se consacrait entièrement à limiter la dépense gouvernementale. Elle ne requérait pas un budget équilibré. C’était notre point de vue que le plus important était de couper dans les dépenses gouvernementales, quelle que soit le financement de celles-ci. Un prétendu déficit n’es qu’une forme déguisée et cachée de taxation, et par la-même une mauvaise forme de taxation. Le réel fardeau sur le public est que le gouvernement dépense (et ordonne à d’autres de dépenser), pas qu’une partie de ses dépenses soit financée par des taxes ostentatoires. Comme je l’ai répété de nombreuses fois, je préférerais un gouvernement dépensant 1 000 milliards de dollars avec un déficit de 500 milliards qu’un gouvernement dépensant 2 000 milliards de dollars sans déficit.

Friedman Milton, Two Lucky People, The University of Chicago Press, Chicago, 1998, xii + 660 p., p. 354-355


Note :
(1) Milton Friedman, A Monetary and Fiscal Framework for Economic Stability in The American Economic Review, juin 1948, vol. 38, n° 3

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Excellent article de Marianne « Pompidou et Giscard ont-ils instrumentalisé l’enrichissement des banques ? »

Voici les extraits les plus pertinents de l’article de Roland Hureaux disponible sur Marianne2.fr :

Pourquoi la décision de 1973 a-t-elle paru évidente aux gouvernants d’alors ? Pour des raisons idéologiques. Il se répétait depuis des années dans les cours d’économie de la rue Saint-Guillaume que le système français de contrôle du crédit, fondé sur le réescompte des effets de commerce à la Banque de France, l’Etat fixant le taux d’escompte, était archaïque. Le modèle révéré par tous était l’ « open market » pratiqué aux États-Unis (…)

L’autre argument était que, pour assurer le respect de l’équilibre budgétaire, il fallait ôter à l’État la facilité que constituaient les avances à taux zéro de la Banque de France. S’il ne pouvait plus faire marcher la planche à billets, l’Etat deviendrait raisonnable. On sait aujourd’hui ce que vaut cet argument : le verrouillage de la planche à billets n’a pas, au cours des vingt dernières années, empêché les déficits d’exploser en France comme partout en Europe. (…)

Un dernier argument, moins explicite mais plus pernicieux sur le plan idéologique : l’Etat ne devait plus être un acteur privilégié du jeu économique  mais un emprunteur comme les autres : il fallait que, comme tout le monde,  s’il avait besoin d’argent, il aille voir un banquier.  Le prestige de l’Etat gaulliste était encore là, on n’en était pas encore aux dérèglements actuels, marqués par une volonté systématique d’abaisser l’Etat, mais cette tendance néanmoins s’esquissait. (…)

Que les conséquences de cette loi, en particulier l’accumulation des considérables déficits actuels, aient été catastrophiques, que le système bancaire ait, dans la dernière période, tiré un avantage exorbitant de cette situation, sans doute, qu’il faille abroger cette loi, certainement, mais n’imaginons pas, derrière, un sombre complot.

C’est aussi ce que je concluais dans Une conspiration ?

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