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Par où éclatera la bulle ?

Comme l’explique le néochartalisme depuis les années 1990, les tentatives de substituer l’endettement privé au déficit public se traduit par un épuisement progressif mais inéluctable des capacités du privé à s’endetter. Il est loin, le temps de Clinton, où ce dernier pouvait laborieusement dégager des surplus budgétaires publics, sans refiler le problème du financement à un autre pays via un surplus de sa balance extérieure, mais en laissant la bulle internet gonfler, gonfler, gonfler… Même le temps des subprimes est loin déjà. Alors, une débauche de spéculation financière n’avait permis que de limiter le déficit public, et la finance était tellement fragile que la bulle sur les matières premières a fait exploser celle sur les subprimes à la stupéfaction générale de la finance.

Depuis, les banques centrales se démènent comme jamais pour susciter une bulle apte à dégager quelque surplus budgétaire. Or, la fragilité de la finance n’a pas disparu, tout au contraire. Rappelons que, contrairement à l’État qui fait accepter sa devise comme moyen de paiement en la prélevant par des impôts obligatoires, la finance privée est obligée d’obtenir le consentement de ceux qui acceptent sa monnaie de crédit, et elle le fait typiquement en promettant un versement à échéance d’un montant plus élevé encore que celui consenti : le prêt à intérêt. Tout repose donc sur la confiance en la capacité à payer les sommes promises, elles-mêmes reposant sur la solvabilité et la liquidité des relations économiques de celui qui paie à crédit. Un montage autrement plus fragile… et fragilisé encore par l’austérité budgétaire qui détériore cette solvabilité.

Les plus surveillés sont les marchés actions, littéralement sous perfusion des banques centrales, au point que de plus en plus de monde redoute ce qui se passera lorsque la perfusion sera arrêtée. De même, la Grèce à travers sa dette publique, est surveillée comme le lait sur le feu, inutile d’y revenir.
Mais l’éclatement pourrait venir d’un endroit parfaitement inattendu. En fait, c’est même précisément parce qu’un percement de la bulle est inattendu qu’il a le plus de chance de réussir.

Dans la foulée de la crise des subprimes, la banque autrichienne Hypo Alpe Adria fit faillite, une banque de défaisance fut chargée de reconstituer quelque activité financière saine : la Heta Asset Resolution AG a « découvert » une perte de 7,6 milliards d’euro (8,5 milliards de dollars) due à son exposition à l’Europe du sud et centrale. Comme quoi les financiers germaniques ne sont pas nécessairement plus performants que leurs homologues du sud sur leur terrain. Panique à bord. La province de Carinthie avait garanti la Heta afin d’aider au rétablissement du secteur financier. En conséquence, tout le monde jusqu’à la BCE avait accepté le crédit émis par la Heta, et ces crédits se sont effectivement diffusé. Petite peur à un bord nettement plus vaste. Sauf que, pour ne pas subir cette perte de Heta, la Carinthie a décidé de renier sa garantie, lassée d’essuyer les pertes. Petite peur qui grossit fortement. En Allemagne, la Düsseldorfer Hypotherkenbank contaminée par ces pertes passe sous le contrôle du fonds de sécurité de l’Association des banques privées. L’exposition de la Düsselhyp serait de 280 millions d’euros, pour un bilan de 11 à 12 milliards d’euros. Et c’est là que la magie du crédit privé continue de fonctionner à la façon du balai de l’apprenti sorcier. Pour financer ces 11 milliards d’euros, la Düsselhyp ne dispose que de 233 millions d’euros de fonds propres, le reste n’étant que du crédit qu’elle avait émis. Donc, la Heta mettrait ses fonds propres à -47 millions d’euros : « Dès jeudi, l’agence de notation Fitch mettait en garde : « L’effondrement de la banque est inévitable ». ». La faillite sur tous ses crédits, soit environ 11 milliards d’euros… qui eux-mêmes ont servi de fonds propres à des crédits : des Pfandbriefe. Ceux-ci, jugés particulièrement sûrs, sont un des piliers de la finance allemande. Or, la faillite de la Düsselhyp sèmerait le doute sur ces Pfandbriefe qui représentent 400 milliards d’euros… Du coup, les autorités autrichienne ont accordé à la Düsselhyp ce qu’ils ont refusé à Tsipras : un moratoire sur ses dettes.

Il est pour le moins difficile d’empêcher une grosse bulle de savon, avec sa fine paroi, d’éclater. C’est à cet exercice que se livrent les élites, financières et politiques, actuelles. Les chartalistes ont clamé la nécessité du déficit publics, épargne indispensable pour l’économie privée. Nous verrons combien de temps elles parviendront à jouer les funambules.

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Les craquements continuent, séisme imminent ?

Petit billet pour signaler quelques-uns des derniers craquements de la citadelle de l’orthodoxie et que le point de basculement est peut-être très proche.

Je vous épargne les innombrables signes de nervosité et de fragilité des marchés, que les banques centrales surveillent comme le lait sur le feu, et intéressons-nous à ce qui pourrait bien être non pas la fin du début, ni même le début de la fin, mais peut-être la fin du début, comme disait Churchill : l’arrivée au pouvoir de Syriza en Grèce.
En effet, leur avance dans les sondages s’accroît, et il est extrêmement douteux que la situation se retourne d’ici le 25 janvier, jour des élections. Frédéric Lordon a écrit une très bonne analyse de la situation. En voici l’idée centrale : Soit Syriza a modéré son discours pas seulement pour accéder au pouvoir mais sincèrement par l’affadissement de ses convictions, pour ne pas dire par leur abandon, auquel cas il sera un pétard mouillé et la Grèce continuera à s’enfoncer plus profondément encore dans cette nouvelle Grande Dépression via le manège politicien habituel, soit Syriza a bien compris les raisons de la disparition du Pasok, de son existence et de son arrivée au pouvoir, et décide certes la négociation mais sans rien céder sur l’essentiel (à savoir la revitalisation de l’économie grecque, donc la fin de l’austérité), auquel cas, c’est simple, l’euro saute. Il sautera au moins pour la Grèce, mais le fait que cette dernière sorte donnera un signal à tous les financiers que d’autres pays peuvent donc le faire aussi, que la promesse de Mario Draghi de sauver l’euro « à n’importe quel prix » n’a pas la solidité requise. Ce dernier s’est précipité, selon le Spiegel, en Allemagne pour obtenir d’Angela Merkel qu’il puisse laisser les banques centrales nationales membres de l’euro refinancer leurs États membres respectifs.
Si l’Allemagne refuse, et je suis la démonstration de Lordon sur ce point, alors il n’y a plus de compromis possible : annihilation par austérité ou explosion de l’euro. Les responsables de l’Union Européenne le sentent. C’est vrai pour Draghi comme nous l’avons vu, mais aussi, par exemple, du nouveau président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker, qui a expliqué que le plan d’investissement européen ne serait largement pas pris en compte dans le calcul des fameux critères de Maastricht (3 % de déficit public/PIB maximum et 60 % de dette publique/PIB maximum)…

On a beau faire du libéralisme un article de foi, il est difficile de toujours ignorer la réalité. De même aux États-Unis, où les néochartalistes confinés encore il y a peu dans la « Sibérie pour économistes dissidents » font maintenant leur entrée officielle à Washington. Félicitation à Stéphanie Kelton et tous les autres pour cela.

Alors, 2015 l’année du renouveau ? Ce serait malheureusement trop beau pour être vrai. Disons plutôt que tout le travail de sape préalable et indispensable contre l’orthodoxie ancienne porte enfin son fruit, et qu’il devient possible de construire politiquement l’alternative. Mais cette seconde phase prendre certainement un peu de temps avant que nous puissions tous jouir du renouveau.

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La fausse bonne idée de la monnaie fondante

Lors de ce billet, nous analyserons une technique monétaire qui revient dans les débats monétaires de mois en mois tel un serpent de mer : la rémunération négative des dépôts. — Rappelons aux néophytes qu’afin d’empêcher le taux des prêts bancaires de descendre trop bas, la BCE et beaucoup d’autres banques centrales, rémunèrent les dépôts en leurs seins, ainsi il est plus intéressant de simplement garder son argent au sein de la banque centrale que de les prêter à un taux moindre. — Comme le rappelle le journaliste de La Tribune, cela fait des mois que la BCE se dit prête à le faire et l’agite afin de « prouver » qu’elle n’a pas épuisé ses munitions ; ainsi par la bouche de membres du Bureau Exécutif le 13 juin 2013 et déjà le 19 février 2012.

La déclaration par Yves Mersch du 13 juin 2013 est intéressante parce qu’elle est un aveu voilé de plusieurs échec. Le passage suivant en condense la quintessence :

La faiblesse de l’activité économique présente ou attendue est certainement un facteur important de la dynamique déprimant les prêts du secteur privé dans l’économie de la zone euro. Le besoin de se désendetter pour une série de banques, entreprises et ménages pèse aussi sur la dynamique de croissance. En plus de cela certains emprunteurs font toujours face à des coûts élevés de financement, qui diffèrent fortement à travers la zone euro. Bien que la fragmentation côté financier se soit atténuée, cela ne peut être dit de l’activité à l’économie réelle. […]
Aussi si « fragmentation » est le mot unique caractérisant la principale menace contre notre politique monétaire tournée vers la stabilisation, l’une de nos réponses les plus réussies peut être résumée en trois lettres : OMT. Elles sont les initiales de Outright Monetary Transactions (Transactions Monétaires Directes). Les OMT maintiennent la motivation des pays respectifs pour la consolidations et les nécessaires réformes structurelles. Cette capacité à « préserver les incitations » des OMT résulte tant des conditions que du fait de l’élimination de la composante « panique » excessive des écarts des rendements obligataires, les marchés de capitaux leur fonction de discipline en fixant les prix des dettes souveraines.

En clair, lorsque la tempête est arrivée en 2008, chaque système financier s’est raccroché à son État pour être sauvé, d’où une fragmentation énorme puisque sauver ses euros ne signifiait pas la même chose pour tout le monde (certains euros n’étaient qu’aussi bons que l’État grec, d’autre que l’État espagnol, d’autre l’État portugais, irlandais, allemand, etc.). Comme il a bien fallu constater l’échec du marché privé à stabiliser la zone euro (c’est normal, le crédit privé est passif : il amplifie tant l’euphorie que la panique et n’est donc pas moteur.). C’est donc à la banque centrale, c’est-à-dire l’État, de rattraper le marché privé qui plonge vers l’abîme ; la technique consiste toujours, dans les grandes lignes, à le surveiller comme du lait sur le feu et à monétiser à volonté ses actifs pour s’assurer qu’il solde ses comptes ainsi qu’à stopper, par saisie voire faillite, les institutions qui commenceraient à abuser et à dégénérer dans le Ponzi incontrôlable. Trois acteurs sont en présence : le secteur public, le secteur financier, et le secteur privé non-financier.
Le secteur financier obtint son LTRO, etc. de manière à pouvoir solder ses comptes. D’où sa « défragmentation » : tous les euros financiers se valent parce que la BCE se charge de les maintenir à parité, de convertir les uns en les autres en servant d’intermédiaire entre leurs prêts à tous.
Pour les États, ça se gâte : la BCE monétise aussi leurs dettes, via les OMT, qu’elle reconnait volontiers comme son outil le plus puissant en la matière, mais refuse de comprendre les stabilisateurs automatiques. Remarquons bien l’absurdité de la technique : au nom de la nécessaire pérennité des marchés en devise euro, la BCE décrète, d’autorité, que le taux d’intérêt de telle dette publique d’un État membre ne dépassera pas tel seuil, et monétise en conséquence comme toute bonne banque centrale standard, le chantage en devient grotesque : l’État doit faire de l’austérité non pas en raison des marchés financiers, mais en raison du degré de sadisme de la banque centrale qui n’existe que grâce à sa souveraineté (On a déjà vu de nombreux États dans l’histoire sans banque centrale, mais jamais de banque centrale sans État…) ! L’austérité est fonction du degré de « panique » (les guillemets sont d’origine) décidé par la BCE pour cet État. Ce qui nous mène directement au troisième secteur : le privé non-financier. Nous !
Alors que font-ils pour nous ? pour que nous ayons aussi les euros indispensables à notre fonctionnement qu’ils le sont au leur ? Rien. Si : ils nous coupent les vivre, par des conditions toujours plus restrictives de prêts (la « fragmentation » de « l’activité à l’économie »), et par l’austérité budgétaire de l’autre (les « conditions » de la BCE). C’est trop de générosité, non vraiment, merci. C’est exactement ce qui se passe au États-Unis aussi.

Cela devient encore un peu plus ironique lorsqu’il affirme que « l’inflation s’est établie à 1,4 % en mai. Notre définition de la stabilité des prix est un taux d’inflation positif inférieur à 2 pour cent. » En effet, comme on peut le voir sur le site officiel de la BCE, l’objectif officiel est un taux « inférieur mais proche de 2 % », donc, l’objectif de la BCE a été subrepticement assoupli par omission dans la déclaration d’Yves Mersch. Pire encore, durant toute cette année, l’inflation n’a cessé de dégringoler (graphique de gauche dans le lien précédent)… Le Titanic coule, que l’orchestre continue à jouer la musique. Ce n’est pas grave : il y a suffisamment de canots de sauvetages pour la finance, et le peuple en a même quelques uns pour y mettre un peu de son État et ainsi mieux accepter (« préserver les incitations ») de couler avec le gros des soutes du navire.

Quant à l’alternative de la rémunération négative des dépôts, Yves Mersch n’en glisse que « quelques mots », en substance qu’au lieu de détenir des crédits sur ses comptes à la banque centrale, on « basculerait simplement vers le liquide ». Je discuterai après la question d’étendre ce système au liquide, c’est-à-dire aux billets et pièces, eux-mêmes.

La déclaration par Benoît Cœuré du 19 février 2012 est aussi peu pertinent pour le présent problème des taux négatifs de rémunération des dépôts. Il affirme en effet qu’« il est probable que des taux d’intérêts significativement négatifs seraient requis pour déclencher un basculement des réserves vers l’investissement en billets. Donc, il semble y avoir une marge de manœuvre technique. ». En d’autres termes, si la BCE taxe les dépôts (c’est ça, une rémunération négative), les financiers préféreront « investir en billets ». Qu’ils choisissent les billets, c’est évident : ils ne sont pas taxés, mais qu’ils investissent plutôt que de les thésauriser comme leurs réserves (lignes de crédits sur un compte chez la banque centrale) auparavant, voilà qui nécessite explication pour ne pas seulement ressembler à de la pensée magique. Investir ? en quoi ? Des coffres-forts pour thésauriser cet énorme supplément de billets ? Oui, sans doute. Plus de gardiens et, allez, de la construction pour agrandir les entrepôts. C’est ça la munition secrète de la BCE pour relancer la vaste économie ?
Mais il y a pire, dans la précédente explication, nous avons supposé que les financiers accepteraient de convertir leurs réserves en billets. Cela n’est même pas sûr. C’est même improbable ! En effet, benoît Cœuré semble ne pas comprendre « le point le plus crucial du système », qui est pour la banque centrale, d’échanger à volonté ses devises contre de la dette, la dette publique tout particulièrement, et réciproquement, et ce à volonté, afin de fixer les taux d’intérêts à son objectif de taux directeur. Donc, le plus probable est que les financiers rééchangent tout simplement leurs réserves auprès de la banque centrale afin d’éviter d’avoir à payer le taux négatif. Ce qu’il faudrait, c’est vérifier sur un exemple concret d’application, Mersch comme Cœuré ne s’engageant que très peu en cette direction. C’est effectivement ce qui se passe avec par exemple la Suède en 2009 ! Je vous met directement l’extrait clé, c’est-à-dire le seul passage où le suédois parle des taux négatifs (Et nous comprenons déjà bien que ça n’en mériterait normalement pas plus. p. 5) :

Le 1er juillet 2009, la Riksbank [NdT : banque centrale suédoise] décida de réduire le taux repo [NdT : taux directeur] à 0,25 pour cent et de retenir un corridor [NdT : composé de deux taux directeurs, généralement distincts du taux directeur de référence, l’un plancher, l’autre plafond, pour prendre en tenaille les taux d’intérêt] de plus/moins 0,50 pour cent. Il s’ensuit un taux de rémunération des dépôts de moins 0,25 pour cent. Comme la Riksbank mène des opérations d’affinage [fine-tuning] tous les jours, seules de petites sommes restent à transférer sur les dépôts lorsque le système de paiement se ferme chaque jour. Le taux de rémunération négatif des dépôt donne aux banques une incitation supplémentaire à participer au processus d’affinage ou à se prêter la monnaie les unes aux autres si l’une d’elle a un déficit à la fin de la journée.

Mais Benoît Cœuré mentionne encore un autre cas, celui de la monnaie fondante, où même les billets sont grignotés par des intérêts à payer. C’est la monnaie fondante de Silvio Gesell, celui que mentionne le grand chartaliste John Maynard Keynes dans son célébrissime Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie : Afin d’inciter les gens à dépenser et à faire fonctionner l’activité plutôt que de thésauriser, même simplement détenir des billets ou des pièces vous coûtent. Vous consacrez une portion de vos billets à payer les intérêts de ceux qui vous restent : votre monnaie fond. Certains y voient la Terre promise.

Commençons tout de suite par supposer que la banque n’offre aucun substitut, encore moins à volonté, à un taux d’intérêt plus positif que son taux de fonte. Sinon, le taux de fonte ne sert qu’à inciter à échanger ses billets contre les actifs à ce taux, comme vu lors de l’exemple suédois. Donc, pas de quartier, tous les actifs financiers coûtent au minimum le taux de fonte. Que se passe-t-il ? Sommes-nous tirés enfin de notre marasme économique ?

La monnaie fondante effectivement détériorerait les finances de tout le monde, et il y aurait une fuite depuis la monnaie vers les biens réels. Pour éviter de saigner à blanc l’économie, il faudrait un déficit public régulier (une dépense nette en devise, de la part de l’État créateur de cette devise), pour ne serait-ce que compenser la fonte. La fonte réduirait le besoin de déficit public puisque ce dernier aurait moins d’épargne à financer. Mais en contrepartie, l’économie ne pourrait plus épargner, et serait incité à investir dans n’importe quoi (valeurs technologiques, immobilier, matières premières, etc.), de désespoir de voir son épargne disparaître avec le temps.
La monnaie fondante procède fondamentalement une attitude régressive : elle cherche à retourner au troc. Ne serait-ce que pour éviter la disparition complète de cette monnaie, il faudrait de réguliers déficits publics. Le système serait donc le suivant : on réduit quelque peu le besoin de déficit public en rendant difficile, impossible à terme, l’épargne des gens. Autant on peut accepter l’idée de taxer plus les revenus du capital, afin de défavoriser les rentiers, et même de procéder à un ISF, comme on le fait déjà, autant il semble déraisonnable de créer un ISF universel et d’amputer l’économie de cette source de financement de son épargne.
Ce serait en somme, une nouvelle manière détournée de s’orienter vers un Chypre généralisé, avec le succès que l’on sait. Ah ! l’increvable atavisme qui veut penser la monnaie comme du troc !

Il n’y a nul hasard à ce que Keynes, connaisseur de Gesell, ait préféré le déficit public, solution tellement plus élégante, à la fonte de la monnaie. N’en déplaise aux geselliens, les gens, en ce moment, ont clairement plus besoin qu’on leur facilite la vie plutôt qu’on leur rajoute des contraintes supplémentaires à affronter. L’intuition du journaliste de La Tribune est la bonne…

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De l’art de ne pas comprendre

Lors d’une conférence de presse le 4 avril 2013, le président de la Banque Centrale Européenne Mario Draghi nous a gratifié d’un numéro très travaillé de contorsionnisme. J’en fournis ici de substantiels extraits commentés qui illustrent très bien l’impasse purement idéologique du libéralisme en général et de l’euro en particulier.

Le résultat pour le PIB réel du quatrième trimestre de 2012 fut faible, la deuxième estimation d’Eurostat indiquant une contraction de 0,6 % d’un trimestre sur l’autre. Ce déclin est largement du à une baisse de la demande domestique mais reflète aussi une chute des exportations. Les données récentes et les indicateurs confirment que la faiblesse économique s’est étendu jusqu’au début de l’année. […] le rythme sous-jacent de croissance de M3 s’est modéré à 3,1 % en février, contre 3,5 % en janvier. Le taux annuel de croissance de l’agrégat monétaire restreint, M1, s’est accru à 7,0 % en février, depuis 6,6 % en janvier. Au même moment, les dépôts des IMF (Institutions Monétaires et Financières) de nombre de pays sous tension s’est encore renforcé en février. […] Le taux annuel de croissance des prêts (ajusté par rapport aux ventes de prêts et à la titrisation) aux entreprises non-financières et aux ménages demeurent largement inchangés en février, à -1,4 % et 0,4 % respectivement. […] Notre politique monétaire demeurera accommodante — n’oubliez pas que l’EONIA, le taux d’intérêt à très court-terme, se tient à environ 7 points de base, ou à 6 points de base maintenant [NdT : c’est-à-dire 0,06 %], ce qui est presque zéro.

Le constat est donc clair : En bas, l’économie s’enfonce lentement dans la récession, et la haute finance en haut décélère. Une réaction est nécessaire. Draghi commence tout de suite à doucher les enthousiasmes.

Un autre point est qu’on doit toujours être conscient de ce que la BCE peut faire et ne peut pas faire. Nous ne pouvons pas remplacer le capital manquant dans le système bancaire. C’est très clair. Nous ne pouvons pas compenser le manque d’action des gouvernements — par exemple, dans certains pays la plus puissante mesure de stimulation que le gouvernement puisse entreprendre est de payer ses arriérés, ce qui dans certains cas totalisent plusieurs points de pourcentage. La BCE ne peut pas remplacer les gouvernements sur ce front […]

Sur l’autre point concernant le peu d’entrain à soutenir l’économie, laissez-moi mentionner ce qui a été, à notre sens, le plus puissant instrument de politique monétaire jusqu’à ce jour : les OMT [NdT : Outright Monetary Transactions, achats de dettes souveraines sur le marché secondaire]. Avec les OMT, les taux d’intérêts sur une obligation à dix ans est descendue de 7,39 % à 4,87 % aujourd’hui pour l’Espagne, et de 6,45 % à 4,52 % pour l’Italie, et en Allemagne, les taux d’intérêts sur le Bund à dix ans sont réellement montés de 1,25 % à 1,46 % avant que l’incertitude actuelle ne les abaisse à nouveau. Ainsi, l’impact monétaire des OMT a été très puissant, non seulement sur les obligations souveraines mais aussi sur les écarts d’intérêts sur les obligations d’entreprises. Avant les OMT, les écarts sur les obligations d’entreprises en euro notées BBB étaient de 216 points de base pour les entreprises non-financières et ils sont maintenant de 140 points de base. Pour les compagnies financières, ils étaient de 637 points de base avant les OMT et sont maintenant de 250 points de base. Les prix des actions montèrent de 20-30 % en moyenne . La volatilité s’est diminué d’environ 30 %. Et les autres nouvelles encourageantes des marchés financiers sont que la base des dépôts continue de se renforcer également dans les pays sous tension. L’autre chose qui indique une réduction de la fragmentation est que la dispersion du taux de croissance des dépôts — la dispersion entre les pays ou déviation standard — diminue et est en vérité moitié moindre qu’avant les OMT. Vous pouvez donc voir que tout cela a certainement donné beaucoup de soutien à l’économie de la zone euro.

L’expérimentation est donc claire. L’économie ne parvient plus à s’endetter, elle a besoin d’épargner par le déficit public, en particulier le déficit public déjà promis mais toujours pas versé, et calmer l’austérité et en particulier son instigateur psychologique — le marché de la dette souveraine — est la solution au problème. Nous pourrions donc nous attendre à ce que la BCE s’arrange pour que les banques financent facilement les États, voire à ce que les États soient financés directement par l’eurosystème. Il n’en est rien :

Aussi je pense que nous continuerons à réfléchir à ces problèmes avec une perspective à 360 dégrés. Nous continuerons à étudier les diverses possibilités d’agir, mais vous devez toujours garder à l’esprit que tant notre arrangement institutionnel que notre expérience des autres pays nous dit que nous avons à penser longuement avant de venir avec quelque chose que soit utile, faisable, et cohérent avec notre mandat. […] nous voyions positivement toute mesure coupant les liens entre les souverains et les banques

Mario Draghi nous répète qu’il veut envisager toutes les solutions. Il est évident que le problème de l’euro est la perspective de défaut qu’il fait peser sur les États, l’arrogance que s’arrogent les banques de pouvoir potentiellement le mettre en faillite. Mais au moment de resserrer les liens distendus entre banques et États et de rendre le financement de l’État plus automatique, il choisit exactement le contraire, c’est-à-dire de couper les ponts entre les États et les banques, après avoir obligé les États à se financer en passant par l’intermédiaire des banques (interdiction du financement direct par les banques centrales, pourtant organes des États). Belle ouverture d’esprit à 360 degrés, en effet. Rappelons que cette contrainte interdisant à l’État le financement direct par la devise qu’il crée est manifestement aussi absurde que l’or du temps de l’étalon-or : La « sécurité » consiste en un danger qu’on se crée de toutes pièces, et une fois que l’État bute quelque peu sur cette contrainte, l’économie est déstabilisée ni plus ni moins longtemps qu’on ne s’en est pas débarrassé… Comparé aux Américains, aux Britanniques, au Japonais, et à environ tous les pays du monde, notre situation a au contraire l’air nettement moins sécurisée, si on prend comme référence les défauts de paiements des États ou la sécurité des dépôts. Le plan de l’euro a dû être pensé à 360 degrés lui aussi.

Les échecs s’amoncelant, plus personne n’est dupe, et la discussion de sourd finit par ressembler à un théâtre d’ombres :

Question : Retournons à la situation économique pour un moment, il semble que la reprise est reportée encore et toujours. on dit aux gens que la situation va s’améliorer mais elle ne fait qu’empirer. Ma question serait : il y a-t-il quelque chose de faux, probablement, dans votre modélisation de la situation économique. Sous-estimons nous les multiplicatuers fiscaux ou les autres facteurs qui sont probablement devenus mauvais. […]

Question : C’était seulement pour savoir si votre indication d’un retour à des outils plus conventionnels indiquait que vous êtes à court d’options effectives sur les fronts alternatifs, à un moment où la perspective macroéconomique se détériore ?

Draghi : Ce n’est pas ce que j’ai dit. Nous songeons à des mesures tant standards que non-standards sous tous les angles.

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Ne pas financer pour éviter de ne pas financer

J’avais fini par me ranger du côté des sceptiques de l’euro parce que je pensais que si l’euro-système était extrêmement proche d’un système fédéral comme celui des États-Unis, d’un point de vue néochartaliste, le chantage à l’austérité était trop institué dans ses règles pour que l’euro soit viable. Pas après pas, c’est bien ce défaut purement libéral qui est ciselé toujours plus précisément par le cours des événement, et qui aura, à lui seul, la peau de l’euro.
La BCE avait autorisé la banque centrale grecque à monétiser la dette publique grecque, c’est-à-dire à pratiquer le B-A-BA du banquier central. Mario Draghi passe maintenant à la vitesse supérieure : la BCE a décidé de racheter de manière illimitée la dette publique des pays sous tutelle de la troïka (FMI, BCE, Union Européenne). C’est-à-dire qu’elle concède à ces Trésors nationaux la possibilité d’émettre (et non de prêter) des euros, puisque leur dettes sont échangeables à volonté contre les dits euros (on ne pourra donc jamais être à court d’euro pour payer ces dettes). On pourrait donc laisser les stabilisateurs automatiques faire leur travail.

Sauf que la BCE le décide trop tard : au moment où elle garantit de pouvoir le faire, il est requis de passer par les fourches caudines de l’austérité version FMI-BCE-UE, parmi ce qui se fait de pire, à l’aune de l’histoire humaine. Autrement dit, plutôt que de reconnaître qu’il faut financer l’économie, tant sa croissance que sa reprise, et sous prétexte d’éviter de la financer (ça pourrait gêner l’hégémonie des puissants du secteur privé), on empêche techniquement son financement par les règles de fonctionnement de l’euro et la froide hostilité de ses pays membres ente eux, lorsqu’ils avaient la volonté de financer malgré tout leurs économies, puis on se décide enfin à permettre le financement de ces économies lorsque qu’on s’est assuré qu’ils en ont perdu la volonté. On ne saurait mieux dire à quel point nos élites européennes ne sont « nôtres » que dans la mesure où elles peuvent nous posséder, et non nous aider, via un vrai servage pour dette.
L’absurdité de l’austérité en période de crise (en période prospère, la chose l’est tout autant, mais de manière moins visible) est que cette « stratégie » consiste à ne pas financer l’économie pour éviter de ne pas la financer suite à un défaut de paiement, la BCE attendant que le pays soit fermement dans ses griffes pour effectuer son travail de banque centrale.
Demain, un article indispensable montrera que l’euro est loin d’être un échec à tous les points de vue : pour les élites européenne, la stratégie du choc fait partie intégrante des cartes en main.

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Une intox à jet continu 2/2

Dans le précédent billet, je montrais comment on pouvait, tout en respectant un affichage fort économiquement correct de régulation par le marché, s’assurer que la comédie n’échappe pas à leurs scénaristes, en l’occurrence le « financement » de l’État fédéral allemand par des enchères ouvertes de la dette souveraine allemande sur un marché « libre ».

Toutefois, cela permet de jouer sur les taux et de déguiser le financement de l’État par la banque centrale, mais n’assure pas que ladite banque centrale ait un comportement néochartaliste, c’est-à-dire finance l’économie et fixe les taux quoi qu’il advienne. Lorsque j’ai cherché à savoir ce qui se passe en zone euro exactement, j’ai pu constater un certain nombres de complications par rapport au cas standard néochartaliste.

Petit rappel du cas standard

Dans ce cas figure de nombreux pays tels les États-Unis, ils ont pour caractéristiques de fonctionner avec une monnaie qu’ils émettent souverainement, c’est-à-dire sans la promettre contre une quantité fixe d’autre chose (or, monnaie étrangère, etc.) et dont ils disposent du monopole d’émission, à leur guise. Ces pays ont une banque centrale qui détermine les taux en noyant le marché interbancaire avec la quantité nécessaire de monnaie banque centrale (synonyme de monnaie souveraine), lorsque les taux montent au-dessus de l’objectif (appelé taux directeur), et en noyant ce marché interbancaire de titre à acheter si les taux descendent en-dessous de l’objectif. C’est ce que fait la Réserve Fédérale aux États-Unis depuis de nombreuses années, tant pour le taux de référence interbancaire (LIBOR) que pour les taux des bons du trésor de base (maturité jusqu’à un an). Tous les taux commencent par se fixer par rapport à ce taux directeur, et d’autant plus complètement qu’ils sont proches du marché où opère la Réserve Fédérale ; ils ne dévient de ce taux qu’en fonction de considérations secondaires (préférences diverses, risques de défaut si l’acteur économique est commercialement faible).

Spécificités de la zone euro

Or, la zone euro n’est pas tout à fait dans ce cas là. Il n’y a pas un Trésor public mais 17, un par membre de la zone euro. Autre chose, en creusant sur le site de la BCE, sur ceux des banques centrales nationales et ceux des Trésors publics nationaux, j’ai achoppé sur plusieurs difficultés. La première, c’est que l’équivalent du taux américain à 3 mois (celui que j’avais choisi et qui était quasiment identique aux taux directeurs) est une moyenne des divers taux pratiqué à travers la zone euro, pondérés par la taille respective de ces marchés de dettes (il est évident que le taux des bons à 3 mois allemands brassent plus de monnaie que ceux de Malte). Calcul très fatigant étant donné que les séries statistiques sont éclatées à travers les 17 sites internet des Trésor nationaux, pas toujours complètement traduit en français ou en anglais (les deux langues que je maîtrise). On sait toutefois que les taux allemands sont négatifs pour une maturité inférieure à 1 an, donc, sans savoir le détail de tous les taux, et sachant que les taux français sont à 0,073 % à 3 mois et 0,175 % à 1 an en mai 2012 aussi, on peut donc conclure que les deux plus grosses économies de la zone euro, aidées par quelques autres plus petites dans la même situation donnent de quoi ramener la moyenne des taux tirée vers le haut par les pays de la « zone des tempêtes » près de 1 %, le taux directeur de la BCE depuis décembre 20111.

Si on regarde l’EURIBOR (le LIBOR, c’est-à-dire le taux interbancaire, de la zone euro), voici ce qu’on observe :

Source : Banque de France

Là comme pour le LIBOR américain, on voit clairement que c’est la Banque Centrale Européenne qui détermine pour l’essentiel les taux EURIBOR, et non, comme le disent beaucoup de commentateurs (et même la Commission européenne) avant tout la « rareté du crédit » en fonction de la fragilité du secteur bancaire. Non seulement les taux chutent avec le taux directeur (jaune sable), mais pire encore, lorsque la crise est trop intense, du troisième trimestre 2008 au second trimestre 2009 inclus alors que la zone euro perd 4,43 % de PIB, les taux s’étalent et passent très en dessous du taux directeur pour les maturités 1 mois et 3 mois (même à 6 mois, plus modestement). Autrement dit, en cas de crise, les banques sont tellement effrayées par l’insolvabilité éventuelle de l’économie réelle, qu’elles préfèrent encore se prêter à très court-terme entre « trop-grosses-pour faire-faillite » en deçà du taux directeur, plutôt que de sous-enchérir sur d’autres marchés trop risqués. Remarquons également, qu’en 2012, nous retrouvons une situation similaire, contrairement à tout « retour de la confiance » que la même Commission européenne et tant d’autres instances dirigeantes assénaient comme le résultat inéluctable de l’indispensable austérité budgétaire…

Alors ? Si l’Espagne et le reste de la zone euro sont si bien encadrés, pourquoi les taux divergent-ils de plus en plus, les pays du sud voyant les leurs monter, et ceux du nord baisser ?

L’écart entre les taux (zone grise claire) des différentes économies nationales s’est réduit avec la volonté d’union politique affichée, et s’est éclaté à la première crise significative venue.

Boucler les comptes

C’est que le « pacte social monétaire » qu’est l’euro (toute institutionnalisation d’une monnaie procède d’un pacte social) est particulièrement peu clair. Attention aux innombrables méandres, suivez le guide.

Gravés dans les textes de loi (article 123 du traité de Lisbonne), réside l’interdiction pour les banques centrales de la zone euro de prêter directement aux États, alors que ces derniers s’obligent à emprunter pour recouvrer leur droit de dépenser. Classique. Petit développement, on prend son inspiration :

Donc, comme d’habitude, il suffirait que

  1. la banque centrale transfère sur le marché secondaire l’argent nécessaire aux banques commerciales, par exemple en leur achetant des bons du Trésor,
  2. que ces banques l’utilisent pour acheter les bons nouvellement émis par le Trésor,
  3. que ce Trésor l’utilise ensuite pour diverses dépenses en l’injectant chez ces mêmes banques,
  4. qui se retrouvent toutes avec un surcroît d’argent dont elles ne savent que faire et qui abaissent les taux à force de sous-enchérir,
  5. d’où l’intervention, inverse cette fois, de la banque centrale, pour racheter ces bons du Trésor récemment vendus pour la première fois.

Si le solde net de toutes ces opérations est une création de monnaie souveraine (monnaie banque centrale non-empruntée à ladite banque centrale) par dépense nette du Trésor ou destruction de cette monnaie par recette nette de ce Trésor, ce circuit alambiqué est rendu légalement nécessaire pour que l’État s’autorise à dépenser, et, s’il venait à dysfonctionner, l’État pourrait se mettre ainsi volontairement en défaut. C’était presque le cas des États-Unis lors du psychodrame au Congrès pour relever le plafond légal de la dette américaine : aucune contrainte comptable intrinsèque, mais un imbroglio socio-psychologico-juridico-politique pouvant potentiellement l’empêcher de fonctionner.

Or, de tels imbroglios existent pour l’euro, mais ils ne sont pas des psychodrames, ils se résument en une question essentielle, véritable tabou de la construction européenne, et qui est pourtant incontournable : Les divers peuples de ces nations veulent-ils ou non se fondre dans une fédération européenne ?

Dans la vie comptable de l’eurosystème, cette question infeste le cours normal des opérations financières, et pousse la zone euro à se décider, à clarifier ce qu’elle est exactement donc comment elle fonctionnera à l’avenir. Lorsque des financiers achètent des bons du Trésor fédéral allemand à 3 mois plus cher qu’ils ne rapportent, cela signifie très vraisemblablement qu’ils anticipent un éclatement de l’euro et que la nouvelle monnaie dans laquelle seront libellés les bons allemands vaudra nettement plus que le cours actuel de l’euro. Et l’inverse pour la Grèce ou l’Espagne.

Pourquoi craint-on une scission de l’euro ?

Normalement, dans une fédération fonctionnelle comme les États-Unis, l’ensemble des États fédérés se croient suffisamment une destinée commune pour transférer des fonds depuis les États les plus financièrement prospères vers ceux les plus en difficulté. Ces transferts, appelés péréquation, accompagnés d’autres formes de mise en commun, comme l’engagement dans l’armée commune, font que le peuple accepte les déséquilibres parce qu’il est suffisamment convaincu qu’il est partout chez lui et qu’il partage tant les victoires que les déboires, que ce qui est donné d’une main est rendu à l’ensemble par d’autres chemins. Autrement dit, il y a coopération plus que compétition, même les zones les plus dominantes y voient leur périphérie comme leur arrière-pays, leur arrière-cuisine et leur profondeur stratégique. Or, l’Union Européenne et tout particulièrement l’euro se déclarent et se vivent fondés sur les principes libéraux de compétition individualiste. Tout ce à quoi on s’oblige mutuellement est contenu dans le contrat. C’est tout.

Il s’ensuit que les comptes entre les divers pays sont soldés par des prêts, par les banques commerciales du nord à des emprunteurs du sud, mais aussi par les banques centrales nationales du nord à destination de celles du sud. Théoriquement, cette solution pourrait fonctionner indéfiniment : une partie des comptes devient complètement interne et Ponzi, et sert à masquer que le prêt originel est un transfert définitif. Sauf que psychologiquement, il est tout de même espéré qu’un jour, ces prêts soient intégralement remboursés. C’est pour ça qu’existent d’un côté les prêts, de l’autre les dons ou transferts simples. Or, à mesure que ce petit Ponzi interne se poursuit, il n’est plus possible de se cacher psychologiquement la réalité de l’union. D’où les fureurs allemandes, elle veut des déficits zéro, essaie d’obtenir de l’or contre ses « prêts », menace la Grèce d’expulsion de la zone euro, etc. Il était prévu que la libre concurrence corrige tout déséquilibre, qu’aucune crise ne survienne parce que le risque serait de toute façon trop bien anticipé par le marché pour qu’il puisse prendre des proportions systémiques. Le divin équilibre du Marché.

Patatras.

Le marché est perclus de déséquilibres qu’il ne peut résoudre tout seul, l’équilibre de marché est une construction sociale artificielle consistant à remettre régulièrement les compteurs à zéro comme on recalibre une balance. Mais ça, ça signifie au minimum que les Allemands se contenteraient de dépecer vivantes les industries des pays concurrents en subventionnant leurs consommations, plutôt qu’en prenant en plus la valeur financière immédiate de ces transferts. Pour l’instant c’est un tonitruant nein. Mais d’« interventions exceptionnelles » de la BCE (plus ou moins camouflées) en FESF, de FESF en MES, de MES en énième plan de sauvetage coordonné avec banques associés, etc. pour finalement solder les comptes, car il faut bien y venir, les comptes sont soldés, et les sommes pour l’essentiel transférées. C’est un scénario très similaire à celui d’Un suspens insoutenable, où on essaie aussi de remplacer la pure dépense publique par du crédit privé à rembourser rubis sur l’ongle, tout aussi en vain et en risquant la catastrophe pour cela. Toutefois, l’aspect incertain de l’arrangement institutionnel de l’euro rend les plans d’austérité beaucoup plus automatiques : le chantage pour solder les comptes est très efficace et très récurrent si on regarde l’expérience historique, quoiqu’il semble y avoir un récent infléchissement.

Alors, qui paiera, le sud ou le nord ?

Je crois que, vu l’équilibre des rapports de force (Le nord continue à dicter sa règle que le sud continue à bafouer. Aucun pays ne satisfait aux « indispensables » critères de Maastricht en zone euro), tout dépendra de la pensée présidant à la sortie du cadre actuel de l’euro.

Si c’est le libéralisme, alors ce sera typique :

Baisse de revenu et pertes d’emploi ne peuvent donc être qualifiées de situations injustes : « Qu’il soit possible que par une seule transaction juste l’un gagne beaucoup, et qu’un autre perde tout dans une seule transaction également juste, cela ne prouve aucunement que ces transactions n’ont pas été justes ».

von Hayek Friedrich August in Dostaler Gilles, Le libéralisme de Hayek, La Découverte, Paris, 2001, 121 p., p. 104

Dans ce cadre libéral, on comprend d’autant mieux ses erreurs qu’elles nous enfoncent à jamais. On doit ensuite admirer les vainqueurs non comme un sportif de haut niveau instillant une saine émulation, mais selon la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave nous devrions nous extasier : « Comme ils sont forts ! On a tout perdu à leur profit. »

Dans d’autres cadres, comme celui du néochartalisme, si on a perdu une occasion, il s’agit de s’améliorer jusqu’à réussir la prochaine. De même pour le protectionnisme, où on veut bien que le meilleur gagne mais qu’on reste uni et que la communauté ne perde pas ses capacités en faveur de l’étranger, mais uniquement en faveur d’un concitoyen plus performant.

D’un côté la lutte de tous contre tous, où perdre un implacable monopole du pouvoir commercial c’est tout perdre, de l’autre, un havre d’équilibre où chacun peut faire de son mieux et contribuer à la richesse commune. Que les « gagnants » libéraux se méfient, gagner contre relativement plus faible que soi est comme la poule aux œuf d’or de la fable : si on l’éventre, au lieu d’un monceau d’or on nr trouve rien que de très banal, et ce n’est pas le « perdant » réduit à misère qui pondra chaque jour un œuf d’or. Toute les puissances industrielles sont nées grâce au protectionnisme, et je n’en connais pas qui ne se soient perdues sans passer au libre-échange. Quant au néochartalisme, faut-il préciser que les sociétés décemment solidaires sont beaucoup plus prospères que les sociétés esclavagistes ? Non, les « perdants » ne reçoivent pas toujours trop ou les gagnants jamais assez.

Conclusion

Les banquiers sont experts pour fabriquer des montages financiers auxquels nous sommes prêts à donner notre argent, et eux à le récupérer ainsi ; ils intoxiquent si efficacement ceux qu’ils veulent plumer qu’ils finissent par s’intoxiquer eux-mêmes, comme avec les subprimes. L’euro, pointe avancée et révélatrice d’une finance qui s’est taillé une construction européenne à sa mesure, distille si bien son intox à tous ses membres que plus personnes ne sait exactement ce à quoi il s’était engagé. C’est cette ambiguïté beaucoup plus prononcée que de coutume qui empêche la zone euro d’avoir un fonctionnement suffisamment proche du néochartalisme pour bénéficier de ses vertus.


Note :

1 Ici, on observe le taux moyen des bons des Trésors de la zone euro, ainsi que de grosses entreprises, financières ou non.

On voit que les maturités jusqu’à deux ans collent à peu près à 0 %, donc les États du nord ne sont pas seuls à tirer vers le bas les taux. Mais, le marché interbancaire étant noyé sous les liquidités des LTRO entre autres, il est très raisonnable d’estimer que le moyenne pondérée des bons des Trésors de la zone euro se situe autour, ou même en deçà du 1 % décidé par la BCE.

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Panique à la BCE

La BCE à commencer par son président, est une institution officielle qui affiche en toutes circonstances un visage rassurant de maîtrise des difficultés. C’est son rôle, de maîtriser les difficultés, et c’est donc presque son rôle d’afficher une olympienne sérénité. En toutes circonstances, surtout les pires, comme actuellement. Mais en privé, ils sont beaucoup plus diserts et beaucoup plus francs !

Officiellement, les États sont coupables de déficits publics excessifs, et c’est cela, et uniquement cela qui met la zone euro dans de tels affres. Aussi vite que les peuples auront leur système social rationné, ils retrouveront la compétitivité pour faire la croissance qui financera les surplus budgétaires tant désirés, c’est la thèse officielle, Keynes est mort, les plans de relance sont une utopie qu’on se le dise ! La Grèce ne devrait plus tarder à en donner la confirmation, à moins qu’elle soit congénitalement incompatible avec les universelles lois du marché. Officieusement, le charismatique député européen Daniel Cohn-Bendit nous rapporte quelques unes de leurs confessions :

D. C.-B. : Un des grands problèmes de la sphère financière aujourd’hui — et tout le monde ! Tous les banquiers vous le disent. Moi j’ai été à la Banque Centrale Européenne, je suis à Francfort, c’est à même pas un kilomètre de mon appartement. Hein, je les vois. Eh bien quand on discute avec eux, ils disent : « Si on n’arrive pas à débloquer un plan de relance, eh bien la spéculation va repartir parce qu’on ne sera pas crédible !

Henri Guaino : Oui.

D. C.-B. : L’austérité n’est pas crédible !

H. G. : Oui, oui, mais vous prêchez un convaincu, et vous le savez très bien, Daniel.

D. C.-B. : Eh bien alors !

Comme je l’écrivais lorsque je démontais la rilance de Christine Lagarde, les politiques sont perdus (et les banquiers centraux sont les plus politiques des financiers) : ils ont érigé le dogme de l’équilibre budgétaire et la sacralisation de la monnaie bancaire par idéologie libérale, envers et contre toute recherche rigoureuse des faits, et ils ont l’impératif du déficit public, de la relance, au nom du principe de réalité. Entre les deux, ils restent tétanisés tel l’âne de Buridan. Le choix se fera, fût-ce par effondrement de la zone euro, et il se fera en faveur d’émission de la monnaie par l’émetteur de la monanie, mais on peut beaucoup souffrir encore avant de l’admettre, à la grecque. Suspens hitchcockien.

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