Dans le précédent billet, je montrais comment on pouvait, tout en respectant un affichage fort économiquement correct de régulation par le marché, s’assurer que la comédie n’échappe pas à leurs scénaristes, en l’occurrence le « financement » de l’État fédéral allemand par des enchères ouvertes de la dette souveraine allemande sur un marché « libre ».
Toutefois, cela permet de jouer sur les taux et de déguiser le financement de l’État par la banque centrale, mais n’assure pas que ladite banque centrale ait un comportement néochartaliste, c’est-à-dire finance l’économie et fixe les taux quoi qu’il advienne. Lorsque j’ai cherché à savoir ce qui se passe en zone euro exactement, j’ai pu constater un certain nombres de complications par rapport au cas standard néochartaliste.
Petit rappel du cas standard
Dans ce cas figure de nombreux pays tels les États-Unis, ils ont pour caractéristiques de fonctionner avec une monnaie qu’ils émettent souverainement, c’est-à-dire sans la promettre contre une quantité fixe d’autre chose (or, monnaie étrangère, etc.) et dont ils disposent du monopole d’émission, à leur guise. Ces pays ont une banque centrale qui détermine les taux en noyant le marché interbancaire avec la quantité nécessaire de monnaie banque centrale (synonyme de monnaie souveraine), lorsque les taux montent au-dessus de l’objectif (appelé taux directeur), et en noyant ce marché interbancaire de titre à acheter si les taux descendent en-dessous de l’objectif. C’est ce que fait la Réserve Fédérale aux États-Unis depuis de nombreuses années, tant pour le taux de référence interbancaire (LIBOR) que pour les taux des bons du trésor de base (maturité jusqu’à un an). Tous les taux commencent par se fixer par rapport à ce taux directeur, et d’autant plus complètement qu’ils sont proches du marché où opère la Réserve Fédérale ; ils ne dévient de ce taux qu’en fonction de considérations secondaires (préférences diverses, risques de défaut si l’acteur économique est commercialement faible).
Spécificités de la zone euro
Or, la zone euro n’est pas tout à fait dans ce cas là. Il n’y a pas un Trésor public mais 17, un par membre de la zone euro. Autre chose, en creusant sur le site de la BCE, sur ceux des banques centrales nationales et ceux des Trésors publics nationaux, j’ai achoppé sur plusieurs difficultés. La première, c’est que l’équivalent du taux américain à 3 mois (celui que j’avais choisi et qui était quasiment identique aux taux directeurs) est une moyenne des divers taux pratiqué à travers la zone euro, pondérés par la taille respective de ces marchés de dettes (il est évident que le taux des bons à 3 mois allemands brassent plus de monnaie que ceux de Malte). Calcul très fatigant étant donné que les séries statistiques sont éclatées à travers les 17 sites internet des Trésor nationaux, pas toujours complètement traduit en français ou en anglais (les deux langues que je maîtrise). On sait toutefois que les taux allemands sont négatifs pour une maturité inférieure à 1 an, donc, sans savoir le détail de tous les taux, et sachant que les taux français sont à 0,073 % à 3 mois et 0,175 % à 1 an en mai 2012 aussi, on peut donc conclure que les deux plus grosses économies de la zone euro, aidées par quelques autres plus petites dans la même situation donnent de quoi ramener la moyenne des taux tirée vers le haut par les pays de la « zone des tempêtes » près de 1 %, le taux directeur de la BCE depuis décembre 20111.
Si on regarde l’EURIBOR (le LIBOR, c’est-à-dire le taux interbancaire, de la zone euro), voici ce qu’on observe :
Source : Banque de France
Là comme pour le LIBOR américain, on voit clairement que c’est la Banque Centrale Européenne qui détermine pour l’essentiel les taux EURIBOR, et non, comme le disent beaucoup de commentateurs (et même la Commission européenne) avant tout la « rareté du crédit » en fonction de la fragilité du secteur bancaire. Non seulement les taux chutent avec le taux directeur (jaune sable), mais pire encore, lorsque la crise est trop intense, du troisième trimestre 2008 au second trimestre 2009 inclus alors que la zone euro perd 4,43 % de PIB, les taux s’étalent et passent très en dessous du taux directeur pour les maturités 1 mois et 3 mois (même à 6 mois, plus modestement). Autrement dit, en cas de crise, les banques sont tellement effrayées par l’insolvabilité éventuelle de l’économie réelle, qu’elles préfèrent encore se prêter à très court-terme entre « trop-grosses-pour faire-faillite » en deçà du taux directeur, plutôt que de sous-enchérir sur d’autres marchés trop risqués. Remarquons également, qu’en 2012, nous retrouvons une situation similaire, contrairement à tout « retour de la confiance » que la même Commission européenne et tant d’autres instances dirigeantes assénaient comme le résultat inéluctable de l’indispensable austérité budgétaire…
Alors ? Si l’Espagne et le reste de la zone euro sont si bien encadrés, pourquoi les taux divergent-ils de plus en plus, les pays du sud voyant les leurs monter, et ceux du nord baisser ?
L’écart entre les taux (zone grise claire) des différentes économies nationales s’est réduit avec la volonté d’union politique affichée, et s’est éclaté à la première crise significative venue.
Boucler les comptes
C’est que le « pacte social monétaire » qu’est l’euro (toute institutionnalisation d’une monnaie procède d’un pacte social) est particulièrement peu clair. Attention aux innombrables méandres, suivez le guide.
Gravés dans les textes de loi (article 123 du traité de Lisbonne), réside l’interdiction pour les banques centrales de la zone euro de prêter directement aux États, alors que ces derniers s’obligent à emprunter pour recouvrer leur droit de dépenser. Classique. Petit développement, on prend son inspiration :
Donc, comme d’habitude, il suffirait que
- la banque centrale transfère sur le marché secondaire l’argent nécessaire aux banques commerciales, par exemple en leur achetant des bons du Trésor,
- que ces banques l’utilisent pour acheter les bons nouvellement émis par le Trésor,
- que ce Trésor l’utilise ensuite pour diverses dépenses en l’injectant chez ces mêmes banques,
- qui se retrouvent toutes avec un surcroît d’argent dont elles ne savent que faire et qui abaissent les taux à force de sous-enchérir,
- d’où l’intervention, inverse cette fois, de la banque centrale, pour racheter ces bons du Trésor récemment vendus pour la première fois.
Si le solde net de toutes ces opérations est une création de monnaie souveraine (monnaie banque centrale non-empruntée à ladite banque centrale) par dépense nette du Trésor ou destruction de cette monnaie par recette nette de ce Trésor, ce circuit alambiqué est rendu légalement nécessaire pour que l’État s’autorise à dépenser, et, s’il venait à dysfonctionner, l’État pourrait se mettre ainsi volontairement en défaut. C’était presque le cas des États-Unis lors du psychodrame au Congrès pour relever le plafond légal de la dette américaine : aucune contrainte comptable intrinsèque, mais un imbroglio socio-psychologico-juridico-politique pouvant potentiellement l’empêcher de fonctionner.
Or, de tels imbroglios existent pour l’euro, mais ils ne sont pas des psychodrames, ils se résument en une question essentielle, véritable tabou de la construction européenne, et qui est pourtant incontournable : Les divers peuples de ces nations veulent-ils ou non se fondre dans une fédération européenne ?
Dans la vie comptable de l’eurosystème, cette question infeste le cours normal des opérations financières, et pousse la zone euro à se décider, à clarifier ce qu’elle est exactement donc comment elle fonctionnera à l’avenir. Lorsque des financiers achètent des bons du Trésor fédéral allemand à 3 mois plus cher qu’ils ne rapportent, cela signifie très vraisemblablement qu’ils anticipent un éclatement de l’euro et que la nouvelle monnaie dans laquelle seront libellés les bons allemands vaudra nettement plus que le cours actuel de l’euro. Et l’inverse pour la Grèce ou l’Espagne.
Pourquoi craint-on une scission de l’euro ?
Normalement, dans une fédération fonctionnelle comme les États-Unis, l’ensemble des États fédérés se croient suffisamment une destinée commune pour transférer des fonds depuis les États les plus financièrement prospères vers ceux les plus en difficulté. Ces transferts, appelés péréquation, accompagnés d’autres formes de mise en commun, comme l’engagement dans l’armée commune, font que le peuple accepte les déséquilibres parce qu’il est suffisamment convaincu qu’il est partout chez lui et qu’il partage tant les victoires que les déboires, que ce qui est donné d’une main est rendu à l’ensemble par d’autres chemins. Autrement dit, il y a coopération plus que compétition, même les zones les plus dominantes y voient leur périphérie comme leur arrière-pays, leur arrière-cuisine et leur profondeur stratégique. Or, l’Union Européenne et tout particulièrement l’euro se déclarent et se vivent fondés sur les principes libéraux de compétition individualiste. Tout ce à quoi on s’oblige mutuellement est contenu dans le contrat. C’est tout.
Il s’ensuit que les comptes entre les divers pays sont soldés par des prêts, par les banques commerciales du nord à des emprunteurs du sud, mais aussi par les banques centrales nationales du nord à destination de celles du sud. Théoriquement, cette solution pourrait fonctionner indéfiniment : une partie des comptes devient complètement interne et Ponzi, et sert à masquer que le prêt originel est un transfert définitif. Sauf que psychologiquement, il est tout de même espéré qu’un jour, ces prêts soient intégralement remboursés. C’est pour ça qu’existent d’un côté les prêts, de l’autre les dons ou transferts simples. Or, à mesure que ce petit Ponzi interne se poursuit, il n’est plus possible de se cacher psychologiquement la réalité de l’union. D’où les fureurs allemandes, elle veut des déficits zéro, essaie d’obtenir de l’or contre ses « prêts », menace la Grèce d’expulsion de la zone euro, etc. Il était prévu que la libre concurrence corrige tout déséquilibre, qu’aucune crise ne survienne parce que le risque serait de toute façon trop bien anticipé par le marché pour qu’il puisse prendre des proportions systémiques. Le divin équilibre du Marché.
Patatras.
Le marché est perclus de déséquilibres qu’il ne peut résoudre tout seul, l’équilibre de marché est une construction sociale artificielle consistant à remettre régulièrement les compteurs à zéro comme on recalibre une balance. Mais ça, ça signifie au minimum que les Allemands se contenteraient de dépecer vivantes les industries des pays concurrents en subventionnant leurs consommations, plutôt qu’en prenant en plus la valeur financière immédiate de ces transferts. Pour l’instant c’est un tonitruant nein. Mais d’« interventions exceptionnelles » de la BCE (plus ou moins camouflées) en FESF, de FESF en MES, de MES en énième plan de sauvetage coordonné avec banques associés, etc. pour finalement solder les comptes, car il faut bien y venir, les comptes sont soldés, et les sommes pour l’essentiel transférées. C’est un scénario très similaire à celui d’Un suspens insoutenable, où on essaie aussi de remplacer la pure dépense publique par du crédit privé à rembourser rubis sur l’ongle, tout aussi en vain et en risquant la catastrophe pour cela. Toutefois, l’aspect incertain de l’arrangement institutionnel de l’euro rend les plans d’austérité beaucoup plus automatiques : le chantage pour solder les comptes est très efficace et très récurrent si on regarde l’expérience historique, quoiqu’il semble y avoir un récent infléchissement.
Alors, qui paiera, le sud ou le nord ?
Je crois que, vu l’équilibre des rapports de force (Le nord continue à dicter sa règle que le sud continue à bafouer. Aucun pays ne satisfait aux « indispensables » critères de Maastricht en zone euro), tout dépendra de la pensée présidant à la sortie du cadre actuel de l’euro.
Si c’est le libéralisme, alors ce sera typique :
Baisse de revenu et pertes d’emploi ne peuvent donc être qualifiées de situations injustes : « Qu’il soit possible que par une seule transaction juste l’un gagne beaucoup, et qu’un autre perde tout dans une seule transaction également juste, cela ne prouve aucunement que ces transactions n’ont pas été justes ».
von Hayek Friedrich August in Dostaler Gilles, Le libéralisme de Hayek, La Découverte, Paris, 2001, 121 p., p. 104
Dans ce cadre libéral, on comprend d’autant mieux ses erreurs qu’elles nous enfoncent à jamais. On doit ensuite admirer les vainqueurs non comme un sportif de haut niveau instillant une saine émulation, mais selon la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave nous devrions nous extasier : « Comme ils sont forts ! On a tout perdu à leur profit. »
Dans d’autres cadres, comme celui du néochartalisme, si on a perdu une occasion, il s’agit de s’améliorer jusqu’à réussir la prochaine. De même pour le protectionnisme, où on veut bien que le meilleur gagne mais qu’on reste uni et que la communauté ne perde pas ses capacités en faveur de l’étranger, mais uniquement en faveur d’un concitoyen plus performant.
D’un côté la lutte de tous contre tous, où perdre un implacable monopole du pouvoir commercial c’est tout perdre, de l’autre, un havre d’équilibre où chacun peut faire de son mieux et contribuer à la richesse commune. Que les « gagnants » libéraux se méfient, gagner contre relativement plus faible que soi est comme la poule aux œuf d’or de la fable : si on l’éventre, au lieu d’un monceau d’or on nr trouve rien que de très banal, et ce n’est pas le « perdant » réduit à misère qui pondra chaque jour un œuf d’or. Toute les puissances industrielles sont nées grâce au protectionnisme, et je n’en connais pas qui ne se soient perdues sans passer au libre-échange. Quant au néochartalisme, faut-il préciser que les sociétés décemment solidaires sont beaucoup plus prospères que les sociétés esclavagistes ? Non, les « perdants » ne reçoivent pas toujours trop ou les gagnants jamais assez.
Conclusion
Les banquiers sont experts pour fabriquer des montages financiers auxquels nous sommes prêts à donner notre argent, et eux à le récupérer ainsi ; ils intoxiquent si efficacement ceux qu’ils veulent plumer qu’ils finissent par s’intoxiquer eux-mêmes, comme avec les subprimes. L’euro, pointe avancée et révélatrice d’une finance qui s’est taillé une construction européenne à sa mesure, distille si bien son intox à tous ses membres que plus personnes ne sait exactement ce à quoi il s’était engagé. C’est cette ambiguïté beaucoup plus prononcée que de coutume qui empêche la zone euro d’avoir un fonctionnement suffisamment proche du néochartalisme pour bénéficier de ses vertus.
Note :
1 Ici, on observe le taux moyen des bons des Trésors de la zone euro, ainsi que de grosses entreprises, financières ou non.
On voit que les maturités jusqu’à deux ans collent à peu près à 0 %, donc les États du nord ne sont pas seuls à tirer vers le bas les taux. Mais, le marché interbancaire étant noyé sous les liquidités des LTRO entre autres, il est très raisonnable d’estimer que le moyenne pondérée des bons des Trésors de la zone euro se situe autour, ou même en deçà du 1 % décidé par la BCE.